Coalescence et précipitation techniques : le paradigme du drone aérien de combat

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 

Éric Pourcel, Docteur en droit,
aspirant commissaire (R) de la Marine.

 

Les progrès techniques, qu’il s’agisse de découvertes à vocation civile, à vocation militaire, et de plus en plus fréquemment à vocation duale, connaissent une accélération en nombre, un élargissement en domaines du savoir et un approfondissement en qualité des domaines du savoir. Pourtant, les médias, mais aussi nos esprits, focalisent généralement notre attention sur un progrès technique pour lequel ils font un effet de loupe en l’isolant, incidemment, des autres domaines connus et des progrès réalisés en ces domaines. C’est un peu comme si l’on faisait un arrêt sur image concernant la roue sans l’associer à l’invention du rayon, sans l’associer à l’invention du joug puis à l’amélioration de l’attelage alors même que l’association de ces trois progrès permettront à terme de créer le char de l’antiquité, cette arme de guerre éclair et de mouvement. 

La coalescencetechnique, c’est donc l’amalgamation de progrès techniques du même domaine ou de nouveaux domaines qui, par précipitation,2 nous projette dans une nouvelle ère technique modifiant la donne tactique et susceptible d’obliger à repenser notre modèle stratégique. Ce constat nous invite à nous éloigner des visions présentes, myopes et sectorielles pour adopter une vision prospective, panoramique et additionnelle. 

Le drone aérien est à la confluence de technologies de pointe et de la recherche 

Les drones, et singulièrement le drone évoluant en milieu aérienpour lequel les recherches et les équipements sont les plus aboutis constitue le paradigme de ce constat parce que le milieu aérien a pour spécificité de dominer les deux autres milieux, terrestre et naval. 

Le drone aérien,4 et sans doute devrions-nous parler de drones au pluriel,5 peut être défini a minima comme un aéronef inhabité,6 susceptible d’évoluer à différentes altitudes selon sa fonction, actuellement piloté ou contrôlé à distance (un homme dans la boucle), via des liaisons de données de type Line of Sight (LOS) ou de type satellites de communication (SATCOM).7 Le drone aérien présente, en particulier, les qualités de permanence en vol, de rapidité d’intervention (accélération et vitesse au-delà des capacités humaines), et, selon la mission, la discrétion aérienne (voire la furtivité) comme la faculté d’intervention, appui-feu ou combat, en toutes circonstances sans que la vie des opérateurs ne soit menacée.

Le drone aérien est à l’intersection de plusieurs domaines techniques fondamentaux : le moteur à propulsion ou la motorisation électrique,8 l’aéronautique (aérodynamique), les radars, l’électronique, l’informatique, l’encryptage, la robotique, l’optronique (imagerie et son), le laser (orientation et guidage missiles), le cas échéant les nanotechnologies. Le drone aérien peut emprunter, sans parler des drones spatiaux,9 aux techniques spatiales issues des fusées et s’articule, selon les types, avec les satellites de communication, de surveillance ou de géolocalisation dont ils sont, pour l’heure, dépendants.

Le drone, à l’instar des aéronefs habités, est aussi à la confluence de recherches touchant à des domaines variés intéressant « la guerre de demain »10 : des études relatives à la furtivité impliquant des améliorations du coefficient de pénétration dans l’air (profilé), la mise au point de matériaux susceptibles de diminuer l’impact des échos radars (signature radar) ou de résister aux frottements à très grande vitesse, de diminuer la signature thermique ou des études visant à développer des matériaux susceptibles d’absorber les couleurs (invisibilité) ou encore de s’adapter à la teinte du milieu (homochromie), des études pour obtenir des gains de vitesse (de supersonique à hypersonique)... À cela, il faudrait ajouter les progrès en armement dès lors que l’on parle d’un drone de combat.11

Application aux drones d’autres domaines techniques à venir ou en cours

Parallèlement à cela, des études se poursuivent dans le cadre du projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) pour contenir le processus de fusion nucléaire à des fins de production d’énergie civile.12 Les recherches portent actuellement sur la création d’un champ magnétique capable de contenir la réaction de fusion car aucun matériau ne peut résister à de telles températures. Or incidemment, la mise au point de la technique permettant le développement d’un champ magnétique puissant contrôlé pourrait avoir une application militaire directe : le problème de l’impact sanitaire du magnétisme sur l’homme étant contourné par le drone, l’application d’un champ magnétique tout autour du drone aurait pour avantage de le rendre invulnérable au moins à l’égard des armes ou munitions « classiques », obus, rockets, missiles...

