Enjeux nucléaires en Asie, une vision industrielle
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Jean-Pierre Tiffou, Vice-amiral d’escadre (2S). Consultant,
ancien conseiller défense du président-directeur général de MBDA.
La dissuasion nucléaire est par essence au cœur du cœur de la souveraineté des États qui disposent ou développent cette capacité. Les activités industrielles qui y sont liées sont toujours étroitement financées et pilotées par les autorités politiques et constituent donc un excellent révélateur de leur perception réelle des enjeux nucléaires.
Ces activités industrielles sont multiples. Elles concernent non seulement les charges nucléaires mais également les vecteurs qui les portent et les plates-formes qui les emportent et les déploient.
Il faut même aller au-delà en considérant les capacités qui permettent la mise en œuvre des armes et celles qui peuvent les contrer en les interceptant, dans la confrontation classique entre le glaive et le bouclier qui nourrit la dialectique de la dissuasion.
À ce titre, il faut s’intéresser aux moyens spatiaux qui aident pour l’offensive à repérer les cibles et à guider les vecteurs et pour la défensive de détecter les tirs, de définir les trajectoires et d’intercepter les missiles ou leurs porteurs. On évoque même la possibilité de placer des armes dans l’espace en franchissant le tabou de sa militarisation. Les récents tirs contre des satellites, notamment réalisés par la Chine, démontrent l’importance de la maîtrise de l’espace.
Le cyberespace est également concerné. En effet, des offensives cybernétiques pourraient neutraliser les capacités nucléaires qui ne seraient pas suffisamment protégées. Cela implique de durcir de nombreux éléments de la chaîne conduisant à la mise en œuvre des armes et particulièrement les moyens de transmission des ordres.
Pour les défenses, la défense contre les missiles balistiques et la défense sol-air en général aussi bien contre les avions que contre les missiles de croisière revêtent une importance croissante avec les progrès vertigineux de ces systèmes. On assiste même désormais à un glissement progressif de l’offre de protection élargie des pays dotés vers leurs alliés qui ne le sont pas. L’offre de défense antimissiles commence à se substituer dans certains cas au parapluie nucléaire.
En dernier préalable, je voudrais rappeler, tant c’est important, que la nature et la puissance des armes nucléaires globalisent leurs effets au niveau mondial. Une approche même régionale de leurs enjeux ne peut s’exonérer de la prise en compte des positions de tous les États dotés, ainsi que de ceux qui sont au seuil.
Limitation ou renforcement des capacités nucléaires ?
L’analyse des activités industrielles, dont l’intensité est reflétée par les montants des investissements consentis, conduit à un constat sans appel : pendant que deux pays européens, France et Royaume-Uni, limitent strictement leur arsenal en prenant des décisions irréversibles dans une démarche exemplaire de stricte suffisance, les sept autres puissances nucléaires, États-Unis compris, consacrent énormément de ressources pour renforcer leurs capacités. Tous renouvellent ou constituent une triade.
Alors qu’en France des voix s’élèvent pour demander l’abandon d’une composante ou l’arrêt de la permanence de sous-marin à la mer, alors qu’au Royaume-Uni un parti au pouvoir propose d’abandonner la composante océanique, dans tous les autres États dotés, on renouvelle ou on développe une triade, c’est-à-dire trois composantes. Je ne vais pas vous accabler de noms de programmes mais à titre d’exemples :
- L’Inde, qui n’a qu’une capacité sol/sol, développe une composante océanique avec le sous-marin à propulsion nucléaire Arihant, nom qui signifie en Sanskrit « Tueur d’ennemis ». Le déploiement de la capacité aéroportée est en cours avec le missile Nirbhay « sans-peur » intégré au Sukhoi 30.
- La Chine modernise sa capacité sol/sol avec le missile mobile Dong Fen « Vent d’Est » 41, disposant de 10 têtes et d’une portée supérieure à 10 000 km. Elle développe également sa composante océanique avec le nouveau sous-marin type 94 (classe Jin pour l’Otan) équipé du nouveau missile Julang 2 « immense vague », premier missile chinois mer/sol équipé de plusieurs têtes d’une portée supérieure à 8 000 km. Par ailleurs, la Chine a annoncé que ses nouveaux sous-marins lanceurs d’engins nucléaires allaient entreprendre des patrouilles, ce qui n’était pas le cas précédemment. Enfin, la Chine développe une capacité aéroportée avec le nouveau missile CJ 20 qui pourrait porter à 2 000 km et qui équipe les bombardiers stratégiques H6, copie du Tupolev 16.
- Le Pakistan modernise également sa composante sol/sol et développe une composante océanique avec le missile Babur « vengeance » qui sera installé sur les Agosta. Il développe également une composante aéroportée avec le missile Hatf 7 baptisé Ra’ad « tonnerre », qui sera intégré au JF 17 chinois (ou FC-1 Xiaolong « Dragon féroce »). L’histoire industrielle de la famille des missiles Babur est d’une complexité rendant bien compte des relations internationales du Pakistan. En effet, le premier Babur correspond à un achat de licence de fabrication à Kiev à partir du missile soviétique KH55 (ou AS15 pour l’Otan). Ses évolutions ont été ultérieurement permises par l’achat de capacités industrielles chinoises pour développer des sous-systèmes du missile. Enfin, les évolutions ultimes auraient été fondées sur le « rétro-ingeniering » de missiles de croisière américains Tomahawk qui seraient tombés presque intacts suite à des pannes lors de tirs en Afghanistan.
