Remarques sur quelques concepts
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Pierre Hassner, Spécialiste français de relations internationales,
directeur de recherche honoraire au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri)
de la Fondation nationale des sciences politiques.
Lauréat du Prix d’honneur 2011 de la RDN.
La nouvelle donne
Ce qui caractérise la situation présente du point de vue des conflits en cours et de leurs perspectives à plus long terme, c’est la combinaison de dimensions que l’on aurait spontanément tendance à ne concevoir que séparément, dans l’espace et dans le temps.
D’un côté, on assiste à une imbrication croissante des conflits intérieurs, locaux, régionaux, transnationaux et globaux. La tragédie syrienne en constitue l’exemple parfait, comme la guerre d’Espagne à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi la globalisation et les réactions de clôture qu’elle suscite à la fois vont de pair, comme le remarquait Philippe Errera, avec une fragmentation du champ diplomatico-stratégique et une contagion qui tend à modifier profondément la notion de théâtre d’opérations.
De l’autre, s’agissant du temps, la crise ukrainienne a semblé convoquer des fantômes qu’on croyait définitivement évanouis. Le président Obama déclare répondre par des instruments du XXIe siècle (liés à l’interdépendance économique) à des actions du XIXe siècle (la conquête de territoires). En réalité, c’est le XXe siècle qui ne veut pas mourir et qui semble répliquer certaines des phases de sa première moitié. L’Allemagne et la Russie ont toutes les deux été deux empires sans frontières définitives ni même définies. Elles ont aspiré successivement depuis un siècle, surtout sous des dirigeants autoritaires ou totalitaires, à réunir tous ceux qui parlent leur langue respective au-delà des frontières définies par les accords internationaux et à prendre leur revanche, l’une sur les résultats de la Première Guerre mondiale, l’autre sur ceux de la guerre froide.
M. Poutine, dans son discours du 18 mars 2014 devant la Douma, remonte encore plus loin. Il déclare que depuis le XVIIIe siècle, les puissances occidentales n’ont cherché qu’à encercler et à diviser la Russie, qu’elles ont organisé les « révolutions de couleur », les « Printemps arabes » et la révolte du « Maidan » de Kiev, de même qu’elles ont fait éclater la Yougoslavie, pour en manipuler les fragments.
La Chine et l’Asie en général semblent vouloir retrouver la première place qui fut la leur. Dans le cas de la Chine qui pense à long terme, cette ambition semble plus réaliste que dans celui de la Russie. Les dimensions nouvelles introduites par la technique et par l’évolution des mœurs occidentales, qui semblaient permettre une sortie de l’histoire belliqueuse, un ordre international multilatéral et un déclin de la violence, au moins au niveau des États, ne s’effacent pas mais coexistent avec des aspirations, des peurs et des ressentiments récurrents au cours de l’histoire.
Après la Seconde Guerre mondiale, les conflits internationaux s’articulaient en deux axes, Est-Ouest et Nord-Sud, le second étant représenté par les guerres d’indépendance des pays colonisés. Le conflit Est-Ouest prenait avant tout la forme de la course aux armements nucléaires mais dégageait au bout d’un certain temps un intérêt commun à la limitation de celle-ci et à celle de la prolifération nucléaire, en même temps qu’une délimitation relativement claire des sphères respectives, permettant aux grandes puissances de se dissuader mutuellement et de ne s’affronter que de manière indirecte.
Après la fin de la décolonisation, guerres civiles et interventions des grandes puissances se poursuivaient dans le Sud, parfois indépendamment de la rivalité Est-Ouest, et parfois en liaison étroite avec celle-ci. La fin de la guerre froide écarte le problème d’une troisième guerre mondiale entre l’Ouest et l’Est mais laisse ouverts et même installe au premier plan, d’une part le problème de la prolifération nucléaire et d’autre part, celui des conflits ethniques et des affrontements qu’ils entraînent dans le Sud et même en Europe (guerre de Yougoslavie). Les interventions onusiennes et surtout occidentales se multiplient au nom de la défense des droits de l’homme et de la prévention des massacres. C’est la dernière décennie du siècle qui semble placée sous le signe de la victoire de la démocratie occidentale et de la promotion d’un ordre international pacifique.
Cependant, le nouveau millénaire marque un nouveau tournant, avec l’apparition d’un nouvel ennemi : le « terrorisme globalisé » d’Al-Qaïda qui déclenche une nouvelle phase d’activisme impérial américain au nom de la « guerre contre la terreur » et contre « l’axe du mal » des régimes autoritaires aspirant aux armes de destruction massive.
