Strategy making : la théorie et la pratique

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 

Béatrice Heuser, Professeur à l’université de Reading,
Grande-Bretagne, chaire de relations internationales.

 

Comment est élaborée la stratégie ? À l’aide de quelle procédure et de quels ingrédients, est-elle formulée ? Le modèle clausewitzien selon lequel les gouvernements prennent des décisions sur le recours à la force militaire avec des objectifs politiques clairs est une simplification grossière. N’importe quel décideur a plusieurs objectifs, dont certains s’excluent mutuellement ou sont en conflit, et n’importe quel groupe de décideurs a des objectifs encore plus hétérogènes, allant de la promotion de leurs propres carrières aux intérêts de l’État qu’ils dirigent en passant par la protection de l’ordre international et la paix. Ils peuvent avoir des conceptions très erronées sur les possibilités offertes par les moyens militaires à leur disposition ou sur les convictions, idéologies, intérêts, intentions et capacités de leurs adversaires, ou encore sur de nombreux autres facteurs. Leurs perceptions, et donc leurs objectifs, peuvent changer au cours du temps, probablement en fonction de leur appréciation même de l’évolution du conflit armé. Au début d’une guerre en particulier, et dans les situations critiques, les décideurs, qui n’ont pas le regard et le recul de l’historien pour les aider, ont tendance à tâtonner, en étant par dessus tout préoccupés de survivre à la crise et d’éviter le pire. 

Ainsi, rarement – voire jamais – la décision d’entrer en guerre ne résulte d’une véritable évaluation de la menace, de ses propres capacités et de ceux de l’adversaire, et d’objectifs politiques de guerre clairs, desquels seraient dérivés des objectifs militaires clairs. 

Genèse stratégique

Les concepts de stratégie adoptés officiellement par les gouvernements existaient rarement sous forme écrite avant la fin du XIXe siècle. Une fois que leur usage s’est largement répandu, ils ont été caractérisés davantage par des contradictions et des compromis émanant des politiques bureaucratiques, que par l’application logique de principes explicites. Il faut donc être conscient du caractère corporatiste de n’importe quel document d’un gouvernement qui sert à refléter ou définir une « stratégie » gouvernementale. De tels documents, comme l’amiral britannique Richard Hill l’observait justement, sont une « distillation de compromis ».1

C’est une faiblesse de la plupart des définitions de la « stratégie » de supposer que les deux (principales) entités s’opposant sont chacune de nature monolithique. En regardant l’élaboration de la stratégie, pour reprendre l’expression de Newton, les définitions impliquent une boîte noire : les décisions y sont prises mais les principes et règles les régissant sont soumis à des fins politiques, dans une situation géographique particulière, avec certains moyens disponibles (forces armées, puissance économique, population, richesse, etc.). S’il en était ainsi, nous aurions raison d’être surpris face à l’incohérence de tant de décisions stratégiques. L’évolution des économies, des États, des appareils administratifs (fonction publique, impôts, investissements en infrastructure, etc.) et des technologies sont autant de variables (interconnectées) influençant le produit final, précisément la stratégie. Mais il y a une variable supplémentaire essentielle : la multitude d’acteurs. Cette variable a une dimension interne et externe. La dimension externe de cette variable est la plus ancienne : c’est l’interaction d’autres régimes avec les belligérants. Il s’agit d’alliés potentiels et effectifs de chaque côté, de leur tentative de tirer un avantage politique, économique ou autre de la situation, en se plaçant eux-mêmes en belligérants ou en menaçant un ou plusieurs belligérants de rejoindre l’autre camp, couvrant tout le spectre d’alliances politiques, de relations bilatérales et de diplomatie. C’est ce que le spécialiste de la flotte britannique Fred Janes appelle les « complications internationales ».Résultant des alliances, elles ont un effet critique sur la conduite des opérations militaires, dont une part tellement importante dépend des structures de commandement : quel commandement allié peut prévaloir sur le commandement des autres alliés qui à leur tour dépendent de la répartition des forces alliées ; quel allié contribue le plus et qui a le plus petit nombre sous ses ordres ?

