La surveillance et la défense de l’espace aérien européen

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Bruno Mignot et Christophe Vivier,
Colonels de l’Armée de l’air. 

 

La construction de l’Europe de la défense ne passe pas par la seule capacité à produire des forces aptes à être projetées en opération extérieure sous la bannière de l’Union européenne. Elle comporte aussi un volet de protection et de défense du continent, dont celles de l’espace aérien. À cet égard, le retour de la France dans la structure militaire intégrée de l’Otan et l’avènement du « ciel unique européen » constituent deux défis d’importance à relever dans les années à venir en matière de police du ciel et de partage de l’espace aérien entre utilisateurs civils et militaires. 

La sûreté aérienne et la police du ciel 

Elle consiste à assurer la souveraineté d’un État dans son espace aérien et à empêcher son utilisation par un éventuel agresseur. Les attentats du 11 septembre 2001 ont conduit les nations européennes, en particulier la France, à relever significativement leur niveau de vigilance et à mettre en œuvre des dispositifs de protection renforcés qui, jusqu’à aujourd’hui, se sont montrés efficaces. Il ne s’agit donc pas de changer un processus gagnant : nous verrons plus loin en quoi ce principe amène à s’interroger pour préserver cette capacité opérationnelle au-dessus du territoire national au sein d’un « ciel unique européen ». 

La chaîne d’engagement de la défense aérienne comporte trois piliers indispensables et complémentaires. D’abord, la connaissance des mouvements aériens atterrissant et décollant des aéroports et des aérodromes du pays, et de ceux transitant dans l’espace aérien, nécessite de tenir à jour une situation aérienne générale (SAG) basée sur la classification de chaque vol selon différents paramètres. Cette SAG requiert une capacité de détection et d’identification reposant sur un maillage radar, des relais radio couvrant tout le territoire, des centres de contrôle fusionnant ces détections et une collaboration étroite avec les services de la navigation aérienne français et les centres militaires de conduite de nos voisins alliés.

Ensuite, dans la mesure où la vitesse des aéronefs l’exige, une haute autorité militaire doit pouvoir prendre des mesures conservatoires en temps réel, notamment l’interception d’un aéronef suspect, et alerter à tout moment l’autorité politique en charge de prendre ou non une décision ultime d’ouverture du feu dont les répercussions sur la population, la crédibilité du pays voire la stabilité mondiale peuvent être considérables. L’appréciation de situation et l’évaluation de la menace contraignent ces autorités à disposer d’une structure étatique robuste et décloisonnée de renseignement adapté. Enfin, quand la décision est prise, il convient de mettre en œuvre des moyens d’action, consistant le plus souvent en aéronefs en alerte à court préavis dont les équipages deviennent les yeux et le bras armé des autorités au sol.

Pour contrer une attaque du type du 11 septembre 2001, l’efficacité de cette police du ciel repose autant sur une parfaite collaboration des services étatiques concernés que sur le partage du renseignement avec les pays limitrophes.

Ainsi, plusieurs pays européens ont signé des accords bilatéraux permettant, d’une part de fournir à leurs voisins un préavis sur un aéronef civil potentiellement menaçant en partageant notamment l’image de la situation aérienne, et d’autre part en autorisant la poursuite de certaines mesures de police du ciel au-delà des frontières nationales ou même d’accepter leur exécution dans l’espace aérien national par les moyens aériens des pays signataires, en attendant la reprise de la mission par les moyens nationaux.

Il existe également un volet « défense » à l’initiative « 5 + 5 » permettant aux parties prenantes (Portugal, Espagne, France, Italie et Malte pour l’Europe ; Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye pour le Maghreb) d’échanger ce type d’information et de renforcer leur coopération, notamment à l’occasion d’un exercice annuel.

