Le champ stratégique

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Jacques Audibert, Directeur politique du
ministère des Affaires étrangères

 

La recomposition en cours de la donne stratégique est complexe. Je vis comme praticien, en tant que directeur politique du Quai d’Orsay depuis cinq ans, une situation où rien n’est acquis, où il faut prendre des initiatives en permanence et jouer son rôle. Mettre ensemble nos intérêts, nos valeurs et nos alliances nécessite une énergie politique de tous les instants. 

Tour d’horizon 

Ce paysage aujourd’hui, ce sont l’Otan, qui s’apprête à quitter l’Afghanistan après la plus grande opération de son histoire, avec un succès relatif ; la Crimée, avec ses incalculables conséquences en Ukraine ; la Syrie, trois ans de conflit, 150 000 victimes, 3 millions de réfugiés, trois double vétos au Conseil de sécurité des Nations unies, des efforts inlassables de l’ensemble de la communauté internationale ; l’Afrique, où les inquiétudes persistent en République centrafricaine même si nous avons des éléments plus positifs au Mali ; le bilan contrasté des Printemps arabes, avec des signes positifs en Tunisie mais où, comme en Égypte, on se demande quel est le prix à payer pour la stabilité ; les tensions entre le Japon et la Chine ; et l’Iran, où les négociations se poursuivent, d’une façon peut-être un peu moins optimiste qu’indiqué dans les médias mais dont les effets stratégiques sont incalculables. 

Posture française 

Pour notre pays, qui a vocation à être une puissance moyenne d’influence, cette donne passe d’abord par les trois grands éléments de notre paysage : un allié, les États-Unis ; un partenaire, qui est en train de changer de rôle, la Russie ; et notre édifice identitaire, l’Union européenne. 

Les États-Unis sont aujourd’hui dans une situation en demi-teinte avec une forte proportion de politique intérieure dans les déterminants de leur politique globale ; avec une phase évidente de réduction des moyens à l’échelle des États-Unis, et donc relative ; avec la perspective d’un retrait d’Afghanistan qui va peut-être libérer des moyens, il faut y veiller ; et avec en toile de fond l’indépendance énergétique qui est en train de se construire, dont nous verrons si elle change la donne fondamentale de leur attitude. 

Il faut se garder de schémas tout faits. Beaucoup de voix autorisées disaient que les États-Unis allaient quitter le champ européen pour se tourner vers l’Asie. Même si des tensions importantes se développent en Asie, on n’y a pas vu de percée significative. En revanche, les États-Unis songent désormais à revenir sur le redéploiement de leurs forces en Europe ; en cinq ans, ils étaient passés de 300 000 à 30 000/40 000 hommes en Europe ; ils songent à augmenter, dans un premier temps de manière provisoire, ces capacités de stationnement. Qui l’eut cru il y a seulement six semaines ? Nous avons cherché avec eux des modalités d’action. Nous avons trouvé en Libye des moyens de les mobiliser (leading from behind), pour qu’ils agissent en soutien, au prix d’acrobaties extraordinaires dans les structures de l’Otan. Sur la Syrie, la majorité des gens du Quai d’Orsay estime que l’attitude que l’on peut observer en Russie est probablement due en partie au fait que les positions des États-Unis ont pu être interprétées comme une forme d’hésitation face à la mise en œuvre de ce qui était fixé comme une ligne rouge.

Quels sont les déterminants des évolutions à court terme et à long terme ? Le processus inter-agence et sa lourdeur, les arcanes du Congrès sont des éléments structurels. Le Secrétaire d’État actuel, qui fait preuve d’un courage inlassable, est un déterminant plus conjoncturel mais réel. J’ai eu l’occasion de le voir travailler d’une manière invraisemblable sur des sujets aussi variés que le processus de paix au Proche-Orient, la Syrie, l’Ukraine, l’Iran ; plus la tâche est difficile plus il s’y attelle. Parmi les éléments conjoncturels également, le retour des forces d’Afghanistan est aussi à relever, avec, nous l’espérons, le retour de capacités de formation, qui ont été élaborées et développées là-bas. L’idéal serait de les utiliser en Afrique, mais c’est un vieux projet, soutenu avec Alain Richard à l’époque, que celui d’aider les Africains à se doter de leurs propres capacités à régler leurs problèmes.

