Synthèse - Innovations technologiques, guerres de substitution et conséquences géopolitiques en Méditerranée orientale
Ce lundi 21 mars, l’ancien conseiller du Premier ministre grec pour la sécurité Alexandros Diakopoulos, participa à l’avant-dernière conférence du cycle 2022 de la chaire Grands enjeux stratégiques contemporains. Fort de son expérience dans la Marine grecque, le Vice-Amiral se proposa de revenir sur les enjeux stratégiques et politiques turcs en mer Méditerranée orientale. Pour ce dernier, depuis que Recep Tayyip Erdogan accède à la présidence turque en 2014, la Turquie développa une politique révisionniste visant à retrouver une zone d’influence en mer Méditerranée comparable à celle de l’Empire Ottoman. Et pour ce faire, la politique étrangère turque s’appuie à la fois, et conjointement, sur la militarisation croissante de sa politique étrangère et sur sa relation particulière avec la Russie ; l’objectif étant d’une part de défaire un ordre international dominé par les Occidentaux, et d’autre part, d’insérer la Turquie comme un acteur incontournable de la région.
Pour ce faire, la Turquie saisit l’opportunité stratégique laissée par les Occidentaux en 2013 ; les Etats-Unis, en refusant d’intervenir en Syrie, permirent aux puissances régionales comme la Turquie de combler un vide stratégique dans la région . On assiste alors à une subordination du militaire au profit d’un renforcement de la politique étrangère turque en Méditerranée, au Moyen et Proche-Orient. Pour M. Diakopoulos, en intervenant à quatre reprises dans le conflit syrien, de 2016 à nos jours, la Turquie s’affirme, non seulement, comme nouveau pourvoyeur de sécurité dans la région, mais aussi comme un intermédiaire indispensable de l’Union européenne en instrumentalisant la question des réfugiés syriens. En outre, cela permet à Ankara de parfaire sa « diplomatie des drones » en démontrant l’efficacité de ses drones low-cost Bayraktar lors d’opérations militaires.
La Turquie partage de nombreuses similarités avec la politique étrangère russe ; toutes deux s’appuient sur la critique d’un ordre international basé sur le droit et sur une militarisation de leur politique étrangère. En outre, le Vice-Amiral met en garde sur une conflictualité illusoire entre les deux pays. Malgré les apparences, dans le conflit libyen, le soutien militaire turc au Gouvernement d’accord national (GNA) à la différence de la Russie permet aux deux pays de légitimer la présence de leurs mercenaires dans la région, et ainsi de reprendre les bases américaines en Libye. De plus, l’asymétrie entre les cultures politiques des deux pays est marquante et les discours révisionnistes employés par les deux dirigeants appellent à prendre des mesures concrètes sur le plan militaire. Pour la Russie, il s’agit entre autres de l’invasion de la Crimée puis de l’Ukraine. Pour la Turquie, il s’agit de l’élaboration de la doctrine de la « Patrie Bleue » (Mavi Vatan) et ses exercices en mer Méditerranée.
De 2008 à 2021, la Marine Turque a entrepris sept manœuvres de dénis d’accès contre des navires européen, comme le 10 juin 2020, contre la frégate française Courbet. Pour M. Diakopoulos, ces manœuvres sont indissociables de la doctrine de la Mavi Vatan, stipulant que l’Empire Ottoman s’est effondré à cause de la perte de sa puissance navale et doit par conséquent retrouver les capacités d’une marine de haute mer. En outre, par cette doctrine, Erdogan démontre d’une part qu’il ne reconnaît pas le plateau continental des îles grecques dans la région ; dans l’accord de novembre 2019 avec le GNA, la Turquie trace une nouvelle frontière maritime avec la Libye sans se soucier du droit sur la mer de l’ONU. Et d’autre part, Erdogan semble pleinement avoir intégré le rôle de pivot stratégique de la mer Méditerranée orientale dans l’économie mondiale. En effet, si la Turquie arrive à prendre le contrôle de cette zone maritime, elle aura à sa disposition le contrôle des flux de marchandises entre l’Europe et l’Asie, ainsi que de nombreux gisements gaziers et pétroliers dans la région. En outre, cette doctrine est en rupture avec celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre Ahmet Davutoğlu qui privilégiait la région de l’Anatolie comme plaque tournante du commerce mondiale. Par conséquent, le Vice-Amiral rappelle que les exercices de grande ampleur réalisés par la Marine turque dans la région – intitulés Mavi Vatan 2020/2021 – sont des tactiques d’intimidation contre les Européens.
Grâce à sa relation particulière avec la Russie et la militarisation de sa politique étrangère, la Turquie cherche à s’inscrire durablement dans le paysage diplomatique international. Pour notre conférencier, ses exactions maritimes en mer Méditerranée ne doivent pas non plus occulter l’impact du soft power turc en Afrique. En effet, Erdogan tire parti de l’histoire coloniale des pays européens, en particulier de la France, pour retrouver une influence diplomatique et culturelle sur le continent africain ; l’essor des ambassades turques depuis 2003 et de la fondation Maarif pour les mosquées africaines le prouve. C’est cette conjugaison entre islam politique et realpolitik qui permet à Ankara d’accentuer son influence politique au détriment des Européens ; elle tire bénéfice d’une trop grande interdépendance entre nos sociétés en particulier sur la question migratoire et énergétique. Finalement, le Vice-Amiral conclue en affirmant que l’ambition de la Turquie c’est l’autonomie stratégique, un objectif qui n’est pas sans rappeler celui de l’Union européenne…