Si le traitement des menaces Renegade1 est, et demeurera, vraisemblablement une prérogative nationale, celui des menaces militaires en Europe revient à l’Otan. La surveillance et la défense du ciel européen sont ainsi l’objet d’un système dédié, appelé NATINAMDS pour NATO Integrated Air and Missile Defense System,2 placé sous le contrôle d’un officier général américain (SACEUR).3 Décidé par le président Sarkozy en 2009, le retour de la France dans la structure militaire intégrée a demandé aux experts de la défense aérienne et aux autorités politiques françaises de prendre la mesure de toutes les problématiques politico-militaires liées au commandement, à la transmission de l’alerte et à l’ouverture du feu. En effet, selon le principe que la souveraineté nationale et l’efficacité de notre dispositif ne doivent pas être remises en cause,4 il a fallu se pencher sur l’exercice du contrôle opérationnel des moyens de détection et d’intervention, et sur les cas de transfert d’autorité, harmoniser les procédures (classification, mesures actives de sûreté aérienne...) ainsi que le fonds documentaire et, à l’instar d’autres pays comme le Royaume-Uni et le Danemark, imposer des spécificités nationales (caveats).5

En remplacement des quelque dix systèmes différents et vieillissants existant en Europe, la mise en service à partir de 2015 d’un outil intégré commun de surveillance, de contrôle, de programmation et de conduite des opérations aériennes, l’ACCS (Air Command and Control System), accroîtra sensiblement l’efficacité de la surveillance et de la défense de l’espace aérien européenet facilitera concomitamment l’intégration du dispositif français, sans atteinte à notre souveraineté.

Fluidifier l’espace aérien : le projet civil de « ciel unique européen »

La défense de l’espace aérien d’un État est un sujet sensible car il touche directement à sa souveraineté. Il est à mettre en concordance avec le projet de « ciel unique européen », ou Single European Sky (SES). Une attention particulière et une vigilance sont de rigueur dans la mesure où ce projet engendre au sein de l’espace aérien européen d’importants changements technologiques et réglementaires ne prenant que bien partiellement en compte les enjeux de défense. La notion même de « continuum » du ciel unique européen qui abolit les frontières terrestres est notamment essentielle dans l’approche militaire actuelle. Mais pour comprendre ce qui sous-tend ce « ciel unique européen », il est nécessaire d’en rappeler la genèse.

Le « ciel unique européen » est un projet dont l’idée remonte aux années 1990. Devant la saturation du ciel européen, une première mesure est prise en 1993 pour réguler le trafic aérien, qui consiste à établir des créneaux de décollage à partir ou vers les aéroports saturés.7 Elle se révèle bien vite insuffisante. Fin 1999, la Commission européenne évoque l’urgence de réformer la gestion du trafic aérien pour empêcher les retards de plus en plus fréquents de l’aviation commerciale, tout en préservant la sécurité aérienne, et décide la création d’un « ciel unique européen ». Selon le député Yannick Favennec, le document attribue ces difficultés à « l’impact des frontières nationales impliquant un fractionnement des systèmes de contrôle aérien, au tracé du réseau des routes inefficient, aux zones militaires trop nombreuses et peu perméables au trafic civil et au manque de pouvoir de décision d’Eurocontrol ». Si le nombre de vols stagne après les attentats du Wold Trade Center, le flux reprend dès 2003 et le spectre d’une totale saturation réapparaît.8 Avec les paquets réglementaires SES I (2004) et SES II (2009), la Commission européenne adopte une politique globale et ambitieuse pour l’aviation civile européenne, visant à augmenter la performance et la sécurité de l’aviation commerciale. Les cinq piliers9 de ce projet aux objectifs exclusivement économiques au profit des compagnies aériennes ont des impacts opérationnels, capacitaires et financiers importants sur les aviations étatiques en Europe.10

Concernant la notion de « continuum » de l’espace aérien européen, il est décidé la création de blocs d’espace aérien fonctionnels, dits Functional Airspace Blocks (FAB), avec une déclinaison dite « FABEC » pour l’Europe centrale qui inclut la France.11 Ces FAB regroupent des pays selon une logique de zones de flux aérien mais aussi de centres de contrôle afférents, dont il est prévu que le nombre décroisse significativement.12 Avec SES II+ (2013), le commissaire européen en charge des transports, Siim Kallas, montre sa forte volonté d’accélérer la mise en œuvre du projet car, selon lui, l’Europe est « encore loin de l’objectif », d’autant plus que le trafic de passagers en Europe continue à croître, de 5,3 % en 2012 et de 2,8 % en 2013.