La Russie : quelles sont nos valeurs communes ? Ceux qui comme moi ont eu l’occasion de négocier pendant des années les communiqués du G8 savent que trouver des valeurs communes avec la Russie nécessite des efforts mais que nous y parvenons. Avons-nous une alliance ? Le partenariat Otan-Russie est aujourd’hui interrompu et, nous l’avions vu à l’occasion des discussions sur la défense antimissiles, n’avait jamais été réellement élaboré. Avons-nous des intérêts communs ? Oui, il faut les en convaincre. Nos intérêts communs sont évidemment de refuser un jeu à somme nulle du XIXe siècle en Europe, de se convaincre que notre intérêt commun est une Ukraine stable, en croissance, démocratique, équilibrée et qui, dans l’intégralité de son territoire, pourra participer à une prospérité commune. Malheureusement, nous avons affaire à une politique très nationale, nationaliste, faite de ressentiment.

Le ministre des Affaires étrangères russe, que j’ai souvent vu à l’occasion d’échanges avec les ministres que j’ai servis, se trouve aujourd’hui en porte à faux avec les valeurs de non-ingérence qu’il a farouchement défendues – et à quel prix – sur la Syrie. Il faut prendre ces éléments en compte pour essayer d’une part, de rendre le prix élevé pour la Russie d’éventuelles nouvelles actions en Ukraine et d’autre part, de toujours garder ouvert le canal des discussions, comme dans le bureau du ministre Laurent Fabius il y a quelques semaines où ont été réunis J. Kerry, S. Lavrov, les Européens et C. Ashton. Nous essayons d’organiser ce dialogue direct avec l’Ukraine, dans le respect de la souveraineté ukrainienne naturellement. C’est par exemple aux Ukrainiens de définir leur délégation et ce qu’ils souhaitent devenir.

L’Union européenne entre dans le champ stratégique et je ne suis pas d’accord avec ceux qui la regardent avec ironie. Des demandes d’Union européenne s’affirment. À nous de veiller à en jouer, à ne pas voir uniquement en l’Union européenne une prolongation de notre souveraineté. Il ne faut pas que ce soit par esprit de confort que nos partenaires choisissent l’Union européenne ; pour le partenaire russe, américain ou autre, l’Union européenne est quelquefois un interlocuteur plus « facile » à gérer que successivement les Allemands, les Suédois, les Britanniques, les Polonais ou les Français. Il faut que l’on choisisse l’Union européenne parce qu’elle représente quelque chose.

L’Otan : on se demandait il y a six semaines comment lui trouver des missions à l’occasion du prochain Sommet qui aura lieu au Royaume-Uni au mois de septembre. La question se pose moins sous cet angle-là aujourd’hui. Le Sommet sera marqué par le retour à l’article V avec lequel nous avons toujours été parfaitement à l’aise en France, mais avec ses conséquences. Il faut veiller à ce que l’Otan joue pleinement son rôle vis-à-vis des alliés mais aussi à ce qu’elle ne participe pas à la montée de la tension.