La manifestation interne de cette variable est l’élaboration collective de politiques, au cours de laquelle même un Président des États-Unis, de la France, de la Fédération de Russie ou de Finlande, ou encore un Premier ministre de Grande-Bretagne, de Norvège ou d’Australie ne peut pas ignorer une opposition interne, qu’elle émane de l’opposition ou des ministres, des fonctionnaires ou des militaires, de la même façon qu’un tyran, un dictateur et, dans une moindre mesure, un monarque de droit divin le pourrait (et encore, il y a dans ce cas le tyrannicide et le régicide). Il existe peut-être aujourd’hui un décideur unique pouvant dire « le patron, c’est moi » (the bucks stops), mais pourtant la prise de décision en démocratie (ou même en dictature oligarchique) est un processus de négociation qui ajoute une logique toute nouvelle à l’élaboration de la stratégie. Et c’est là, comme l’ont mis en avant les experts politiques, que les batailles politiques et personnelles entrent en tension avec, à importance égale, la politique bureaucratique.

Depuis le XVIIe siècle et surtout depuis la moitié du XIXe, jusqu’à aujourd’hui, alors que les bureaucraties s’élargissaient dans tous les États et que les technologies, avec les décisions d’approvisionnements, devenaient de plus en plus complexes, la prise de décision par le gouvernement se complexifiait dans les mêmes mesures. En plus de la concurrence entre ministres rivaux, la rivalité « interservice » dans des sociétés dotées d’armées et de marines a pu exister, sous d’autres formes plus modestes, depuis des siècles. Tout cela, rassemblé sous le vocable de politique bureaucratique, est aujourd’hui encore plus prononcé et constitue un point essentiel à prendre en compte pour comprendre la configuration et l’équipement des forces armées, et relègue à un rang bien inférieur les motifs stratégiques et a fortiori le moindre principe ou concept stratégique.

La querelle sur les fonds et la dépense gouvernementale, particulièrement en temps de guerre, était déjà au centre des relations tendues entre les monarques Tudor et Stuart d’une part, et les parlementaires d’autre part, et a trouvé son point culminant dans la guerre civile anglaise. La lutte pour les finances, et donc les ressources, entre les institutions et les organisations relatives à la politique militaire est venue au premier plan depuis la fin du XIXe siècle. Dorénavant, la stratégie ne serait plus jamais uniquement affaires de relations avec l’ennemi. Dorénavant et graduellement, elle serait davantage élaborée en temps de paix pour appliquer les intérêts d’un État aux autres, alliés inclus, gouvernement contre opposition, un ministre contre l’autre, une direction d’un ministère contre une autre, les différents corps de l’armée entre eux, la Navy contre l’Army, les parachutistes contre les fusiliers, les unités blindées contre les infanteries légères, et ainsi de suite... Dans les démocraties, la stratégie – souvent reflétée dans les Livres blancs ou Livres bleus – devenait de plus en plus le fruit de travaux conduits en comité avec les agences concernées, le document final tenant moins à l’effort de cohérence logique qu’à celui de compromis, pesant les intérêts particuliers représentés à la table de rédaction. Pendant ce temps, il existait des conceptions collectives très fluctuantes sur la stratégie, des sous-problèmes et difficultés relatives, souvent esquissés en osmose, davantage par raisonnement via la « pensée de groupe » (group think, Irving Janis) résultant de rencontres fréquentes à huis clos, de journaux communément lus et de conférences étrangement pertinentes remémorées dans une école militaire ou entendues dans un think-tank. Comme le remarquait l’amiral Hill, les principes de la stratégie censés résoudre des problèmes stratégiques posés mais en constante évolution sont souvent le produit fini de ces travaux en comité, souvent complétés de rumeurs nocturnes propres au ministère de la Défense, « et philosophant sur des sujets banals, toutes les idées étant balayées le lendemain sauf une ou deux. Rien n’était pris en note ; ce qui avait de l’importance restait à l’esprit ».3

À cela, il faut ajouter la propension des forces armées à ne pas faire de guerres adéquates pour atteindre l’état final désiré à l’égard de l’adversaire. Elles préfèrent en général faire des guerres pour lesquelles elles se sont préparées, pour lesquelles elles ont acheté de l’équipement, pour lesquelles elles sont configurées et leur permettant réellement d’en découdre. De la même façon, les diplomates veulent prouver l’utilité des traités et organisations internationales qu’ils promeuvent, de sorte à les faire apparaître comme la solution au problème de sécurité du moment. Ajoutez à cela l’« opinion publique », une autre boîte noire qui devrait être ouverte. Le traitement des médias en plus, fournissant des arguments neufs ou ressassés mais renforcés pour une décision ou une autre. Une myriade d’individus et d’intérêts institutionnels entrent en jeu, chacun défendu avec éloquence dans un processus de prise de décision de plus en plus complexe au sein des États et entre les États.

