La France, l’Allemagne et la défense européenne : un couple locomotive symbolique plus qu’opérationnel ? - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 4 Février

Delphine Deschaux-Dutard 
Enseignante-chercheure au CESICE, Université Grenoble Alpes
 

Face à des menaces multiples, dont la remise en cause du multilatéralisme constitue un symptôme croissant, la France et l’Allemagne se sont fait ces dernières années le chantre de l’autonomie stratégique européenne. Paris et Berlin ont ainsi remis au centre du projet européen leur relation bilatérale, notamment sur le plan militaire. Pour certains commentateurs, Paris et Berlin seraient même les derniers europhiles sur lesquels s’appuyer pour maintenir à flot le projet européeni. Pour autant, si Paris et Berlin multiplient depuis l’été 2016 les initiatives bilatérales en direction d’une autonomie stratégique accrue pour l’Union Européenne, cela ne signifie pas pour autant que les doctrines stratégiques française et allemande convergent en tous points. Loin sans faut, tant leurs cultures stratégiques demeurent divergentesii. De même, l’efficacité opérationnelle de la coopération militaire franco-allemande est régulièrement l’objet de critiques : le seul exemple de l’hélicoptère Tigre produit en commun mais s’appuyant sur plusieurs cahiers des charges différents suffit souvent à alimenter le doute sur cette efficacité, et sa capacité à fournir un laboratoire crédible pour une défense européenne plus développée. Or ne regarder que les résultats concrets de la coopération militaire franco-allemande en Europe revient à négliger l’objet fondamental de cette coopération : la réconciliation politique. C’est bien cette réconciliation qui est historiquement au cœur du processus, et qu’il a fallu nourrir par des réalisations concrètes, et non l’inverse. Il nous semble donc ici important de revenir en particulier sur l’importance du symbolisme politique dans la coopération militaire franco-allemande, avant d’en pointer quelques limites récurrentes.


Une coopération militaire fortement symbolique

Depuis ses origines, la coopération militaire franco-allemande revêt une spécificité par rapport à d’autres coopérations militaires bilatérales moins imprégnées d’un caractère historique et politique, telles que la coopération militaire franco-britannique par exemple : un recours coutumier à la dimension symboliqueiii. La période 2016-2018 n’y fait pas exception, avec un recours fréquent aux symboles visant à légitimer la coopération franco-allemande dans le domaine militaire et son rôle de locomotive pour la défense européenne. Or les symboles sont tout particulièrement importants en matière de défense, et plus encore de défense européenne.
 
En l’occurrence deux types de symboles sont plus spécifiquement utilisés par les chefs d’Etat et de gouvernement français et allemands, soit de nos jours par Emmanuel Macron et Angela Merkel : les symboles historiques et les symboles politiques. Nous n’en évoquerons ici que quelques-uns à titre d’exemple. L’un des symboles historiques les plus spectaculaires reste le défilé de soldats français et allemands de l’Eurocorps le 14 juillet 1994 sur les Champs-Elysées, symbole visant à s’inscrire en contrepoint du défilé des troupes allemandes dans Paris en juin 1940 suite à la capitulation française. Cette adjonction de soldats allemands issus de l’Eurocorps ou de la Brigade Franco-Allemande au défilé militaire français lors de la fête nationale a depuis été réitéré, notamment le 14 juillet 2014, en faisant un symbole de coopération militaire européenne et de paix. De même, la remise du prix Charlemagne, considéré comme le Rex pater Europae, par la Chancelière Merkel au Président Macron, ou encore le discours d’Emmanuel Macron devant le Bundestag en novembre 2018 et les célébrations du centenaire de l’Armistice 1918 avec la Chancelière allemande montrent l’importance politique accordée aux symboles historiques dans les deux capitales. A chaque mobilisation de ces symboles, les deux chefs d’Etat et de gouvernement n’ont de cesse de rappeler la communauté de destin existant entre les deux rives du Rhin et leur nécessaire coopération au cœur de la construction européenne. C’est en effet de la réconciliation franco- allemande qu’est née la construction européenne en 1950 suite à la Déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui annonçait la mise en œuvre de la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier (CECA). En décidant de produire en commun les deux matériaux permettant de forger les armements nécessaires à une guerre, la France et l’Allemagne renonçaient ainsi symboliquement à l’usage de la violence entre elles et étaient rejointes par l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg pour construire la réconciliation du continent européen. Il n’est donc pas si étonnant qu’en 2019, dans une période stratégique incertaine et face à des partenaires européens en proie à des crises internes plus ou moins importantes et à la montée des mouvements populistes, la France et l’Allemagne décident de réendosser leur rôle de moteur européen, y compris en matière de défense. C’est d’ailleurs grâce à l’action conjointe du Président Mitterrand et du Chancelier Kohl dans les années 1990 et dans le contexte du traumatisme engendré par les guerres des Balkans (Bosnie, puis Kosovo) que la défense européenne avait pu être lancée en 1999, suite au ralliement britannique au projet de doter l’Union Européenne d’une capacité militaire autonome de l’OTAN après l’arrivée de Tony Blair au pouvoir à Londres. L’histoire est donc une ressource mobilisable pour la France et l’Allemagne, dans leur volonté de présenter leur coopération militaire comme un socle pour la défense européenne.