Interaction civilo-militaire dans l’espace aérien européen

L’analyse de ce nouveau paquet réglementaire met en exergue une pression croissante sur les aviations militaires. Dès 2004, cette pression a été identifiée par les États-membres qui ont rédigé une déclaration conjointe sur les questions militaires inhérentes à la mise en œuvre du « ciel unique européen » afin de « tenir pleinement compte des besoins liés à la défense nationale et à la politique de sécurité, ainsi que des engagements internationaux ». Elle stipule également la nécessité de « renforcer la coopération entre militaires et civils, dans la mesure où tous les pays de l’Union concernés le jugent nécessaire ». Avec SES II+, ces besoins liés à la défense nationale pourraient ne pas être satisfaits car les lignes rouges établies par les systèmes de défense pour préserver la capacité de l’aviation militaire à opérer et à s’entraîner dans l’espace aérien européen, avec des coûts et des contraintes maîtrisés, sont désormais franchies.

En effet, il s’agit en premier lieu de garantir le caractère souverain des missions militaires, notamment l’aspect prioritaire des missions de police du ciel. Qu’est-ce qui garantira, par exemple, qu’un contrôleur aérien néerlandais installé au centre de Bruxelles préviendra la défense aérienne française à temps quand un avion de ligne survolant le territoire français ne répondra plus aux ordres donnés à la radio ?

En deuxième lieu, il est nécessaire de conserver la liberté d’accès à la totalité de l’espace aérien européen : pas question de créer des espaces où un vol étatique serait refusé sous prétexte d’encombrement ou en vertu d’une réglementation inapplicable par certains aéronefs militaires. Pas question également d’imposer des équipements de bord civils coûteux, volumineux et ne permettant pas la discrétion indispensable à des aéronefs militaires conçus pour mener des opérations et devant privilégier la charge utile.

Il convient, en troisième lieu, de disposer des espaces aériens suffisants pour s’entraîner. Cette dernière condition oppose depuis longtemps les usagers du ciel que sont les directions nationales de l’aviation civile, sous la pression des compagnies aériennes, et les armées de l’air. Les premières plaident pour des trajets les plus courts possibles, de manière à économiser du temps et du carburant, et donc demandent la réduction ou tout au moins la porosité des zones militaires. Les seconds veulent pérenniser leurs zones d’entraînement qui, d’année en année, se réduisent en nombre et en volume. Le concept d’utilisation flexible de l’espace dont la France est le promoteur a cependant permis une utilisation au juste besoin des zones militaires et aucune statistique ne démontre une réduction des routes et des retards des vols commerciaux lorsque les zones d’entraînement ne sont pas utilisées par la Défense.

Enfin, dans un espace aérien européen dont la gestion du trafic est basée sur la mise en réseau de l’ensemble des acteurs (aéronefs, centres de contrôles, centres de gestion de l’espace, centre de gestion des plans de vol...), les notions de confidentialité et de cybersécurité, particulièrement prégnantes pour les militaires, doivent être correctement appréciées et les besoins militaires parfaitement pris en compte.

Une autre nécessité est en train d’apparaître. Au sein d’un espace européen où l’aviation civile est réglementée par une autorité européenne unique, les militaires européens doivent mieux se coordonner. La question de l’intégration des drones militaires dans l’espace aérien européen souligne parfaitement cette nécessité. En effet, les opérateurs de drones doivent eux aussi pouvoir s’entraîner, les drones doivent pouvoir être mis en œuvre pour protéger des sommets de chefs d’État et être également utilisés à des fins civiles, comme la longue liste de missions à caractère dual le laisse augurer. Cependant, compte tenu de l’absence de réglementation civile européenne en la matière et faute de réglementation militaire harmonisée entre les systèmes européens de défense, il est aujourd’hui quasiment impossible d’effectuer des vols transfrontaliers de drones militaires.

Force est de constater que la Commission européenne, pilote du projet SES d’inspiration uniquement civile, ne tient pas beaucoup compte de la souveraineté des États dans leur espace aérien national : la France est de ce côté très attachée à cette mission mais ce n’est pas le cas d’autres États qui l’ont déjà déléguée (cas du Luxembourg avec la Belgique et de l’Allemagne avec l’Otan). Le « ciel unique » doit-il être la cause d’un nécessaire abandon de souveraineté de la France en la matière ? On en doute, tant les attentats du 11 septembre restent dans les mémoires et que la menace demeure. Mais si la France acceptait un tel abandon, qui se chargerait alors de sa défense aérienne sachant qu’elle est de loin le pays le mieux protégé en la matière ? La seule option serait non pas de déléguer mais d’élargir son champ d’action et donc de disposer des moyens correspondants. Le système ACCS permettrait certes aux contrôleurs français de garder un œil vigilant sur de plus larges zones que le seul Hexagone mais il faudrait intégrer les accords transfrontaliers dans une défense commune sous l’égide de l’Europe de la défense ou de l’Otan et relier ce système à l’ensemble du réseau civil de gestion du trafic aérien, avec les risques déjà évoqués. Quand on connaît les sensibilités des partenaires européens et le peu d’entrain pour ce que Sully appelait « le grand dessein », quand on voit à quelle vitesse les dossiers avancent dans chacune des deux entités et quand on sait l’empressement de la Commission de réussir le SES, l’équation semble impossible, tant les inconnues sont nombreuses.