Les différentes « boîtes noires » dans lesquelles la stratégie est élaborée produisent des résultats tellement variés qu’ils ne peuvent plus être expliqués selon les termes des anciennes définitions de stratégie. L’élaboration de la stratégie est absorbée par toutes formes d’interactions politiques, qui se distinguent de la politique normale uniquement en ce que l’usage de la force ou la menace de cet usage jouent un rôle central.

Modalité américaine

John Hattendor a résumé la façon dont la stratégie est élaborée dans la puissance hégémonique américaine actuelle. Il s’agit d’une prise de décision démocratique type, quoique sur une échelle plus large qu’en Grande-Bretagne, en Pologne ou en Italie, et a fortiori en Estonie ou en Slovénie.

Hattendorf considère que la prise de décision stratégique s’exerce dans quatre domaines : la stratégie générale de l’État au plus haut niveau politique est formulée par le Président et modifiée ou endossée par le Congrès ; l’achat d’armes, allant de pair avec l’affirmation du besoin de ces armes et de leur rôle dans divers scénarios de conflit, est effectué par chaque armée avec le budget décidé au sein du gouvernement, coordonné par le Secrétaire américain à la Défense et plus globalement autorisé par le Congrès ; des plans d’urgence adaptés à un éventail de scénarios de guerre ou d’interventions militaires sont réalisés et entretenus sous la conduite des chefs d’état-major ; « la planification opérationnelle, la préparation détaillée des plans d’opérations en temps de guerre est effectuée par les divers commandants en chef » et, sous leur supervision, par des équipes nommées expressément.

Comme Hattendorf l’a justement remarqué, en théorie ces domaines « devraient se compléter ».4 En réalité, cependant, il existe un certain nombre de frictions.5 Elles émanent de l’interaction entre des intérêts bureaucratiques divergents, des alliances politiques, de déplacements de l’objectif principal au fil du temps (la planification d’une stratégie générale devrait en théorie dominer les trois domaines d’application mais pendant que, dans ces domaines, la planification est menée avec les paramètres définis par la stratégie générale, cette dernière peut elle-même changer pour intégrer de nouveaux événements externes ou internes) ou bien les différents calendriers propres à chaque domaine (un mandat présidentiel dans une démocratie peut durer quatre ans, alors que le cycle planification-déploiement-réforme pour des systèmes d’armement de grande ampleur, blindés, avions ou sous-marins et bâtiment de surface, se compte en décennies).

Cohérence et aléas

En pratique, il est donc possible de trouver une stratégie décidée l’année X et mise en place par quelques pays en années X+4 à X+6, alors que dans le même temps, la stratégie a changé à l’année X+2. S’agissant des achats, la mise en place des décisions dans ce domaine commençant en année X peut ne s’achever que l’année X+30, s’ils ne sont pas annulés ou modifiés en cours de route. Lorsqu’il s’agit de systèmes d’armes majeurs, il arrive souvent que des modifications de grande échelle deviennent impossibles, ou que l’annulation coûte un montant absurde. Toute stratégie est donc contrainte d’opérer sur la base de décisions d’achat liées à une stratégie générale elle-même évolutive. Ainsi l’Otan et le Pacte de Varsovie étaient pleinement engagés dans une stratégie générale de détente pendant que les stocks de missiles américains et soviétiques continuaient de se constituer jusqu’à des niveaux sans précédent, à rebours des politiques prévalant à l’époque.

Cela signifie que les planificateurs militaires ne se convainquent jamais qu’ils ont la quantité et la qualité d’armes dont ils auraient besoin. Les systèmes d’armements complexes requièrent des années pour passer de la planche à dessin au déploiement et de fait les planificateurs militaires ont tendance à se sentir non préparés pour la guerre et préfèrent imaginer qu’elle aura lieu dans cinq ou dix ans, après le prochain plan quinquennal, après la prochaine vague d’achats. Alors que l’élaboration stratégique se laisse dominer par les débats autour de la place de technologies toujours nouvelles et autour de l’émergence de systèmes d’armement, la mise en place de n’importe quelle stratégie est profondément entravée par l’écart croissant entre planification et exécution. Dans le processus gouvernemental d’élaboration de la stratégie, on s’attendrait à une déduction cartésienne et méthodique selon les principes esquissés par les travaux d’André Beaufre,6 commençant par la définition d’une stratégie générale, puis analysant quel rôle pourrait jouer la puissance militaire dans la poursuite de cette stratégie, comment elle serait exercée, et avec quels moyens, et quelle partie de ces moyens serait acceptable. Au lieu de cela, les concepteurs de stratégie ont tendance à « entrer dans cette séquence à mi-chemin » (Richard Hill), sans questionner bon nombre de présupposés tacites et de mesures d’« instinct » (Geoffrey Till) – au sujet des moyens, de la façon d’utiliser la puissance militaire – considérés comme des acquis et de façon souvent anachronique.7

