La supériorité stratégique et militaire : leçons et questions
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Yves Boyer, Professeur à l’École polytechnique.
Directeur adjoint de la Fondation
pour la recherche stratégique (FRS).
Invités à nous projeter dans l’avenir, il nous semble, au préalable, utile et nécessaire de considérer ce que nous enseigne le passé récent. En cette année de commémoration du début de la Grande Guerre, comment nos devanciers envisageaient-ils les conditions de la supériorité stratégique et militaire ? Comme nous, ils étaient sûrs de leurs valeurs de justice et de droit, contrairement à leurs adversaires animés d’intentions bellicistes. D’un point de vue militaire, la pensée stratégique était l’héritière des leçons tirées des campagnes napoléoniennes mais aussi, surtout du côté allemand, de la pensée clausewitzienne. L’idée demeurait bien ancrée de la bataille décisive qui, elle seule, pouvait régler le sort de la guerre en amenant la victoire. Une telle certitude poussait à l’offensive à outrance ; aucun doute ne venait effleurer les esprits, même si on avait pu constater lors de la guerre des Boers ou celle qui avait eu lieu une décennie auparavant entre Russes et Japonais, les effets paralysants du feu sur les forces attaquantes lorsque, de surcroît, les défenses ennemies étaient bien préparées. Comme l’écrivait Colin dans son ouvrage devenu un classique, « l’attaque est le mode d’action normal à la guerre ».1 Le résultat d’un tel entêtement ne se fit pas attendre : le 22 août 1914 fut un jour de deuil pour l’armée française : 28 000 soldats tués. Durant l’été 1914, les offensives, d’abord françaises puis allemandes, échouèrent sur le front occidental. Celui-ci se figea et se transforma en un réseau continu de tranchées courant de la mer du Nord à la frontière suisse.
Le mythe de l’offensive décisive perdura cependant et l’offensive britannique sur la Somme se solda par 27 000 jeunes hommes tués en un seul jour, le 1er juillet 1916.
Il devenait urgent de repenser les fondamentaux de la stratégie. Seuls, après la guerre, les vaincus et les exclus s’en chargèrent. Les Allemands vont être particulièrement créatifs et innovants. Ils avaient été les premiers attaqués en masse par les chars et mesurèrent bien mieux que les Français et les Britanniques le parti que l’on pouvait tirer de leur utilisation combinée avec l’avion. La Reichswher, outil remarquable, enfantera l’armée du IIIe Reich, qui fut, nonobstant les abominables horreurs du nazisme, techniquement la meilleure sur tous les fronts où elle fut engagée entre 1939 et 1943. Elle trouvera son maître chez les Soviétiques, à qui l’on doit près de 70 % des pertes allemandes de la Seconde Guerre mondiale.
Exclus du concert européen du fait de la révolution bolchevique, les Russes, plus exactement les Soviétiques, vont s’efforcer de repenser la guerre : à une organisation politico-sociale nouvelle devait correspondre une nouvelle forme de guerre. Cette entreprise sera menée à bien par des théoriciens militaires remarquables, notamment par le trio formé de Mikhaïl Toukhatchevski, Vladimir Triandafilov et Georgii Isserson.2 Les Soviétiques innovèrent en promouvant l’art opératif, c’est-à-dire le moyen d’assembler sur un large théâtre d’opérations des sous-ensembles de forces aux effets différents dans le combat pour atteindre des objectifs stratégiques.3 L’Armée Rouge a vaincu l’Armée allemande car elle a su, après des déboires initiaux considérables en 1941-1942, mettre en application les principes d’une pensée militaire vivante et créatrice apte à tirer parti de l’évolution technologique des armements. La combinaison des deux facteurs a produit des effets dévastateurs sur les armées allemandes.
Cette créativité militaire soviétique ne va pas disparaître.
J’en eu le témoignage direct par John Hines et Phil Petersen, chargés, lors du premier mandat du président Reagan, à l’Office of Net Assesment, un organe central du Département de la Défense américain, de suivre les affaires militaires russes en bénéficiant de l’apport des nombreuses sources de renseignement américaines de l’époque.4 Pour Hines et Petersen, sous l’égide du maréchal Ogarkov et de généraux soviétiques comme Mikhail Gareev ou Ivan Vorobiev, le modèle de guerre soviétique connut, à la fin des années 1970, une transformation profonde avec de nouvelles structures de commandement, le TVD (Teatry Voyennykh Deistiviy), la réorganisation des forces pour exécuter une nouvelle forme de « bataille en profondeur » en s’appuyant sur des grandes unités d’infiltration dans la profondeur adaptées à la manœuvre opérative contre l’Otan, le GMO (Groupe de manœuvre opérationnel). Progressant dans leur réflexion, au début des années 1980, les militaires soviétiques furent amenés à imaginer de nouveaux systèmes de force comme, au niveau tactique, les « systèmes de reconnaissance et de feu » et, au niveau opératif, des « systèmes de reconnaissance et de frappe ». Les conditions socio-économiques et industrielles déplorables de l’URSS du début des années 1980 ne permirent pas aux Soviétiques de mettre au point les outils complexes nécessaires à ces nouveaux « systèmes ».