Parallèlement encore, des études, couronnées de succès, sont menées depuis un certain nombre d’années pour mettre au point de nouvelles armes : le laser et le canon électrique.13 Certes, ces armes sont « énergivores », mais au regard de bâtiment de surface, notamment à propulsion nucléaire, cette contrainte est levée. Un drone « bombardier » pourrait-il être à propulsion nucléaire ? Dans l’absolu rien ne l’interdit puisqu’il existe déjà des bâtiments de surface et des sous-marins employant cette technique de propulsion. Or, un tel mode de propulsion doterait immédiatement le drone de deux avantages majeurs : limiter la charge utile aux canons lasers ou électriques capable d’atteindre n’importe quelle cible en une fraction de seconde quelle que soit la distance, seule la rotondité de la terre pouvant constituer une limite physique ; et assurer la permanence en vol, sur de longues périodes, sans ravitaillement.

En matière de motorisation, la vitesse peut aussi être un facteur accroissant l’invulnérabilité : ainsi, les études et les techniques concernant des prototypes volant à vitesse hypersonique (environ 22 000 km/heure) sont une autre possibilité d’application aux drones évoluant en milieu mixte aérospatial.14 Cependant, à une telle vitesse, il devient complexe de « fixer » un drone à fin de destruction, drone qui pourrait par ailleurs être doté de leurres (mini-drones ou autres) en essaim rendant la tâche encore plus ardue...

Le drone et l’intelligence artificielle

Parallèlement toujours, des études concernant la robotisation mettent au point des systèmes dont l’objectif ultime est d’imiter l’homme dans son particularisme absolu, la pensée. Certes, le savoir et les techniques actuels en sont au stade de la programmation par algorithme qui permet de fournir au robot une somme d’informations afin qu’il puisse évoluer dans un milieu donné : toutes choses étant égales par ailleurs, c’est un peu comme si l’on donnait à un homme le savoir lire d’un seul tenant, pour disposer ainsi d’une encyclopédie universelle de l’ensemble des savoirs humains du moment. De fait, les recherches en matière de robotisation tendent à créer l’intelligence artificielle, c’est-à-dire permettre à un système programmé de faire évoluer son programme, sans intervention de l’homme, en traitant les données empiriquement récoltées au fur et à mesure des actions ou opérations engagées.

Au regard des drones, l’intelligence artificielle présentera un avantage incontestable : celui de permettre la mise en situation opérationnelle d’un drone techniquement sanctuarisé puisque pouvant évoluer sans être relié en permanence à l’homme. On sait en effet que les drones sont actuellement téléopérés depuis le sol ou une base (navale, aérienne ou spatiale) via, soit des réseaux hertziens de communication directe (ascendant/descendant), soit des réseaux de communication indirecte puisque transitant par satellite. Or, le tir d’un missile par la République populaire de Chine le 11 janvier 2007 détruisant un satellite, démontre par-dessus tout que les techniques « réseaux centrées », qui nécessitent des relais satellites, pourraient être neutralisées tant par des tirs d’armes antisatellites que par le choc exponentiel des débris, en raison de leur énergie cinétique, engendrés par ces tirs de destruction.15

De la même manière, si le drone téléopéré permet d’atteindre l’ennemi à distance, l’ennemi du même niveau technique (et non d’un niveau de savoir ou technique asymétriques) tentera lui-même d’atteindre l’objectif premier qu’est la base de contrôle des drones : neutraliser la base, c’est alors neutraliser les drones téléopérés. Une telle logique déporte l’action nécessaire vers la base de contrôle des drones qui, si elle se trouve sur le territoire (au sens premier) du pays, entraîne l’ennemi à agir sur ce territoire. Cette conséquence contrarie la logique d’emploi actuelle du drone qui tend à créer un déséquilibre entre pays possesseur et pays non-possesseur, en permettant au premier de réaliser des opérations extérieures sans exposer la vie de ses concitoyens et de ses soldats alors que le second continue à payer le prix du sang.

