Perspective asiatique d’équilibre stratégique : pertinence et réalité

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

W. Pal Sidhu, Docteur. Senior Fellow, Foreign Policy,
Brookings Institution and Brookings India Centre

 

Le concept de l’équilibre stratégique a été développé par les deux grandes puissances dans le cadre de la confrontation nucléaire entre l’Est et l’Ouest pendant la guerre froide. Il était principalement inspiré par l’avènement des armes nucléaires, tout en s’adossant à l’histoire unique des grandes puissances et, en particulier, à l’expérience des deux guerres mondiales et des destructions massives dont elles avaient eu à souffrir. L’équilibre stratégique se fondait alors sur trois concepts imbriqués. 

Premièrement, l’élaboration d’une doctrine de dissuasion nucléaire, avec le souci de préserver un scénario de guerre non nucléaire entre les pays disposant d’armes nucléaires, ce que les alliés des deux grandes puissances et les autres nations acceptèrent, parfois, avec réticence. 

Deuxièmement, la gestion de la dissuasion entre les puissances majeures et leurs alliés, grâce à une série d’institutions bilatérales (les accords entre les États-Unis et l’Union soviétique), plurilatérales (l’Otan, le Pacte de Varsovie et la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) et multilatérales (le Conseil de sécurité des Nations unies) ainsi que par le moyen du contrôle des armements (Strategic Arms Limitation Talks, SALT - Strategic Arms Reduction Treaty, START, etc.) et, si nécessaire, même par le désarme- ment (Anti-Balistic Missile, ABM et Intermediate Nuclear Forces, INF). 

Troisièmement, l’équilibre stratégique se fondait sur la création d’un régime de non-prolifération (Atoms for Peace, Traité de non-prolifération, TNP, etc.), afin de préserver l’ordre nucléaire, l’équilibre stratégique et de prévenir l’arrivée de nouveaux compétiteurs. Il y avait en effet peu d’espoir de préserver l’équilibre et la stabilité stratégiques avec une équation comportant trop d’acteurs. 

Post-guerre froide 

Cependant, dans l’ère post-guerre froide, ce concept traditionnel de stabilité stratégique commençait à s’épuiser, en raison d’au moins trois facteurs. 

D’abord, la chute de l’Union soviétique compromettait sévèrement la capacité de ce pays à faire face aux États-Unis et d’aider ainsi à maintenir la stabilité stratégique. Cette situation se conjuguait à l’incapacité américaine de transformer fondamentalement le rapport antagoniste avec la Russie et d’en faire un État quasi-allié. En même temps, les États-Unis cherchaient la sécurité absolue, plutôt que l’insécurité mutuelle, ce qui affaiblissait davantage l’équilibre stratégique.

Ensuite, la quête de la sécurité absolue conduisit les États-Unis et leurs alliés à mettre l’accent sur leurs capacités de défense, plutôt que sur la dissuasion. L’importance décroissante des armes nucléaires et le renforcement des capacités classiques au détriment de l’arsenal nucléaire sont des phénomènes représentatifs de cette situation. Cette évolution fut rendue possible à la fin de la guerre froide, en raison des grands moyens techniques, financiers et administratifs des États-Unis.

Enfin, l’émergence de plusieurs pays disposant d’armes nucléaires ou dotés d’une capacité nucléaire, en particulier en dehors du cadre Est-Ouest et notamment en Asie (Chine, Corée du Nord, Inde, Israël, Pakistan) a aussi remis en question la notion traditionnelle de l’équilibre et de la stabilité stratégiques.

Le défi asiatique

La géopolitique de l’Asie en général, et de l’Asie du Sud en particulier (les frontières communes disputées, les courtes distances qui gomment la distinction entre stratégique et tactique), faisait que l’équilibre et la stabilité stratégiques ne pouvaient être facilement atteints, même s’il y en avait la volonté.

Aucun de ces pays ne souscrivait vraiment au concept de la stabilité stratégique, que cela soit en termes de doctrine (le non-emploi en premier), d’armes (autant au niveau qualitatif que quantitatif) et de déploiement (état de veille ou d’alerte).

L’effort pour intégrer ces pays à l’ordre nucléaire a été tardif et relatif. Ceux-ci durent donc se débrouiller tout seuls. Ainsi, contrairement au cas du contexte Est-Ouest, où les États-Unis ont consolidé les accords bilatéraux par d’autres accords, plurilatéraux, en Asie, Washington s’est contenté de la mise en place d’accords bilatéraux.

Les « trois non »

Aujourd’hui, l’Asie en général – et l’Asie du Sud en particulier (la Chine, l’Inde et le Pakistan) – est caractérisée par « trois non » qui ont un effet direct sur le concept traditionnel de l’équilibre et la stabilité stratégiques en matière nucléaire.

Le premier « non » est le refus de la politique de non-accumulation des armes nucléaires. Au lieu de l’acceptation de cette discipline, l’Asie connaît un renforcement de son armement nucléaire tant des systèmes que des vecteurs. Contrairement aux États nucléaires européens aujourd’hui, les pays de l’Asie du Sud sont en train de se doter de la triade nucléaire. Ces arsenaux représentent, dans l’absolu, un ensemble de moyens encore limités mais qui exercent déjà un effet de levier important (low base effect).

Le deuxième concerne le manque d’une expérience de contrôle des armements et la réticence de s’engager à fournir cet effort.

Le troisième se traduit par l’absence d’un projet bilatéral, régional ou global, en vue de gérer les relations entre puissances nucléaires régionales et de préserver un scénario de guerre non-nucléaire. Bien que l’Inde et le Pakistan disposent de quelques éléments d’architecture bilatérale, celle-ci n’est pas encore totalement déployée et appliquée.

La voie à suivre

La Chine, l’Inde et le Pakistan ont la possibilité de choisir dans le futur entre deux voies : celle de la coopération et celle de la confrontation. Si elles choisissent la seconde, cela ressemblera plus au scénario de la prolifération nucléaire observé pendant la confrontation Est-Ouest. Si elles choisissent la première voie, celle de la coopération, ce choix se rapprochera de l’expérience européenne.

En réalité, il est probable que l’Asie du Sud avancera à tâtons entre ces deux voies, grâce à une série d’accords ad hoc et informels de caractère plus de facto que de jure. Dans ce processus de transformation, les États-Unis joueront un rôle crucial et devraient donc être considérés comme une puissance asiatique. La question centrale que nous devrons envisager est la suivante : les accords de facto pourront-ils être efficaces à long terme ou devront-ils être convertis en une forme d’accords de jure ? Si tel était le cas, où et comment seraient conclus ces accords de jure ? Et quel sera alors le rôle des puissances européennes ?