Regard sur

Ukraine : de la nécessité d’être forts / Mieux armer l’Europe

 

 

Louis Gautier, directeur de la Chaire Grands enjeux stratégique de Paris 1, ancien Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, auteur en 2019 du rapport au président de la République « Défendre notre Europe », dernier ouvrage paru Mondes en guerre, les guerres sans frontière 1945 à nos jours, Passés composés, Paris, 2021.

Quelle qu’en soit l’issue, la guerre en Ukraine a déjà agi comme un révélateur de ce qui menace les Européens et de la nécessité de mieux armer l’Europe.

Persuadés, après la chute du mur de Berlin en 1989, qu’à la condition de laisser faire le temps, l’extension de la démocratie sur le Vieux Continent était inéluctable, les Européens avaient oublié que la démocratie reste dans l’histoire un régime minoritaire, fragile, régulièrement combattu par les Etats autoritaires. L’invasion de l’Ukraine dissipe le brouillard d’une paix établie depuis 30 ans sur quelques faux semblants. Tenue pour hautement improbable, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est ainsi soudain redevenue tangible dans la nuit du 24 février 2022.

Au sortir de la guerre froide, Américains comme Européens n’avaient pas souhaité figer trop tôt les conditions de l’équilibre continental, laissant agir les dynamiques de recomposition à l’œuvre, parfois dans la violence, comme dans les Balkans. Les Européens payent aujourd’hui au prix fort une inaction prolongée par la suite. S’en remettant aux Etats-Unis, ils n’ont pas cherché, quand cela aurait été judicieux et encore possible – entre le conflit du Kossovo en 1999 et l’agression de la Géorgie en 2008 – à construire avec toutes les parties prenantes une architecture continentale de coopération et de sécurité. Il leur semblait aller de soi que la stabilité régionale découlât des élargissements successifs de l’OTAN et de l’UE en dépit des mises en garde que suscitaient ces processus. Ils n’ont pas réagi à la dénonciation par Washington et Moscou de tous les traités de désarmement signés à la fin de la guerre froide. Enfin, ils ont minoré les effets indirects de leurs interventions militaires de plus en plus souvent associées, après 2003, à des objectifs de Regime change et aux intérêts géopolitiques de l’Occident. Ils ont banalisé le recours à la force ouvrant une brèche où d’autres se sont engouffrés, et en premier les Russes en Ossétie, en Crimée, dans le Donbass puis en Syrie. En outre, leur manque de fermeté face aux agressions, provocations et intimidations russes a enhardi Poutine jusqu’à ce point de non-retour qu’est l’invasion de l’Ukraine.

Placer les événements en perspective n’atténue toutefois en rien le caractère injustifiable de la guerre contre l’Ukraine ni n’exonère la Russie de Poutine des comptes qu’elle devra rendre. Ne nous trompons pas sur le sens de l’histoire en train de s’écrire : nos démocraties ont pu, par le passé, se montrer inconséquentes et pusillanimes ; la fuite en avant de Poutine les oblige à contrer dans la durée et avec une grande détermination son bellicisme.
A ce stade, aucun moyen de pression ne permet, hélas, d’infléchir la conduite du président russe. Il est donc probable que Poutine réalise ses buts de guerre, et ce d’autant plus aisément qu’ils ne sont pas totalement explicités. Préparons-nous à ce qu’il recoure à une stratégie de stop and go, d’escalades ponctuelles et de pourrissement localisé du conflit aboutissant probablement à une issue unilatérale du conflit à plus ou moins brève échéance. Sauf à accepter de se voir à nouveau exposés à la politique du fait accompli, nous sommes entrés dans un cycle de fortes tensions avec la Russie.

La tenue dans la durée d’un front uni contre Poutine est un test vital pour l’UE qui doit en outre impérativement renforcer ses compétences et ses capacités en matière de défense et de sécurité. La guerre en Ukraine a déjà fait franchir, d’un bond, une étape historique à la défense européenne, notamment avec l’achat, pour 450 M€, d’armements au profit des forces ukrainiennes. L’annonce par l’Allemagne d’une dotation de 100 Md€ pour son appareil de défense et les programmes en coopération montre aussi un changement complet d’état d’esprit. Le sommet de Versailles des 10 et 11 mars prochains devrait, espérons-le, produire d’autres avancées significatives pour la défense européenne.

L’OTAN bénéficie d’un fort engouement car la guerre contre l’Ukraine met en évidence l’avantage d’en être partie. Cependant, la gestion de cette crise montre aussi que l’Organisation n’est pas aussi « manoeuvrante » que l’Union. Certes, sa force de réaction rapide a été mise en alerte et des renforts ont été massés aux frontières, mais, sauf acte hostile visant un de ses membres, l’OTAN ne peut que rester l’arme au pied. Sa latitude d’action se trouve nécessairement cantonnée dès lors que la question de son extension est le motif allégué du conflit actuel. L’OTAN se concentre sur sa mission historique de défense collective de ses membres, constat déjà patent lors

d’autres situations l’ayant placée hors-jeu pour des raisons politiques. Il est donc indispensable que l’UE, pour affronter des crises pouvant survenir dans son voisinage, par exemple en Méditerranée ou dans les Balkans, dispose de forces de réaction ainsi que des outils de planification et de conduite des opérations militaires. Il faut surmonter en effet l’aporie d’une organisation militaire, l’OTAN, qui pour des raisons politiques ne peut intervenir et d’une organisation politique, l’UE, qui pour des raisons militaires en est empêchée. Quel que soit le cadre d’emploi et les missions, les forces européennes à disposition de l’OTAN et de l’UE sont d’ailleurs les mêmes. La seule chose qui importe est leur cohérence, leurs performances et leur interopérabilité pour contribuer à la défense collective des Européens comme à d’autres missions. Or cette rationalisation n’interviendra que si l’on fait enfin converger les programmations militaires des Etats européens et la consolidation des dispositifs de sécurité au sein de l’UE, en particulier concernant le cyber et les infrastructures critiques.

L’invasion de l’Ukraine a des conséquences immédiates sur la posture militaire des pays européens. Tant que les hostilités ne sont pas terminées, ils se doivent de rester mobilisés pour faire face à tout imprévu. La plus grande circonspection prévaudra à l’avenir quant à l’emploi de la force à l’extérieur dès lors que leurs intérêts de sécurité ou leurs ressortissants ne sont pas directement menacés. La guerre en Ukraine pousse enfin à réexaminer les panoplies militaires européennes. Les leçons dégagées de ce conflit vont naturellement influer sur les choix stratégiques, les concepts d’emploi mais aussi sur la composition des moyens des armées. La mise en alerte des forces nucléaires russes, pour regrettable qu’elle soit, montre qu’au XXIème siècle, la dissuasion joue toujours pour les puissances qui en disposent son rôle d’assignation des limites et des périls de la confrontation. Les Européens ne peuvent pas faire comme si cette question ne les concernait pas.
Qu’il s’agisse de dissuasion nucléaire, des efforts à fournir dans le cyber et l’espace ou des programmes conventionnels futurs. Des arbitrages rapides sont attendus en 2002.  Les Français ont besoin d’une nouvelle revue stratégique et d’une nouvelle loi de programmation militaire, les Européens d’adopter une Boussole stratégique adaptée aux défis présents avec pour ambition commune de mieux armer l’Europe.