L’intelligence artificielle aura pour avantage tactique qu’un drone programmé pour une mission et jouissant des algorithmes pour s’adapter aux cas non conformes de cette mission n’a plus besoin d’être relié en permanence à sa base. Il pourrait se diriger vers son objectif en employant les moyens classiques mais dématérialisés de cartographies terrestre et spatiale, couplés à des moyens autonomes d’orientation de sa « boussole » électronique. La destruction de la base de contrôle (par défaut) du drone ne changerait rien à sa mission puisque fonctionnant en autonomie, il poursuivrait seul cette mission et déciderait seul d’engager sa cible au moment le plus opportun au vu de contraintes de temps préprogrammées.

Le drone sanctuarisé

La vraie différence avec les missiles guidés résiderait dans l’addition des techniques (motorisation nucléaire ou autres, champ magnétique, canons électriques ou lasers, intelligence artificielle...), puisque cette coalescence aboutirait à donner au drone du futur une particularité que n’ont pas les missiles à têtes nucléaires : il serait sanctuarisé contre toute action de défense reposant sur des techniques d’armes classiques (projection d’un objet) et ne serait pas affecté par des mesures de brouillage ou de destruction affectant les liaisons communication et/ou le guidage par GPS.

Reste l’hypothèse des « ebomb » ou armes à impulsions électromagnétiques (IEM) qui sont capables de neutraliser les systèmes électriques et donc électroniques de n’importe quel équipement civil ou militaire.16 Là aussi le « bouclier » magnétique d’un drone, sous réserve que ce bouclier agisse dans un spectre large et puissant, ou autorégulé, empêcherait dans une certaine mesure l’ebomb de produire ses effets à son encontre. Paradoxalement, la volonté de protection pourrait être d’autant plus renforcée que l’on recourrait en certains domaines à des techniques anciennes de semi-conducteur ou à des technologies similaires à celles des tubes à vide, rustiques mais plus résistantes.

Le drone aérien, voire aérospatial, arme absolue pour frapper partout, sur tout et à tout moment ?

Une telle situation aboutit alors à considérer que le drone autonome, hypersonique, protégé d’un champ magnétique et jouissant d’un armement laser ou électrique pourrait être dans un futur proche une arme tactique redoutable puisque difficile à intercepter17 et capable de frapper chirurgicalement partout, sur tout, et à tout moment. Conçu comme un vecteur planant en orbite basse ou comme un vecteur volant en continu en zone internationale, le drone apparaîtrait comme un outil disponible immédiatement avec une faculté d’atteindre son objectif dans des délais très courts au moyen d’armements nouveaux ou conventionnels.

On peut même se demander si, en tant que vecteur porteur d’armes nucléaires, le drone stratégique ne reproduirait pas pour un temps la configuration asymétrique nucléaire qui invita les Soviétiques à s’en doter pour rééquilibrer leur puissance avec celle des États-Unis. En effet, à la différence d’un missile guidé, le drone autonome doté d’une intelligence artificielle aurait cette particularité de « réfléchir (calculer) » à la vitesse de la lumière pour adapter presque instinctivement sa trajectoire aux mesures défensives éventuelles, notamment des antimissiles balistiques, que ses capteurs seraient susceptibles de détecter, d’analyser, d’éviter. En tant que tel, le drone vecteur « nucléarisé », à moins qu’il ne s’agisse d’un hybride, c’est-à-dire d’un drone jetable à tête nucléaire, entraînerait une telle incertitude et un tel déséquilibre dans la capacité d’un pays doté à détruire un pays non doté qu’il pourrait provoquer une nouvelle révolution dans les affaires militaires18 et obligerait, sans doute, à un aggiornamento19 de la stratégie militaire.

Le drone aérien autonome serait-il en passe de devenir alors l’une des armes absolues ?

Un principe demeure, celui de l’épée et du bouclier. Aux techniques dominantes de l’instant « T » répondent ou succèdent toujours de nouvelles techniques, voire des tactiques humaines, palliatives, « contournantes » ou dominantes. Le temps d’avance est éphémère, il implique une grande humilité et une remise en cause permanente. Il implique aussi d’évaluer le risque de la puissance incontrôlée et de postuler que l’autonomie technique devrait toujours être contrôlable par l’homme. Car les progrès techniques, quelle que soit leur finalité de départ, ne peuvent faire oublier que l’arme doit être un outil participant à l’objectif, promu par la Charte de l’ONU, de maintien de la paix et de la sécurité internationales et non un outil de domination du monde.