L’autre catégorie de symbole est de nature plus politique. Elle s’appuie notamment sur l’usage d’une rhétorique mettant en avant le couple franco-allemand au cœur du projet européen et l’ancrage de cette coopération dans l’histoire européenne des soixante-dix dernières années, comme dans le discours prononcé à la Sorbonne par Emmanuel Macron en septembre 2017. Dans ce même discours, le président français avait d’ailleurs souligné sa volonté d'agir de concert avec l'Allemagne en vue de développer « une capacité militaire autonome pour l'Europe complémentaire de l'OTAN ». Le choix des termes est intéressant car il reprend les mêmes termes que ceux de l'accord franco-britannique St Malo conclu le 4 décembre 1998 entre Jacques Chirac et Tony Blair, qui a permis le lancement de la PSDC au prochain sommet européen de Cologne, en juin 1999 sous la présidence allemande de l'UEiv. De la même façon, le président français et la chancelière allemande ont tous deux en novembre 2018 rappelé la responsabilité du couple franco-allemand pour l’Europev et appelé de leur vœux la création
 
d’une armée européenne, symbole fort visant à donner une visibilité à la coopération militaire au sein de l’UE mais notion peu opérationnalisable à l’heure actuellevi. Une autre proposition politique bilatérale va dans ce sens : la signature d’un nouveau traité de coopération et d’intégration entre les deux Etats le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle, avec parmi les dossiers prioritaires la politique étrangère et de sécurité. Ce Traité reprend d’ailleurs à son compte, en l’appliquant à Paris et Berlin, la clause de défense mutuelle contenue tant dans le Traité sur l’Union Européenne (l’article 42§7 activé suite aux attentats de Paris en novembre 2015) que dans le Traité de Washington fondant l’OTAN (article V). Cette clause vient renforcer la solidarité stratégique entre la France et l’Allemagne.

De même, en mars 2019, la France et l’Allemagne ont proposé une forme inédite de présidence du Conseil de sécurité de l’ONU. L’Allemagne étant actuellement membre permanent pour deux ans, et les présidences française et allemande du Conseil de sécurité s’enchaînant en mars et avril 2019, les deux Etats ont pris la décision de partager leurs présidences sous la forme d’un jumelage, leur permettant d’accorder davantage leurs positions diplomatiques au sein de l’ONU au printemps 2019, et conformément à l’esprit du Traité d’Aix la Chapelle.

Ce recours régulier au symbolisme, visant à donner un sens visible de l’extérieur à la coopération militaire franco-allemande, n’est pour autant pas exempt de divergences. En témoigne par exemple la réponse en demi-teinte d’Annegret Kampf-Karrenbauer, nouvelle dirigeante de la CDU en Allemagne, aux propositions de réforme de l’UE lancées par Emmanuel Macron en mars 2019vii.

Ainsi, si la légitimité historique et politique de la coopération militaire franco- allemande ne semble plus à démontrer, cela n’empêche pas l’existence de freins à une efficacité accrue, permettant de donner davantage d’impulsion à la défense européenne.