Deux facteurs nouveaux ou renaissants, le terrorisme et les guerres de religion, y compris à l’intérieur de l’Islam (entre Sunnites et Chiites), occupent désormais le devant de la scène, autant en eux-mêmes que par les réactions qu’ils suscitent et par les contrecoups de ces réactions. Les États-Unis se lancent, sous George W. Bush, dans une offensive mondiale d’une guerre ou d’une expédition à l’autre qui leur assure une grande impopularité dans le Sud et une partie de l’Europe. Les interventions humanitaires, puis antiterroristes, apparaissent à beaucoup comme la suite des guerres coloniales et pro- mises au même insuccès. Du côté des peuples, les « révolutions de couleur » et les « Printemps arabes » manifestent la vivacité et l’ubiquité de l’aspiration à la démocratie, autant que l’influence de la globalisation. Mais elles suscitent à leur tour une répression violente (soutenue, en particulier, par la Russie et la Chine, qui craignent leurs effets pour elles-mêmes) et semblent finir par échouer.
Autre phénomène historique : la crise économique. Combinée à la frustration des interventions enlisées et inabouties, elle contribue à une tendance des États-Unis et de la plupart des pays européens au retrait ou du moins à la priorité donnée aux affaires intérieures. Les budgets militaires baissent, la projection de forces et la « présence au sol » semblent de plus en plus évitées. Les États-Unis d’Obama se tournent soit vers l’usage de l’arme économique des sanctions, soit, militairement, vers une stratégie « air-sol » et surtout vers les possibilités offertes par les nouvelles technologies (drones et cyber- attaques) pour une guerre à distance, clandestine et préventive. Celle-ci apparaît comme une réplique asymétrique des attentats-suicides d’Al-Qaïda, amenant ainsi une confrontation entre guerriers sans guerre et guerres sans guerriers.
Entre-temps, la violence qu’on affirmait décroissante ou dépassée prospère sous les formes les plus diverses : guerres civiles meurtrières se perpétuant sur le continent africain et dans certains pays asiatiques, action d’une Al-Qaïda fortement décentralisée s’emparant des conflits ethniques et religieux, bombardements, tortures et efforts pour affamer des populations entières en Syrie et bientôt dans les pays voisins, rappelant les pires horreurs du XXe siècle. Un triangle Pakistan-Inde-Afghanistan, où tout peut arriver, une évolution du rapport de l’Iran, de son programme nucléaire, de ses négociations avec les représentants de la « communauté internationale » et de sa confrontation avec Israël et l’Arabie saoudite, qui toutes approchant la minute de vérité peuvent maintenant bouleverser la donne régionale, sinon plus.
Enfin, et pour l’instant surtout, les rapports de la Chine, de la Russie et de leurs voisins asiatiques ou européens et, du même coup, avec les États-Unis occupent le devant de la scène. La tension monte entre la Chine et le Japon. Dans le cas de la Russie, l’éventail des actions et des menaces va du plus moderne (cyberattaques, propagande télévisuelle exceptionnellement intense, agressive et inventive), en passant par le plus classique (infiltration, menaces d’intervention directe et d’occupation matérialisées par des mouvements de troupes exceptionnels ainsi que par des stratagèmes antiques (infiltration de détachements masqués et déguisés rappelant le Cheval de Troie).
Heureusement, beaucoup de facteurs permettent aussi d’espérer que la troisième guerre mondiale n’est pas à nos portes. Malheureusement, certains, parfois les mêmes, font craindre que la situation actuelle ne soit plus dangereuse que la guerre froide, parce que plus mouvante, plus complexe, et donc moins prévisible et partant, moins contrôlable.
L’équilibre stratégique
Ce rappel historico-politique était destiné à introduire l’idée générale de cette réflexion : la complexité et la relativité actuelles, encore plus grandes qu’à d’autres époques, des notions d’équilibre et de supériorité stratégiques.
Personne n’ignore que le terme d’«équilibre» est lui-même ambigu. Entre l’équilibre budgétaire et l’équilibre des puissances, entre le point d’équilibre d’une course aux armements et l’équilibre assuré par un balancier, il y a des différences éclatantes. L’équilibre peut désigner un simple rapport de forces et peut donc reposer sur une hiérarchie reconnue comme sur une égalité, il peut être bilatéral ou multilatéral, symétrique ou asymétrique, automatique, ultra-stable, donc auto-correcteur, ou, au contraire, fragile et devant faire l’objet d’une vigilance constante. « L’équilibre de la terreur » ou de la dissuasion repose moins sur une égalité quantitative que sur la possession par chaque acteur d’une capacité de seconde frappe. Selon le général Gallois, la dissuasion proportionnelle assurait l’équilibre entre le faible et le fort. Selon les stratèges américains, l’inégalité conduisait à une moins grande crédibilité de la part du plus faible et à une moins grande capacité de survie à l’échange nucléaire s’il se produisait.
Nous voudrions insister ici sur l’effet que la complexité de la scène mondiale, sa multi-dimensionnalité et la multiplicité de ses interconnexions ont sur les équilibres stratégiques actuels.
Du temps de la guerre froide, elle incluait, certes, des équilibres régionaux et des « systèmes de conflits » mais aussi un overlay (recouvrement) selon l’expression de Barry Buzan, par « la ligne de tension majeure » (A. Wolfers) qui modifiait les équilibres particuliers. Raymond Aron disait qu’on reconnaissait qu’une région était dans le champ de la guerre froide à ce que la relation du faible et du fort s’inversait. Aujourd’hui, il y a plusieurs « lignes de tension majeure » qui s’entrecroisent et aucune région n’échappe à toutes.