- Seule la Corée du Nord n’irait pas vers la triade mais développerait toutefois une autre composante, aéroportée, avec une variante nationale du missile air- sol russe X35.
Les investissements pour la dissuasion
Au-delà de ce volet qualitatif, il y a volonté de renouveler ou de constituer une triade. Comment évoluent les investissements consentis pour la dissuasion et son accompagnement ?
La réponse à cette question n’est pas simple tant le nombre des capacités impliquées est élevé, mais l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler « les agrégats nucléaires » dans les budgets donne une bonne approche des efforts financiers consentis. Là encore, tous accroissent significativement leur budget dans ce domaine et tous, sauf les États-Unis, augmentent leur budget de défense.
Le professeur Huang nous décrivait les efforts chinois. Les Russes ont doublé leur budget de la défense depuis 2007, le tiers de ce budget étant consacré au nucléaire. L’Inde et, dans une moindre mesure, le Pakistan accroissent également ces investissements. Le cas américain est très intéressant. Le discours de Prague est encore dans les esprits. Les contraintes financières sont telles que le budget de la défense américain va baisser significativement. Je note toutefois que, contre toute attente, le budget de la défense américain pour 2015 est en augmentation de presque 10 % et se monte à 577 milliards de dollars. C’est tout de même plus de deux fois et demi l’ensemble des budgets de la défense des pays membres de l’UE. Quoi qu’il en soit, qu’en est-il de la dépense pour la capacité nucléaire dans cette double conjonction de prévisible contrainte sur le budget de la défense et d’ombre portée par le discours du « global zéro » ? La Cour des comptes américaine nous livre une réponse dans sa présentation de janvier 2014 (CBO’s projections of the costs of U.S. Nuclear Forces, 2014 to 2023) : 355 milliards de dollars devraient être dédiés à la dissuasion nucléaire pendant cette décennie. Pour la seule modernisation de la triade, 156 milliards devraient être dépensés avec un pic de 20 milliards par an vers la fin de la décennie.
Des liens transnationaux
Les liens industriels transnationaux témoignent de la complexité des relations entre les États dotés, et leur évolution reflète une volonté d’indépendance qui s’exprime continûment depuis la fin de la guerre froide.
Les invariants restent nombreux. On peut citer les coopérations bilatérales des États-Unis avec Israël (par exemple, entre IAI et Boeing sur l’Arrow) ainsi qu’avec le Royaume-Uni. L’opportunisme du Pakistan aidé à la fois par la Chine dans sa politique de « containment » de l’Inde, et par les États-Unis qui voudraient réduire le plus possible le nombre d’alliés de l’orbite chinoise.
Mais on assiste à des évolutions qui sont autant de reflux vers la création d’une base industrielle souveraine. Ce trait est général en Asie, aussi bien pour les pays dotés au premier rang desquels se trouve la Chine, que pour ceux qui se sentent sous menace chinoise.
L’évolution de l’industrie de défense chinoise est particulièrement intéressante à analyser. On peut la décrire en cinq phases.
De l’après-guerre à 1964, la coopération avec la Russie qui veut détourner la Chine des pressions américaines et a besoin de matières premières. L’aide est massive et prend la forme de vente de licences de fabrication d’équipements russes.
La dégradation des relations avec la Russie et l’ouverture à d’autres sources, jusqu’en 1989. La mise en place du programme nucléaire chinois fait apparaître les premières difficultés qui se renforceront avec des interdictions russes d’exportation par les Chinois d’équipements d’origine soviétique. L’Europe devient une nouvelle source d’approvisionnement dans les années 1980. Par ailleurs la Chine continue de produire des équipements russes, mais hors licence.
La chute du mur en 1989 et la mise en place de l’embargo suite aux événements de Tienanmen marquent un tournant. La Russie, dont le marché intérieur de défense s’écroule dans l’immédiat post-guerre froide, devient moins regardante et passe des contrats avec d’importants transferts de technologie. Quand elle se montre moins complaisante, Pékin sait s’adresser aux anciens satellites et notamment à Kiev. L’embargo, lui, prive l’industrie de défense chinoise d’une importante source d’innovation technologique. Toutefois un acteur, attiré par l’importance de la demande chinoise, n’est pas très regardant. Ainsi Israël noue d’importants partenariats impliquant des transferts substantiels. On peut citer le cas de la société IAI qui a permis à la Chine de construire l’avion J10 prétendument de facture entièrement chinoise.