Des points de divergence stratégiques récurrents

Les divergences franco-allemandes ne sont pas nouvelles sur les questions de défense. Elles sont néanmoins réactualisées par la relance du chantier de la défense européenne et l’évolution du contexte stratégique européen et international ces dernières années, marquées entre autre par le Brexit et l’évolution de la politique étrangère américaine sous Donald Trump. C’est un truisme que de dire que les cultures stratégiques française et allemande sont différentes. Le seul examen comparé du Livre Blanc allemand de la défense de 2016 et de la Revue stratégique française de 2017 le démontre : il est frappant de constater qu’en dehors de la défense européenne, les deux Etats ont finalement peu de similitudes dans leurs doctrines stratégiquesviii.

Ainsi le projet même de défense européenne ne coïncide pas exactement dans les représentations que s’en font Paris et Berlinix. D’un point de vue sémantique, la France adopte une position assez maximaliste en parlant d’Europe de la défense, quand tous les autres Européens parlent de Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC). Cette conception plaide plutôt en faveur d’un maintien de l’intergouvernementalisme comme garant du respect des souverainetés étatiques mais aussi de la volonté de certains pays d’avancer plus vite dans des domaines donnés, comme en témoigne par exemple la vision français du mécanisme de coopération structurée permanente sous forme de noyau dur, soit une formule différente de celle, inclusive, adoptée en décembre 2017 par le Conseil européen. Du côté allemand, la PSDC est conçue comme une façon de normaliser la politique étrangère et de sécurité allemande,
 
tout réalisant des économies d’échelles, même si une fois l’amorce des projets devient concrète, les divergences de modèle économique dans le domaine de l’armement ne manquent pas de complexifier la coopération. Un exemple semble ici frappant : il s’agit du lancement du chantier du futur avion de combat franco-allemand (qui s’intègre dans le cadre du SCAF), destiné non pas prioritairement aux deux Etats mais à l’exportationx. Il s’agit en outre pour Berlin de rester en règle avec l’OTAN afin de montrer que les Européens sont des alliés fiables, même si depuis l’avènement de Donald Trump à la Maison Blanche, il importe plutôt de pouvoir compter sur les Européens au sein de l’Alliance. L’Allemagne s’est ainsi placée en tête de pont pour promouvoir le concept de nation-cadre (FNC) au sein de l’OTAN en 2013-2014.

En outre, Paris et Berlin continuent de diverger concernant l’usage de la force militaire. Même si la position allemande a sensiblement évolué avec le consensus de Munich et la reconnaissance par Berlin de la nécessité pour l’Allemagne de prendre davantage de responsabilités sur la scène internationalexi, le Parlement allemand joue un rôle fondamental dans le processus de déploiement des forces armées allemandes à l’extérieur du territoire et en opération. Dans le cas français, l’exécutif pèse sans commune mesure, laissant à l’Assemblée Nationale une portion congrue appuyée sur des compétences constitutionnelles certes élargies depuis 2008 mais loin d’être aussi contraignantes que celles de la Loi Fondamentalexii. Dès lors, pour prendre un exemple précis (basé sur l’une des propositions mises en avant par les Ministres de la Défense français et allemand et 2016) : comment envisager de déployer les groupements tactiques européens sur un théâtre de conflit lorsque le président peut décider de l’usage de la force à très brève échéance en France, tandis que la chancelière doit auparavant bénéficier de l’approbation du parlement allemand qui peut prendre plusieurs semaines selon l’intensité des débats ?

Les deux Etats continuent également à présenter une dissonance sur la notion d’autonomie stratégique européenne et la perception des menaces fondamentales qui pèsent sur l’UE et du rôle que celle-ci devrait jouer dans le monde. Un exemple est ici instructif : l’ancien ministre français de la Défense Le Drian avait proposé à l’été 2016 que l’UE envoie des vaisseaux militaires en Mer de Chine méridionale afin d’assurer la liberté de navigation dans les routes maritimes de la région mises sous la pression de revendications chinoises à leur encontre, mais le gouvernement allemand n’avait pas souhaité donner suite à cette proposition, estimant les affaires est-asiatiques fort éloignées de Bruxelles et des intérêts européens.xiii.

