Synthèse - L’espace, lieu particulier des rivalités politiques et technologiques
Lundi 28 février 2022, la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains recevait Isabelle Sourbès-Verger, Directrice de recherche au CNRS, pour une intervention sur « l’espace comme lieu particulier des rivalités politiques et technologiques. » Mme Sourbès-Verger a notamment insisté sur l’hyperpuissance américaine dans ce domaine spatial qui n’a que 64 ans d’histoire.
Pour notre conférencière, la notion de New Space est peu convaincante ; il y a deux façons de voir l’espace. L’espace ‘ancienne formule’ et la nouvelle conception du spatial. L’espace est devenu un lieu exemplaire de rivalité technologique et politique sur fond stratégique. La marche sur la Lune en 1969 acte la fin des premières soviétiques qui ont traumatisé l’Occident au début de l’ère spatiale. La machine américaine est alors enclenchée et creuse l’écart avec l’URSS puis la Russie. Ce lieu exemplaire de rivalité signe aujourd’hui la puissance, d’abord parce que l’espace est lié au nucléaire, mais aussi car l’espace détecte les lancements de missiles et témoigne des accords SALT. L’activité spatiale a deux facettes ; un côté offensif, et un potentiel à stabiliser les forces internationales.
Isabelle Sourbès-Verger poursuit sur l’espace comme vecteur de développement national, particulièrement en Asie. Devenir une puissance spatiale, notamment pour la Chine et l’Inde, qui ont perdu leurs statuts de grandes puissances au XVIIIe et XIXe siècle, c’est un moyen pour se retrouver au cœur de la modernité du XXIe siècle. Au niveau régional, l’Inde voulait un programme martien avec sondeur, qui faisait d’elle le premier état asiatique à mettre une sonde autour de Mars. Aussi, l’Iran lance son premier satellite en 2009, suivi par la Corée du Nord en 2012.
La particularité du milieu spatial se trouve dans son hostilité pour l’homme. Températures, météorites, radiations solaires ; l’espace est difficile à maîtriser. Le milieu spatial n’a pas de port, de route, ni de points de ravitaillements ; la ‘conquête de l’espace’ doit être relativisée et n’estime pas les complications que posent ce domaine. Seuls les Etats-Unis et la Russie disposent de capacités de suivi de l’ensemble des activités spatiales. L’occupation de l’espace n’existe en majorité que dans l’orbite terrestre. De 1957 à 2019, seulement 9000 satellites ont été lancés à l’international. Le phénomène, en revanche, s’accélère : de 2020 à 2021, 2500 satellites sont lancés, notamment grâce à la multiplication des acteurs impliqués (SpaceX, Starlink).
S’appuyant sur le discours prononcé par le Président de la République le 16 février à Toulouse sur l’éclosion d’une stratégie spatiale européenne, Isabelle Sourbès-Verger indique que sans maîtrise de l’espace, il n’y a pas de souveraineté technologique, industrielle, économique, stratégique ou militaire ; sans maîtrise de l’espace, il n’existe pas de puissance complète capable tout à la fois de maîtriser pleinement son destin et de conquérir de nouvelles frontières. L’UE, grâce au budget alloué à l’ESA (14.1 milliards d’euros), rivalise avec la Chine mais reste distancée par l’hyperpuissance américaine dans le domaine spatial. Effectivement, il existe un écart considérable, notamment justifié par leur vaste budget ($48-50 milliards), qui est d’une fois et demie le total de tous les autres budgets dans le monde.
L’espace est la nouvelle frontière américaine ; ce qui amène une volonté étatsunienne d’en fixer les règles du jeu, et suscite certaines réticences alliées et adversaires. L’évaluation des activités nationales quant aux lancements commerciaux permet de constater l’image d’une réalité spatiale dans laquelle les Américains démontrent leur supériorité stratégique.
Alors, l’analyse cartographique permet de distinguer les objectifs stratégiques des principales puissances impliquées dans le domaine spatial. Notamment, pour les Etats-Unis, il s’agit de préserver l’avance en poursuivant l’investissement dans de nouvelles technologies, secteurs publics et privés confondus. La guerre froide, aussi, a propulsé l’espace comme partie intégrante de la culture américaine face à l’idéologie soviétique et légitime de fait sa part dans l’économie américaine. Grâce à l’investissement réalisé dans ce secteur, les Etats-Unis identifient l’espace comme élément clé de la défense nationale et lieu de démonstration économique. Pour les européens, garantir la souveraineté et le progrès technologique dans l’espace, grâce à une coopération industrielle et politique renforcée, est une priorité. Cependant, cela distingue des Chinois, sous l’ambition d’hyperpuissance de Xi Jinping à l’horizon 2049, qui donnent l’espace comme lieu d’innovation à long-terme. Le spatial chinois se suffi à lui-même. La Chine ne dispose pas d’infrastructures classiques que nous possédons. Le spatial est un moyen pour les Chinois de combler ce retard, et permettre les télécommunications, le téléenseignement, télémédecine, et la gestion du territoire avec l’observation terrestre. D’ailleurs, symboliquement, seuls deux vaisseaux sont à la surface de Mars ; le vaisseau américain et le vaisseau chinois. Dans ce même effort compétitif, les Chinois ont ouvert le spatial aux acteurs privés en 2014, dans une logique qui reste imminemment nationale.
La Russie est un cas particulier, qui tente de conserver sa place en tant que puissance de premier ordre dans le domaine spatial. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine rompt avec une époque ; les Etats-Unis vont cesser de coopérer avec les Russes qui se tournent vers la Chine. De 1991 à 2021, le spatial russe n’est pas parvenu à se réformer ni à réellement se moderniser, tout en poursuivant toutefois une production, avec par exemple les ASAT et système de satellites Matriochka. Aussi, les questions collaboratives et de sous-traitance, nécessaires au spatial russe, se posent d’autant plus avec la crise ukrainienne.
Enfin, la sécurité spatiale est un enjeu complexe dans un cadre de rivalité structurelle. Le traité de 1967 ne suffit plus à garantir la protection d’acteurs publics et privés dans l’espace. La gestion de la sécurité spatiale se fait majoritairement à l’initiative des Etats-Unis. L’UE propose un système de gestion du trafic spatial ; cependant, il manque à l’Europe les moyens suffisants pour offrir cette capacité. En effet, le manque capacitaire européen face aux américains dans le domaine spatial impacte fortement la crédibilité en tant que puissance régulatrice internationale.