Aujourd’hui, la base industrielle de défense chinoise est capable d’équiper l’armée populaire. Toutefois, l’embargo a laissé des traces et le rattrapage technologique avec les meilleurs est toujours en cours. La Chine continue donc de rechercher des partenariats industriels sous réserve qu’ils comportent des transferts substantiels de technologie. Des holdings comme CASIC (China Aerospace Science and Industry Corporation, avec 135 000 employés directs de par le monde, mêle universités, entreprises et centres de recherche publics et privés) et AVIC (AViation Industry Corporation) sont en perpétuelle recherche de partenariats. Sous leurs vitrines de multinationales très ouvertes, ces groupes sont sous le contrôle absolu de l’État et du parti.
On peut enfin noter que la crise ukrainienne change la relation sino-russe en termes de coopération industrielle de défense. Suite à l’embargo à son encontre, la Russie montre une ouverture dont la Chine sait profiter. En matière de défense antimissiles, alors que l’élève chinois avait dépassé le maître pour les systèmes de courte portée (le missile chinois HQ9 avait battu le missile russe S300 dont il est dérivé dans la compétition ouverte en Turquie), le maître a concédé fin 2014 l’exportation de son système le plus moderne, le S400.
La Chine, une puissance militaire menaçante ?
En affirmant sa transition vers la parité avec les États-Unis, c’est la Chine qui inspire les nouvelles postures de défense et leurs traductions industrielles.
Comme le montrait le professeur Huang, Pékin est sorti de sa réserve et met en avant sa marche vers la puissance militaire. La publicité donnée à sa nouvelle stratégie anti-accès et déni de zone, jointe à la conduite de nombreux programmes d’armements les plus modernes ainsi qu’aux revendications territoriales récurrentes dans la première chaîne archipélagique au Sud, en apportent la démonstration. La nouvelle doctrine vise à pouvoir interdire à quiconque l’accès à moins de 1 500 kilomètres des côtes, en brandissant la menace de tout un réseau de moyens offensifs allant de la guerre cybernétique à la frappe avec des missiles balistiques manœuvrants. Il s’agit en quelque sorte de clamer haut et fort qu’il serait possible de privatiser les espaces communs ! Les nouveaux programmes sont tous azimuts et font appel aux technologies les plus avancées comme celle de l’hypervélocité qui permettra bientôt de traverser toutes les défenses antibalistiques et sol-air les plus évoluées.
Les conséquences de cette nouvelle affirmation de puissance chinoise touchent d’abord les États-Unis et l’ensemble des pays asiatiques qui se sentent potentiellement menacés.
Les États-Unis présentent désormais leurs études et leurs développements d’armements les plus perfectionnés en faisant référence aux futures capacités chinoises. Les nouveaux concepts, qu’il s’agisse de Prompt Global Strike ou de l’Air Sea Battle font spécifiquement référence à la stratégie d’anti-accès/déni de zone.
L’établissement de tout un réseau mondial de systèmes antimissiles balistiques concourt clairement, in fine, au renforcement de la protection du territoire américain. Il permet également de se délier progressivement de l’offre de parapluie nucléaire qui pourrait entraîner Washington dans un conflit nucléaire à partir d’un différend territorial régional. Les entreprises américaines font donc assaut de propositions de coopération dans ce domaine en exploitant tous les canaux diplomatiques.
Les pays proches de la Chine, pouvant se sentir potentiellement menacés, sont pris entre deux craintes : celle de subir une revendication territoriale chinoise appuyée par une menace militaire et celle d’un relatif désengagement américain provoqué par exemple par une réduction significative du budget de défense rendant impossible une offre de protection à tous les alliés.
La volonté d’édification d’une base industrielle de défense souveraine et de diversification des sources d’approvisionnement de systèmes de défense en témoigne dans de nombreux pays notamment au Japon et en Corée du Sud.
S’agissant de la Corée du Sud, on peut s’arrêter à un exemple particulièrement éloquent. Pour sa défense contre les missiles balistiques nord-coréens, Séoul a acquis des missiles Patriot PAC2 allemands qu’elle modernise en version plus évoluée PAC3 avec l’aide de la firme américaine Raytheon. Pour renforcer la protection, il est envisagé de déployer un système américain encore plus évolué, le THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Immédiatement, dans le sillage des protestations de PyongYang, Pékin et Moscou ont fait savoir que ce déploiement, visant manifestement à contrer les missiles chinois, n’était pas acceptable. Il est probable, si déploiement il y a, qu’il se fera sur une base américaine, Washington étant soucieux de ne pas pousser trop loin l’irritation chinoise. Cet épisode est un cas test pour les alliés des Américains dans la zone.
En conclusion, les enjeux nucléaires dans ce chaudron de revendications territoriales dominent les ingrédients de plus en plus nombreux qui visent à détendre des relations qu’en fait ils compliquent. C’est bien autour de l’essor de la Chine que s’organise le futur pour toutes les parties prenantes. Il est patent que les États, ceux de la région, mais par ricochet tous ceux qui sont dotés d’armes nucléaires, ont entrepris un important effort industriel de modernisation et de renouvellement de leur arsenal nucléaire. C’est la démonstration que, dans ce panorama complexe et dangereux, ils jugent que la dissuasion nucléaire reste le garant ultime de la sauvegarde de leurs intérêts vitaux et, partant, de leur souveraineté. Les positions très mesurées du Royaume-Uni et de la France n’ont, à ce stade, aucun effet d’entraînement sur les autres.