Néanmoins, il existe des raisons d’être optimiste. En effet, grâce au « ciel unique européen », la coopération et l’interopérabilité civilo-militaire sont en net progrès. En France, l’insertion des contrôleurs militaires au sein des centres civils de contrôle en route en est l’illustration. Qu’une alerte en matière de sûreté aérienne survienne et ils sont immédiatement prévenus et peuvent directement se coordonner avec leurs homologues. Mais cela devra ne pas se cantonner aux seuls centres de contrôle français. En matière d’entraînement des équipages militaires, le ministère français de la Défense, par sa représentante qu’est la Direction de la sécurité aéronautique d’État (DSAE), poursuit ses travaux visant à rendre plus perméables les zones militaires. Aussi, en Europe, les zones d’entraînement militaire ont été redessinées, parfois à cheval sur les frontières terrestres, en respectant l’équilibre suivant : optimiser les routes aériennes civiles, offrir des zones dont la taille est en adéquation avec les besoins d’entraînement et les systèmes d’armes modernes, et enfin en assurer une gestion adaptée au juste besoin des forces. Même si face aux préoccupations commerciales qui font qu’il est plus facile de faire disparaître une zone que d’en créer une, la coopération civilo-militaire est donc en net progrès.

L’espace aérien n’appartient ni aux civils ni aux militaires mais ils doivent y cohabiter en bonne intelligence et en toute sécurité. Un dialogue constructif entre la Commission européenne et les ministères européens de la Défense, via notamment les agences civilo-militaires existantes, telles que l’Agence européenne de défense et Eurocontrol, et avec l’Otan comme caisse de résonance, est en ce sens indispensable. Ne doutons pas que les cloisons tomberont et que le « ciel unique européen » saura se faire double, avec son volet civil et son volet militaire.

 


1 Avions de ligne ou d’affaires pouvant être utilisés comme « armes par destination », selon un mode d’action analogue à celui utilisé contre le World Trade Center de New York en 2001. 
2 Étudiée dès 2010, la prise en compte formelle de la menace « missile » par l’Otan date d’avril 2013 quand le NATI- NAMDS a remplacé le NATINADS
3 Le général Philip Breedlove est l’actuel Supreme Allied Commander Europe, un des deux commandants stratégiques de l’Otan avec Supreme Allied Commander Transformation, poste actuellement tenu par le général français Jean-Paul Paloméros, ancien chef d’état-major de l’Armée de l’air. 
4 En particulier, le dispositif français est le plus robuste et le plus flexible d’Europe (délais d’alerte, nombre et types d’aéronefs en alerte...). 
5 Du latin cavere qui signifie « faire attention ».
6 L’ACCS prendra en compte l’aspect défense antimissile dès 2016. 
7 Règlement n° 95/93 du Conseil européen du 18 janvier 1993 fixant des règles communes en ce qui concerne l’attribution des créneaux horaires dans les aéroports de l’Union européenne. 
8 Avec l’Allemagne, la France est le pays le plus survolé d’Europe avec des flux pouvant dépasser les 1 400 transits simultanés et 11 000 sur une période de 24 heures. 
9 Le pilier technologique SESAR (Single European Sky ATM Research), le pilier législatif (mise en œuvre des règlements, FAB...), le pilier sécurité (AESA), le pilier aéroports (observation des capacités) et le pilier facteurs humains (syndicats). 
10 Une étude dirigée par QinetiQ, évalue par exemple à 1,02 MdÄl’impact financier du seul pilier technologique (SESAR) sur l’équipement de l’aviation militaire française. 
11 FABEC regroupe l’espace aérien de six États : Allemagne, Belgique, France, Luxembourg, Suisse et Pays-Bas. Le traité signé en décembre 2010 est entré en vigueur deux ans plus tard. 
12 65 centres de contrôle aérien « en route » en Europe (15 aux États-Unis) se répartissent 370 secteurs de contrôle.