Les puissances asiatiques et l’espace extra-atmosphérique
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Isabelle Sourbès-Verger, Géographe, chercheur au CNRS
et spécialiste des politiques spatiales
Il est aujourd’hui commun de considérer que dans l’espace, comme ailleurs, nous assistons à l’émergence d’un duopole ou, à tout le moins, d’une rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine. Cette représentation, dont la construction mériterait d’ailleurs tout à fait d’être étudiée en soi, apparaît toutefois quelque peu prématurée – sinon exagérée – au regard des réalités des compétences et ambitions spatiales de chacun de ces deux acteurs.
Cet article s’inscrit dans une logique différente puisqu’il porte sur l’étude dans leur contexte régional des politiques et des réalisations spatiales des trois grandes puissances asiatiques : Japon, Chine, Inde. Son objet est de montrer comment ces trois États illustrent des déclinaisons de la puissance spatiale selon des logiques diverses marquées par des histoires et des capacités particulières, l’ambition commune de « rattrapage » visant des objectifs différents.
Le cas japonais : le spatial, symbole de la maîtrise des hautes technologies
En lançant son premier satellite en février 1971, le Japon affichait sa volonté d’usage de l’espace à des fins scientifiques dans la continuité de sa participation à l’Année géophysique internationale (1957-1958) au cours de laquelle il avait effectué, avec succès, plusieurs tirs de fusées-sondes.1 Cet affichage d’une compétence scientifique assez proche des préoccupations françaises de l’époque se distingue toutefois nettement du fait de la dimension exclusivement civile du programme spatial dès ses origines, conformément au caractère pacifiste de la Constitution japonaise. Le premier organisme l’ISAS2 est créé en 1964 avec comme objectif de promouvoir la science spatiale au Japon dans la logique de l’Institut pour la science industrielle. Ce n’est que cinq ans plus tard, qu’est créée la NASDA3 en charge de mener un programme d’applications développant une autre filière de lanceur N1, plus puissant et utilisant des licences américaines dont le premier tir couronné de succès aura lieu en 1975 (cf. A. Maharaj).
Les fonds investis ont pu être dégagés grâce à la croissance économique des années 1960 à 1980. La fierté nationale est de faire du programme spatial la démonstration de la compétence technologique du Japon en tant que premier pays industriel non occidental et de s’imposer dans des activités de type scientifique ne prêtant pas à une accusation de volonté directe de puissance. De fait, la parité est rapidement atteinte dans le domaine de l’exploration et les sondes Sakigake et Planet A feront ainsi partie de l’armada spatiale partie à la rencontre de la comète de Halley en 1985 à côté des sondes américaines, européennes et soviétiques. Pendant toute cette période, les relations avec les États-Unis sont ambivalentes : l’accès à des licences américaines permet des progrès notables tout en suscitant la volonté de développer des compétences propres d’un niveau équivalent, d’où une approche fortement influencée par la recherche de sophistication renchérissant le coût des systèmes. Par ailleurs, l’accord commercial de 1990 avec les États-Unis imposant des appels d’offres internationaux pour la fabrication des satellites non expérimentaux n’encourage pas la production nationale.
Un tournant majeur survient à la fin des années 1990 avec le tir du missile nord coréen Taepo Dong survolant le territoire japonais dans sa totalité et prenant le pays au dépourvu. Cela déclenche une forte réaction politique, une réorganisation du secteur avec la création de la JAXA (Japan Aerospace Exploration Agency) et la décision d’un programme dual d’observation de la Terre4 au service de l’Agence de défense. Dès lors, le Japon affirme son souci de prendre de plus en plus en charge sa propre défense (cf. K. Suzuki), un mouvement qui correspond au souci des États-Unis de partager le fardeau de ses dépenses militaires. Le mouvement aboutit en 2008 au vote de la Basic Space Law autorisant les Forces d’autodéfense à disposer de leurs propres satellites. En parallèle, le gouvernement Abe affiche de plus en plus sa volonté de construire une base industrielle pouvant répondre aux besoins des utilisateurs et se faire une place sur le marché spatial international. La mise en place en 2015 du troisième New Basic Space Plan à cinq ans témoigne de la difficulté du secteur spatial japonais à s’adapter et d’une pression croissante du politique. En se focalisant sur les questions de sécurité et de développement de la compétitivité industrielle et en assurant un niveau de financement destiné à garantir un plan de charge industriel sur le long terme, le Plan vise aussi une capacité de commercialisation des produits spatiaux japonais, un véritable challenge dans un secteur tiré depuis quarante ans par une logique plus technologique qu’économique.