Plus importante encore, peut-être, est la dimension subjective : autant que l’équilibre des forces, ce qui compte, c’est l’équilibre de la prise de risques et l’équilibre des intérêts. Pour Thomas Schelling, la seule manière d’assurer la crédibilité de la dissuasion élargie ou de l’engagement pour des enjeux lointains et limités, est de les transformer en enjeux majeurs en déclarant qu’ils mettent, justement, en jeu votre parole et votre crédibilité. D’autres répondront que les adversaires et les protégés peuvent, à tort ou à raison, considérer cet engagement artificiel comme du bluff.
La supériorité stratégique
Ces considérations sur l’ambiguïté ou la fragilité de l’équilibre nous mènent tout droit à celles sur la supériorité stratégique. Kissinger, qui avait fait usage de la notion, s’écriait un jour où il était accusé de l’avoir sacrifiée pour les accords SALT (Strategic Arms Limitation Treaty) : « Mais, au nom de Dieu, qu’est-ce que la supériorité stratégique ? En quoi consiste-t-elle ? Comment l’acquiert-on ? Comment la mesure-t-on ? À quoi sert-elle ? ». Il est revenu, plus tard, sur cette explosion oratoire, mais elle garde sa valeur quand on voit combien de grands États perdent de petites guerres. Raymond Aron avait expliqué, dans Paix et Guerre entre les nations, que dans les guerres coloniales, l’intervenant extérieur devrait gagner alors que les insurgés autochtones pourraient se contenter de ne pas perdre. Comme l’indique Clausewitz, le vainqueur n’est vainqueur que lorsque le vaincu cesse de résister, soit en étant détruit, soit en capitulant. S’il conserve la supériorité en termes d’engagement et de prise de risque devant un adversaire, certes plus fort mais divisé ou dépendant d’une métropole lointaine, il finit par gagner. Napoléon et Hitler, pénétrant en Russie, pouvaient sembler bénéficier de la supériorité stratégique. Il n’en fut rien, en dernière analyse. Hegel tirait les mêmes conclusions des mésaventures de Napoléon en Espagne. Napoléon, dit-il, « était le plus grand conquérant de tous les temps, nul n’avait accompli de tels exploits. Mais il perdit devant les paysans espagnols. Le sentiment national et religieux renversa ce colosse ». Conclusion : la force peut détruire, elle peut conquérir et occuper, elle peut moins pacifier, construire et transformer. Comment ne pas conclure que la stratégie, c’est beaucoup plus que la stratégie ?
Grand Strategy et politique : la stratégie totale
Dans son ouvrage posthume : Strategic Thinking : an introduction and a farewell, Philip Windsor, le plus brillant et original spécialiste de la London School of Economics et de l’Institut international d’études stratégiques, déclare que pendant les années soixante, c’étaient les moyens plutôt que les fins qui semblaient dicter la stratégie : elle donnait l’impression de se limiter à un calcul des CEP (Cercle d’erreur probable), à un débat sur le nombre de missiles nécessaires pour éliminer ceux de l’adversaire. Au fur et à mesure, après la guerre froide, la complexité des problèmes et, avec elle, le rôle de la politique, de la société, des différences culturelles, des idées et des passions reprenaient le dessus. La stratégie n’avait de sens que dans le cadre de ce que les Anglais appellent la Grand Strategy, et le général Beaufre « la stratégie totale ».
Quand, en 1940, Paul Reynaud, devant le triomphe à court terme de la guerre éclair allemande, déclarait : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », et le général de Gaulle : « La France a perdu une bataille mais elle n’a pas perdu la guerre », ils avaient une vision qui embrassait le long terme et la mondialisation du conflit. Aujourd’hui on peut considérer qu’en Ukraine, M. Poutine a non seulement l’initiative mais surtout l’avantage de l’unité de commandement et de la supériorité dans la prise de risques et dans la priorité des intérêts. Mais on peut penser que l’Europe et les États-Unis sont plus forts à long terme et on ne peut exclure que ce soit la Chine qui apparaisse comme le véritable vainqueur.
La stratégie militaire apparaît comme un élément certes central, mais à l’intérieur d’un ensemble qui inclut une vision politique et la considération des tendances économiques, sociales et culturelles. On retrouve l’« étrange trinité » de Clausewitz mais pas forcément toujours la répartition canonique des rôles : il arrive que le chef de l’État soit mû par la passion, que le chef de guerre se permette de penser, que le peuple manifeste sa volonté et soit inspiré par des idées...
Sur le plan de la théorie comme de la pratique, il n’est pas de tâche plus urgente que d’élargir la géopolitique, en y faisant entrer la circulation des idées, des mythes et des passions, et de politiser la géostratégie.