Les conditions de la supériorité stratégique et militaire dans la première moitié du XXIe siècle
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Jean-Pierre Maulny, Directeur-adjoint de l’Institut
de relations internationales et stratégiques (Iris).
Avant de déterminer les conditions de la supériorité stratégique et militaire, il faut d’abord se demander si la supériorité stratégique implique nécessairement la supériorité militaire. Si l’on doit retenir un enseignement de cette première moitié du XXIe siècle, c’est en effet l’échec de la supériorité militaire américaine en Irak comme en Afghanistan. Les objectifs qui devaient être atteints par l’emploi de la force militaire dans ces deux occasions ne l’ont pas été. C’est un échec pour les États-Unis, qui ont décidé et conduit ces deux guerres mais ce n’est pas une défaite non plus. L’Irak et l’Afghanistan n’ont pas véritablement déstabilisé ce grand pays, son statut de seule superpuissance n’a pas été atteint mais l’image de sa force a été écornée. Et c’est plus l’abstention ou les tergiversations des États-Unis en Syrie par exemple qui ont conduit les alliés des États-Unis à se poser des questions sur leur posture stratégique. Mais en même temps les hésitations américaines actuelles sont bien une des conséquences des échecs irakien et afghan. Faut-il dès lors leur reprocher de se poser des questions qui sont légitimes ? Ces échecs nous ont de plus apporté trois enseignements.
Leçons apprises récemment
1er enseignement
La supériorité militaire américaine, qui n’a jamais été aussi importante que durant cette première décennie des années 2000 et qui avait été théorisée tant par les politiques que les militaires, n’a été d’aucune utilité en Irak et en Afghanistan. C’est un leurre de penser qu’avec encore plus de moyens et plus d’hommes au sol, les Américains auraient pu vaincre le terrorisme ou les taliban en Afghanistan. La présence même des Américains devenait un facteur suffisant qui empêchait une solution politique de se mettre en place. Dans ce type de conflit, les troupes étrangères sont avec le fil du temps irrémédiablement assimilées au pouvoir en place et vice-versa. Elles sont perçues comme des troupes d’occupation, elles contribuent d’une certaine manière à délégitimer les autorités locales et ne facilitent donc pas l’émergence de solution politique.
2e enseignement
La forme de terrorisme qui a été combattue avec des moyens militaires n’a pas disparu. Il faut que les Occidentaux s’interrogent sur l’utilité de l’outil militaire qui fut de peu de secours dans la lutte contre le terrorisme depuis plus de dix ans. Globalement les sommes dépensées par les Américains ont eu un effet très limité au regard de l’effort accompli et durant une période qui s’étale sur une durée de plus de trois fois celle de la Première Guerre mondiale. La politique de « l’empreinte légère » et celle des assassinats ciblés qui ont pris le relais de la guerre de contre-insurrection (COIN) ne semblent pas avoir eu plus de succès. Il faut que nous nous interrogions sur l’implication de nos forces armées, quelle que soit leur forme d’engagement car leur seule présence est susceptible de créer l’adhésion des populations à ceux que nous combattons.
Le combat conduit « au nom de nos valeurs » est certes philosophiquement compréhensible, vu de nos pays démocratiques soucieux de la protection des droits de l’homme mais il est perçu comme une expression de volonté expansionniste à l’extérieur de nos frontières, si nous invoquons ce motif comme une cause d’utilisation de la force. Cela peut donc provoquer une réaction de rejet que nous ne souhaitons pas. Cela nous semble a priori inconcevable car nous combattons au nom d’une certaine éthique, mais la réalité est là pour nous prouver que ce combat est inefficace.
L’apogée de l’influence française dans le monde non occidental fut quand nous avons refusé d’intervenir aux côtés des États-Unis en Irak en 2003. L’exception d’une utilisation de la force armée rationnelle (et non juste) est sans doute le Mali car se conjuguent dans ce cas un conflit territorial et un acte d’agression des mouvements terroristes vis-à-vis du Sud du Mali, ce qui rend dans ce cas l’intervention de la France plus légitime et souhaitée. Mais la présence doit rester ponctuelle sous peine de retournement des opinions. Nous parlons certes d’approche globale mais la réalité est que bien souvent les moyens civils et les moyens militaires sont simplement juxtaposés avec la perception d’une hypertrophie des moyens militaires.
3e enseignement
L’influence américaine n’a pas été amoindrie durant ces années d’échec militaire. Durant cette période, les États-Unis ont pourtant subi les premiers effets de la crise économique de 2008 mais leur vitalité en termes d’innovation n’a jamais été mise en défaut. Leur victoire, c’est celle de Google, de Facebook, de Twitter et de manière générale de leur dynamisme dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) une victoire à la mesure de leur échec militaire. C’est même une triple victoire, victoire en termes de puissance économique, victoire en termes d’utilisation des progrès technologiques, victoire en termes d’influence. Si dix ans de sanctions économiques n’ont pas fait tomber le régime iranien, tout le monde aura retenu que Twitter aura été l’instrument de la contestation iranienne qui a fait vaciller le régime lors des élections en 2009. Ce qu’il faut retenir, ce n’est pas que les réseaux sociaux ont pu influer sur certaines crises : c’est le fait que ce sont les États-Unis qui ont développé la technologie qui a permis la création des réseaux sociaux : c’est l’image même de la capacité d’influence des États-Unis dans le monde : le triomphe du soft power à l’heure de l’échec du hard power.
Tout cela veut-il dire que la puissance militaire ne sert plus à rien ?
Non, certes pas.