La politique d’alliance en temps de paix et la stratégie menée à travers les organisations internationales, une nouveauté de l’ère post-Seconde Guerre mondiale, ont donné une dimension nouvelle et une place prépondérante à la politique bureaucratique. En période de paix, avant 1945, la politique était le jeu de deux ou trois services, d’hommes politiques déterminés s’opposant au sein du gouvernement et du complexe militaro-industriel. Dans le monde post-1945, il existe des règles supplémentaires et plus exigeantes à l’échelon international où le prestige national est une considération majeure, où des milliers de petits contrats sont passés, pour partager des achats, des bases, et pour lutter pour l’attribution de postes de commandement et leurs délimitations géographiques, ainsi que pour bien d’autres compétences.8

Pour donner un exemple, un État peut décider de rejoindre une intervention militaire de maintien de la paix dirigée par l’ONU, non pas en premier lieu pour aider à résoudre un conflit, ou pour mettre un terme à un carnage et stabiliser une situation précaire. Alors que de tels objectifs seront indiqués quelque part sur la liste, d’autres considérations peuvent être prédominantes, comme l’influence que l’État en question peut tirer de cette opération et au-delà de celle-ci (précisément en raison de son implication) sur d’autres sujets internationaux, à l’ONU et dans d’autres forums internationaux. L’État peut souhaiter renforcer l’ONU ou une autre organisation de sécurité collective, ou en réalité contribuer à l’efficacité d’une organisation opposée à l’autre.9 Il peut souhaiter bénéficier de l’entraînement d’autres puissances éventuellement mieux équipées ; il peut espérer bénéficier du partage de renseignements ou même de transferts technologiques au cours de l’opération. Sa Marine ou ses Armées de l’air ou de terre peuvent vouloir prouver qu’elles sont indispensables ou même simplement capables d’accomplir leurs missions. Plusieurs considérations de cette sorte peuvent surpasser dans la liste des priorités la résolution ou le sort des participants directs et des victimes, souvent à leurs dépens. Alors qu’un tel raisonnement aurait paru familier à un Frédéric II de Prusse, quelques-uns des motifs sembleraient assez « frivoles » à ceux qui comme Kant se préoccupaient surtout de pouvoir limiter les misères apportées par les guerres. Un tel besoin ne devrait pas seulement être celui des victimes elles-mêmes ou de la Croix Rouge qui essaie de garder les survivants en vie, mais celui de l’« opinion publique » ou de l’« opinion internationale » en général. Dans des démocraties dotées d’une presse libre, les alertes adressées à un tel public peuvent à leur tour avoir un impact sur la prise de décision du gouvernement.

Ainsi, ceux qui pensent la guerre espéreront toujours qu’elle soit plus propre, plus cohérente et raisonnée et plus axée sur des objectifs précis qu’elle ne l’est dans les faits. En réalité, même si la stratégie la plus logique, cohérente et humaine était appliquée tout du long – et, pour changer de registre, en lien étroit avec la cause, l’autorité et l’intention les plus justes – au vu des souffrances qu’elle provoque, la « guerre juste » n’existe pas, pour reprendre les termes de Benjamin Franklin.

 


1 Richard Hill : “British Naval Thinking in the Nuclear Age”, dans Geoffrey Till (dir.) : The Development of British Naval Thinking, Londres, Routledge, 2006, p. 161. 
2 Frederick T. Jane : Heresies of Sea Power, Londres, Longmans, Green, 1906, p. 163. 
J. R. Hill : Maritime Strategy for Medium Powers, Londres, Croom Helm, 1986, p. 5. 
4 John Hattendorf : Naval History and Maritime Strategy, Malabar, FL, Krieger, 2000. 
5 John Hattendorf : The Evolution of the U.S. Navy’s Maritime Strategy, 1977-1986, Newport, RI, Naval War College, 2004. 
6 André Beaufre : Introduction à la Ssratégie, Paris, A. Colin, 1963. 
7 Geoffrey Till : “Maritime Strategy and the Twenty-First Century”, Journal of Strategic Studies, 17/1, 1994, p. 184. 
8 Sean Maloney : Securing Command of the Sea: NATO Naval Planning, 1948-1954, Annapolis, Naval Institute Press, 1995. 
9 Till, 1994, p. 192.