Quant à la France, a-t-elle « une robotique de retard » ? 20 L’achat de drones Reaper aux États-Unis en été 2013 parle de lui-même. Il appartient pour- tant à notre pays de préparer aujourd’hui les moyens de demain par elle-même sans aucun doute, en coopération si cela est de son intérêt, et que son indépendance d’action est préservée. Elle devrait plus, subtilement, promouvoir plus fortement, via la Direction générale de l’armement, l’Onera, le CNRS, le CEA, etc., le développement de programmes dont la vocation duale et les retombées économiques ne peuvent être négligées. Mais aussi parce que les drones, qu’on le veuille ou non, s’inscrivent dans une logique historique de robotisation des services civils et militaires qui constitueront un point de clivage entre nation libre et nation sujette, comme le démontrent les moteurs de recherches Internet ou le démontrait hier le GPS. La maîtrise du savoir, du savoir faire et de l’industrie de production, en ce domaine et tous ces sous-domaines, sur notre territoire, seront en effet la condition sine qua non au maintien de la crédibilité de notre politique de défense et de notre diplomatie, piliers majeurs de notre puissance souveraine.

 


1 En météorologie, la coalescence est définie comme l’amalgamation de deux ou plusieurs gouttelettes par collision pour en former une plus grosse. 
2 En chimie, la précipitation est définie comme la formation d’une phase hétérogène au sein d’une autre phase. 
3 Mais le drone spatial existe depuis longtemps avec les satellites de communication et de surveillance dont les positions et fonctionnalités peuvent être modifiées à distance. 
4 Voir l’ouvrage collectif, complet et remarquable, Les drones aériens : passé, présent et avenir. Approche globale, préfacé par le général d’armée aérienne Denis Mercier, chef d’état-major de l’Armée de l’air, CESA, La Documentation Française, juin 2013. 
5 Capitaine de frégate Marc Grozel : « Définition d’un système de drone », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 27. 
6 La convention de Chicago relative à l’aviation civile internationale du 7 décembre 1944 (art. 8) définit le drone comme « un avion sans pilote ». 
7 On considère qu’il faut six satellites minimum positionnés sur la ceinture dite de Clark en bande Ku ou Ka pour assurer une liaison permanente avec un drone, les pôles restant cependant hors zone ; lieutenant-colonel Gilles Marfisi : « Les liaison de données des drones Male », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 127 et s. 
8 Olivier Montagnier : « Drones solaires : la quête du vol perpétuel », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 491 et s. 
9 Lieutenant Béatrice Hainaut : « Les drones prennent de la hauteur : de l’utilisation des USV », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 447 et s. 
10 « La guerre de demain, quelles technologies ? », DSI, hors-série n° 23, avril-mai 2012.
11 Drones de combat ou UCAV, c’est-à-dire Unmanned Combat Air vehicle
12 Éric Pourcel : « ITER ou le bouleversement du monde : prospective géopolitique sur les conséquences de la maîtrise de la fusion nucléaire », Revue Défense Nationale, février 2012. 
13 Éric Pourcel : « La révolution fulgurante : plaidoyer pour le laser en position géostationnaire », Revue Défense Nationale, juin 2013. 
14 Général de corps d’armée (2S) Michel Asencio : « Vers des drones supersoniques », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 435 et s. 
15 Colonel Jean-Luc Lefebvre : Stratégie spatiale, penser la guerre des étoiles : une vision française ; L’Esprit du Livre Éditions, 2011, p. 42. 
16 Bernard Fontaine : « Armes IEM et application du laser ? Quelles évolutions ? », DSI, HS précité p. 52 et s. 
17Lieutenant-colonel Jean-Patrice Le Saint : « Vulnérabilité des drones et contre UAV », Les drones aériens : passé, présent et avenir, op. cit., p. 423 et s. 
18 Christian Malis : « Extrapolations. La robotisation de l’espace de bataille nous promet-elle une nouvelle révolution dans les affaires militaires ? », DSI, HS n° 10, février-mars 2010, p. 21. 
19 L’aggiornamento vient de l’italien signifiant « mise à jour », c’est-à-dire une « Adaptation au progrès ; modernisation, réforme » (www.larousse.fr ). 
20 Philippe Langlois : « France : une robotique de retard ? », DSI, HS n° 10 précité, p. 40 et s.