Tout d’abord, la puissance est une question d’équilibre. Vous ne pouvez être une puissance économique sans avoir une puissance militaire proportionnée à cette puissance économique. Le cas de l’épisode ukrainien est une forme de cas d’école. L’Union européenne, qui reste perçue de l’extérieur comme une zone de prospérité, de respect des valeurs démocratiques et de lutte contre les inégalités, a provoqué un élan d’adhésion d’une partie de la population ukrainienne au point de provoquer la chute d’un régime et ce, sans avoir eu recours à la force ni même à la menace de recours à la force : l’antithèse de ce que nous avons vu en Irak et en Afghanistan. Cela a provoqué une réaction violente et, pour le coup de nature militaire, de la part de la Russie.
Or, notre faiblesse militaire nous empêche de créer une situation de dissuasion qui permettrait d’enclencher les nécessaires négociations entre l’Europe et la Russie. Les Américains ont dès lors pris naturellement « la main » après la réunion de Kiev du 20 février 2014, quand les trois ministres européens des pays du Triangle de Weimar sont venus négocier la sortie de crise de la « révolution de Maidan » : sorte de jour d’apogée de la puissance européenne. La question ici n’est pas celle de la clause d’assistance mutuelle de l’article V de l’Alliance atlantique, d’une adhésion de l’Ukraine à cette organisation qui n’est pas souhaitable et qui ne serait d’aucune utilité. C’est une question de simple crédibilité militaire : la capacité d’influence de l’Union européenne du fait de son poids économique et de son attractivité sur le plan de la démocratie et des libertés publiques est disproportionnée par rapport à sa puissance militaire : exemple qui est d’ailleurs sans doute assez rare.
Si on observe la Russie, nous avons un cas inverse.
La puissance d’influence de ce pays est faible. La Russie ne profite au fond que des « excès de la puissance de l’Occident », économique et militaire, qui a pu légitimer son action ; la stratégie de la Russie est défensive ou négative.
La Russie est une puissance blessée : nous avons mal pris en compte le déclassement brutal de celle-ci, c’est un pays avec qui nous n’avons pas réussi la paix après la chute du mur de Berlin et l’Europe a une part de responsabilité dans cette situation.
C’est un pays qui réagit avec les armes dont il dispose : l’usage de la force sans contrainte en agitant le spectre de l’oppression des minorités. La croissance du budget de la défense russe depuis deux ans est celle d’un « pays en guerre » comme le fut celui des États-Unis au début des années 2000.
La conclusion doit donc être nuancée.
Dans un sens, la Russie est isolée, ce n’est pas une puissance d’influence au-delà de la population russe et des peuples russophones auprès desquels elle véhicule un discours anxiogène. De plus la position russe qui conduit à une remise en cause généralisée des frontières sur une base ethnique agace nombre de pays, comme on a pu le voir lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies. Mais dans le même temps, les ressorts de l’action russe créent une situation dangereuse : dirigeant omnipotent, réaction brutale et fondée sur l’exacerbation des droits des minorités et sur une forme de nationalisme blessé.
Il faut donc tout à la fois dialoguer et éviter toute attitude témoignant d’un excès de puissance de l’Occident et continuer à dissuader la Russie d’une action militaire l’obligeant à une schizophrénie de l’action. Il faut couper l’herbe sous le pied du discours visant à exacerber la revendication des minorités et élargir notre base sur le plan politique : la Chine notamment ne peut accepter un discours qui conduirait à un développement des revendications sur son propre territoire.
Quelle politique nous faut-il mettre en place dans les années à venir ?
Il faudra rééquilibrer notre puissance militaire notamment au niveau européen. C’est une question qui dépasse la simple question des capacités opérationnelles. Il faut pouvoir afficher une puissance militaire cohérente avec notre attractivité économique et notre modèle social. Il faut bien comprendre que notre soft power est un atout bien plus important que nous pouvons l’imaginer et que ce soft power est au niveau de l’Europe mais aussi au niveau de la France. C’est-à-dire qu’il faut à la fois conserver nos atouts, qui sont liés notamment à notre modèle social performant, mais également éviter de donner le sentiment que ce modèle sociétal a un caractère expansionniste. L’épisode ukrainien doit nous faire réfléchir.
L’exemple américain nous montre qu’il faut conjuguer puissance militaire avec puissance économique et puissance industrielle. Il nous faut viser l’excellence technologique afin d’avoir une puissance militaire qui soit le miroir de notre modèle d’innovation technologique dans le monde civil.
Il existe dans la puissance militaire un effet d’affichage qui ne doit pas être sous-estimé. Cet affichage permet de créer des situations de dissuasion (la dissuasion n’est pas liée uniquement à l’arme nucléaire). Elle met en cohérence les images de haute technologie dans le domaine civil et dans le domaine militaire accroissant la capacité d’influence globale. C’est notre capacité d’innovation et notre aptitude à développer des hautes technologies qui sera regardée autant que notre puissance militaire.
Peut-être qu’une des conclusions est simplement de dire qu’il faut savoir sortir des sentiers battus et regarder à long terme et pas uniquement à court et moyen termes. Les surprises stratégiques ne viennent bien souvent que de notre incapacité à regarder en face certaines réalités ou simplement de notre incapacité à sortir d’un mode de pensée convenu et autocentré sans chercher à comprendre ce que ressentent les autres.
Qui aurait pu penser il y a treize ans qu’un pays dépensant plus de 750 milliards de dollars par an, la moitié des dépenses militaires mondiales, se trouve en échec face à des pays dépourvus de puissance militaire ? La réponse vient peut-être tout simplement du fait que la présence militaire américaine massive dans ces pays était au mieux incongrue, au pire déplacée, ce que le regard des populations de ces pays nous renvoyait bien plus sûrement que les discours de leurs dirigeants. Encore faut-il savoir identifier ces signes, et les prendre en compte dans une analyse stratégique.