Les Nations unies où la situation est contrastée : triple véto sur la Syrie, retour au blocage du Conseil de sécurité mais, sous notre action inlassable, une opération de maintien de la paix au Mali et en RCA ont été décidées. Nous avons lancé une initiative sur l’encadrement du droit de véto pour essayer de garder au Conseil de sécurité des Nations unies sa légitimité et sa représentativité. La conférence d’examen du Traité de non-prolifération se tiendra l’année prochaine. La portée du fait que le Mémorandum de Budapest de 1994 a été piétiné n’a pas assez été relevée. Nous considérons que la violation par la Russie de cet accord qu’elle a signé constitue un signal grave. Les Ukrainiens ont renoncé hier de façon responsable au 3e arsenal nucléaire du monde en échange de garanties de sécurité, qui leur ont aujourd’hui été niées par la Russie, par ses actions et parce qu’elle a simplement refusé de reconnaître ses obligations. Les négociations avec l’Iran ? Tout le monde souligne à juste titre l’importance qu’il y aurait pour la région que la crise iranienne trouve une solution. La crise iranienne est une crise de non-prolifération. La France, les « 5+1 » qui négocient n’ont pas de problème avec l’Iran mais ont un problème de prolifération nucléaire, c’est sous cet angle-là que cette question doit être traitée.

Des éléments du paysage de cette donne vont prendre de l’importance

Les sanctions

Il était de bon ton pendant des années de dire que les sanctions ne servaient à rien ; or, personne ne doute aujourd’hui que c’est grâce à elles que les Iraniens sont venus à la table des négociations. C’est aussi le cœur des débats sur la Russie. Les sanctions posent deux types de problèmes : d’organisation chez nous, car les sanctions sont une compétence horizontale. Il faut être capable de prendre à la fois des sanctions légitimes et politiquement soutenues mais qui fassent le moins de mal possible à nos entreprises ; mais aussi de légalité, avec une jurisprudence européenne de plus en plus contraignante.

La montée des Parlements

L’exemple le plus frappant est « l’accident parlementaire » qui a conduit le Royaume-Uni à s’abstenir en Syrie avec les conséquences que l’on sait. Cela concerne également la France depuis la modification de l’article 35 due à la réforme constitutionnelle de 2008, avec des votes d’autorisation sur la Libye, sur le Mali, sur la RCA, avec de grandes majorités, mais c’est un élément que nous avons pris en compte également.

La stabilité du pétrole

Lorsque nous avons décidé de prendre des sanctions pétrolières sur l’Iran, tout le monde nous mettait en garde contre une explosion du marché. Rien ne s’est passé. Le pétrole est resté dans une fourchette entre 80 et 110 dollars depuis février 2011, c’est-à-dire avant que nous prenions de telles sanctions. De la même manière, lorsque nous avons conclu l’accord intérimaire avec l’Iran en novembre 2013, on nous disait que le prix allait s’écrouler, il n’a pas bougé. Il y a là une stabilité structurelle qu’il faut avoir en tête.

Quelles conclusions pour la France ?

Il faut être créatif, actif et nous ne devons pas nous contenter des éléments classiques qui font notre statut, c’est-à-dire de notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité, d’État doté au sens du TNP, de notre capacité opérationnelle et de projection (rendons ici hommage aux armées comme toujours), du ministère des Affaires étrangères et de son réseau, désormais étendu au commerce extérieur. Il s’agit d’éléments nécessaires mais pas suffisants.

Il s’agit d’apprendre à jouer mieux de l’Union européenne qui s’inscrit de plus en plus profondément dans ce paysage stratégique. Nous devons – c’était une priorité du Livre blanc – garder et préserver notre capacité à agir. Nous devons agir inlassablement au Conseil de sécurité ; notre représentation et la Direction des Nations unies au Quai d’Orsay sont d’une créativité remarquable, c’est comme cela qu’il faut poursuivre.

Il faut aussi avoir le courage de s’opposer, même lorsque c’est risqué. Lorsque le ministre est venu à la clôture des négociations sur l’accord intérimaire avec les Iraniens à Genève, la situation était loin d’être acquise ; il faut que nos dirigeants soient en mesure de dire qu’il y a des solutions qui ne nous conviennent pas, quelles que soient les circonstances.

Et puis retrouver des marges de manœuvre financière, par les exportations, par un équilibre budgétaire, par une meilleure situation économique ; et je ne suis pas du tout d’accord avec l’opposition entre diplomatie et diplomatie économique. Il s’agit d’un déterminant évident.

Le champ stratégique
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