La coopération militaire franco-allemande est une donnée incontournable du paysage de la coopération militaire en Europe. Pourtant nombreuses sont les divergences stratégiques qui persistent entre Paris et Berlin. On ne peut onc saisir toute la portée de leur coopération militaire si l’on ne rappelle pas sa vocation première : forger une réconciliation politique entre les ennemis d’hier. Cet objectif symbolique est aujourd’hui largement atteint, mais ne doit pas faire oublier à la France et à l’Allemagne qu’elles ne sauraient être un moteur exclusif pour la coopération militaire européenne. Paris et Berlin doivent ainsi, pour que leurs efforts perdurent, veiller à convaincre leurs partenaires tant au sud (Italie, Espagne) qu’à l’est de l’UE (Pologne, pays baltes notamment), dans un contexte de profondes turbulences stratégiques et politiques en Europe.


i Sylvie Kauffmann, “Who Will Lead Europe Now?” The New York Times, 7 June 2018, https://www.nytimes. com/2018/06/07/opinion/g7-europe-trump-macron-leadership.html. Consulté le 19 février 2019.

ii Voir Heiko Biehl, Bastian Giegerich, Alexandra Jona, Strategic Cultures in Europe, Springer Vs, 2013.

iii Voir notamment sur ce point Ulrich Krotz, Joachim Schild, Shaping Europe: France, Germany, and embedded bilateralism from the Elysée Treaty to twenty-first century politics. Oxford University Press, 2013.

iv Discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, 26 septembre 2017. Source : https://www.elysee.fr/emmanuel- macron/2018/01/09/initiative-pour-l-europe-discours-d-emmanuel-macron-pour-une-europe-souveraine-unie- democratique Consulté le 18/02/2019.

v https://allemagneenfrance.diplo.de/fr-fr/aktuelles/relations-f-a/-/2162… Consulté le 18/02/2019.

vi Voir Delphine Deschaux-Dutard, «Une armée européenne, au-delà du simple slogan », in The Conversation, 26/11/2018. Source : https://theconversation.com/une-armee-europeenne-au-dela-du-simple-slog… Consulté le 18/02/2019.

vii Voir notamment https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/03/11/en-allemagne-akk-repond…- europe-et-ouvre-le-debat_5434406_3232.html Consulté le 30/03/2019.

viii    Weissbuch        zur    Sicherheitspolitik    und    zur        Zukunft        der    Bundeswehr,        juillet    2016, https://www.bmvg.de/resource/blob/13708/015be272f8c0098f1537a491676bfc3…- data.pdf    et    Revue    stratégique    de    défense    et        de    sécurité        nationale,    octobre    2017, https://www.defense.gouv.fr/dgris/presentation/evenements/revue-strateg…- nationale-2017 Consultés le 18/02/2019.

ix Sur ce point, voir Delphine Deschaux-Beaume, "Le couple franco-allemand dans la Politique Européenne de Sécurité et de Défense: mythes et réalités." Allemagne d'aujourd'hui: revue francaise d'information sur l'Allemagne, 2010, pp. 50-60.

x Isabelle Chaperon, « Lancement du projet franco-allemand d’avion de combat du futur », Le Monde Economie, 5/04/2018.

xi Voir Barbara Kunz, . Le Livre blanc allemand 2016 : la consolidation du “consensus de Munich” et des questions qui persistent ., IFRI, note du Cerfa, octobre 2016.

xii Sur le sujet, voir Delphine Deschaux-Dutard, « Usage de la force et contrôle démocratique : le rôle des arènes parlementaires en France et en Allemagne. », Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 24, 3/2018, pp. 101-131.

xiii Cela semble surprenant quand on met cet exemple en perspective avec la suggestion allemande exprimée fin 2018 et en 2019 de mutualiser le siège permanent de la France à l’ONU au profit d’un siège européen, ce qui supposerait par définition une conception précise des intérêts européens et une politique étrangère européenne univoque.