Autrement dit, la pensée militaire innovante ne peut à elle seule produire des effets escomptés si elle n’est pas adossée à une structure industrielle en mesure de concevoir et de produire des matériels modernes requis par les innovations doctrinales.
Dès le milieu des années 1980, les Américains vont reprendre la main aux Russes en privilégiant l’évolution technologique à tous crins, favorisée par un tissu socio-économique d’une société ouverte et créative. Ils vont mettre au point un appareil militaire efficace et supérieur à nul autre. D’une certaine façon, aux États-Unis et en Europe parce que l’on ne sait plus y faire autrement que les Américains, les guerres d’aujourd’hui sont devenues une affaire de techniciens, même si elles restent menées par les militaires. Cette évolution a conduit à des excès de confiance fâcheux dont les conséquences ont été payées d’un prix politique substantiel : l’Irak se trouve désormais dans la mouvance iranienne et reste déstabilisé ; il serait bien présomptueux mais surtout erroné d’affirmer que la campagne d’Afghanistan a été un succès. Dans les deux cas, l’Amérique s’est épuisée. Des centaines de milliards de dollars ont été dépensés, ce qui a mis en danger l’équilibre des finances publiques. L’opinion américaine s’est lassée. Elle ne revient pas à l’isolationnisme mais affiche désormais une volonté de réduire les engagements militaires américains à l’extérieur si les enjeux en cause ne mettent pas directement en danger les intérêts majeurs des États-Unis.
Si politiquement les Américains sont moins enclins à utiliser leurs forces armées, leur approche du « tout technologique » demeure. Ils sous-estiment toujours le facteur humain, qui demeure central à la fois parce que, quelles qu’en soient les formes, à la guerre, comme l’écrit Ernst Jünger, « les abîmes de la plus pitoyable bestialité s’ouvrent à côté de valeurs parvenues à leur sommet », mais aussi parce que l’ingéniosité et la créativité ne se cantonnent pas à la seule technologie. Les forces coalisées autour des Américains réputées les meilleures au monde et les mieux entraînées se sont trouvées mises en défaut par des combattants sommairement équipés. On avait pu le constater au Vietnam, on en a eu la confirmation en Irak et en Afghanistan.
Comment dès lors penser notre défense ? La supériorité technologique et militaire n’est plus garantie ad vitam aeternam du fait de l’apparition de nouveaux pôles de puissance. L’hyper-technologisation des armées occidentales, conforme en cela au poids considérable de la cybernétique dans le fonctionnement de nos sociétés, laissera toujours planer un doute sur l’infaillibilité de nos systèmes C3ISR (Command, Control, Communication, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance), cœur de nos architectures militaires et qui pourraient être cassés préemptivement sans attaque cinétique.
Faut-il dès encore continuer dans la voie d’un recours à outrance à la technologie et avec elle au modèle de guerre à l’américaine ? Elle demeure nécessaire mais n’apporte pas nécessairement le succès. En tout cas, elle garantit l’interopérabilité avec les Américains. Cela devient en soi un objectif, le seul objectif prioritaire, pour de nombreux militaires européens. Un retour en arrière n’est bien sûr pas envisageable et même concevable.
Ce qu’il est en revanche possible de faire est d’utiliser à profit la période de relative pause stratégique dans laquelle nous nous trouvons, nonobstant l’affaire ukrainienne, pour envisager de reconsidérer la pertinence d’un modèle militaire technologiste qui est en réalité le résultat d’un emprunt fait aux Américains. Cela a commencé par leurs concepts, puis leurs procédures et de plus en plus leur langage.5 Que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas la langue anglaise qui est en cause, l’auteur de ces lignes a coédité en anglais un ouvrage sur la stratégie,6 mais bien plutôt un abandon de la pensée, un abandon de l’intelligence de la guerre à l’européenne et surtout une rupture qui s’annonce d’avec la nation, qui va finir par ne plus comprendre comment fonctionne et agit son armée.
Une défense hors sol est-elle viable ? C’est-à-dire une défense qui aurait été, en quelque sorte, amputée des liens traditionnels qui l’unissent à la nation. Décidément le débat sur l’identité touche aussi les questions de défense.
1 Jean Colin, Les transformations de la guerre, Flammarion, 1916.
2 La traduction en anglais du livre de Georgii Isserson peut être consultée sur le site de l’US Army Combined Arms Center (http://usacac.army.mil/).
3 Sur cette période et sur les méthodes de guerre soviétique, on se reportera à l’ouvrage remarquable de Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri : Joukov, l’homme qui a vaincu Hitler, Perrin, 2014.
4 Ils étaient les « rédacteurs » du Soviet Military Power, rapport annuel diffusé par le Pentagone sur l’état de la doctrine, du dispositif et des matériels soviétiques. Ce document était destiné à sensibiliser les faiseurs d’opinion à la réalité du danger militaire soviétique.
5 Certes, cela est anecdotique mais néanmoins révélateur : une revue de la Marine nationale, évoquant le départ du « groupe Jeanne d’Arc », écrivait que le BPC Mistral avait obtenu la Final Operational Capability !
6 Julian Lindley-French, Yves Boyer (éditeurs), Oxford Handbook of War, Oxford University Press, 2012.