Le cas chinois : le spatial et l’image de construction autonome de puissance
Le premier satellite chinois Dong Fang Hong-1 est mis sur orbite en avril 1970, deux mois après Ohsumi, faisant de la Chine la cinquième puissance spatiale. Il est doté d’un émetteur diffusant l’hymne national « l’Orient est rouge » et impose l’image d’une Chine triomphante alors même qu’elle est totalement isolée sur la scène internationale et que la Révolution culturelle bat son plein. La signification symbolique de la conquête spatiale était en fait au cœur des préoccupations du président Mao qui, dès 1956, annonçait sa volonté de voir la Chine retrouver son image de grande puissance en s’imposant dans ce nouveau milieu effaçant ainsi la période d’humiliation coloniale (cf. I. Sourbès-Verger ; D. Borel). À l’opposé de l’approche japonaise, le spatial chinois s’inscrit dès son origine dans une dimension militaire, la priorité étant donnée au développement de missiles intercontinentaux comme garant de la sécurité nationale avec l’arme nucléaire. L’intégration des compétences spatiales au sein de l’Armée populaire de libération est décidée afin de les protéger des excès de la Révolution culturelle et ce n’est qu’en 1985, avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, que le secteur change véritablement d’orientation. Il s’agit dès lors tout à la fois de promouvoir les applications destinées à contribuer au développement économique national5 et de s’ouvrir aux coopérations, la Chine allant jusqu’à proposer ses services sur le marché international des lancements en 1986. Trois ans plus tard, la répression des manifestations de la place Tienanmen marque la fin de cette première phase de réintégration de la Chine dans la communauté internationale.
En 1992, profitant des difficultés terribles du secteur spatial russe, la Chine acquiert à moindre coût les technologies de base de son programme habité, le premier vol n’ayant lieu qu’en 2003. La coopération avec la Russie est une constante mais ne donne pas lieu à des programmes spectaculaires renvoyant plutôt à un intérêt mutuel bien compris qu’à une volonté de réalisations en commun. La Chine cherche dans le même temps à renforcer ses liens avec le monde occidental et entame des relations industrielles avec les États-Unis dans le cadre de l’Engagement voulu par le président Clinton mais dénoncé par les Républicains. En 1998, ceux-ci obtiennent gain de cause, le Sénat interdisant à la suite du rapport Cox,6 toute coopération avec la Chine au titre de la sécurité nationale l’excluant de fait de tout transfert de technologies direct ou indirect.
Depuis 2000, la Chine se retrouve à nouveau pénalisée par les règles ITAR (International Traffic in Arms Regulations), si bien qu’elle a progressivement et systématiquement développé une totale autonomie dans tous les domaines, y compris celui des armes antisatellites.7 Le premier Livre blanc sur l’espace paru en 2000 mettait en avant le développement des services, une priorité également présente dans ceux de 2006 et de 2011. Il s’agit explicitement d’assurer le développement d’une « société harmonieuse » pour « une montée en puissance pacifique » selon les mots d’ordre du pouvoir. La réorganisation administrative du secteur en 2008 marque un souci de normalisation et la formalisation de deux volets, l’un civil et l’autre militaire, l’arbitrage des ressources se faisant au plus haut niveau. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping ne marque pas de rupture, la Chine continuant à s’attacher à la satisfaction des besoins intérieurs, donnant lieu à un nombre de tirs comparable à celui des États-Unis. L’évaluation des compétences actuelles et des objectifs chinois, en particulier militaires, reste discutée parmi les experts (cf. A. De Neve). Il est clair que la construction d’une station orbitale, les missions lunaires, l’étude de faisabilité d’une mission habitée peuvent facilement illustrer le nouveau slogan « du rêve chinois ». Pour autant, dans un contexte de croissance économique qui s’érode, la Chine devra faire un choix dans ses priorités. L’analyse du coût des programmes spatiaux et de leurs usages rapporté aux bénéfices technologiques et d’image sera un élément clef des décisions futures, sachant que si les États-Unis sont la référence, l’engagement financier qu’ils représentent est unanimement considéré comme « extravagant », d’autant plus qu’une réponse asymétrique est toujours possible.
Le cas indien : les technologies spatiales, outil du développement via une 3e voie
L’Inde se montre particulièrement attentive aux réalisations chinoises pour des raisons diverses, dont la nécessité de repenser sa propre dynamique. Les programmes habités comme militaires chinois remettent en effet en cause la philosophie initiale exclusivement centrée sur le développement. La construction des compétences nationales s’est en effet inscrite dans la politique de non-alignement nouant des coopérations variées à l’Ouest comme à l’Est avec pour contrainte, inhérente aux transferts de technologies occidentales, un caractère exclusivement civil de ses activités. Ce choix permettait de réaliser dans des délais moindres l’ambition du « leap frogging » soutenu par le Premier ministre Nehru et mis en œuvre dans le domaine spatial en s’appuyant sur l’INCOSPAR (Indian National Committee for Space Research) au sein du Département de l’énergie atomique. La création en 1969 de l’ISRO (Indian Space Research Organisation), devenant en 1975 une agence gouvernementale permet de regrouper la totalité des activités de la recherche et développement à la production dans un contexte de retard technologique et industriel patent. À la différence de la Chine, et sur un modèle plus proche dans son principe du spatial japonais, l’Inde a donc d’abord développé une compétence dans le domaine des applications8 avant d’assurer son premier lancement réussi.
Depuis les années 1980, le spatial indien a bénéficié d’un soutien politique sans faille avec une lente croissance budgétaire. Les progrès dans le domaine de l’observation de la Terre ont été les plus rapides, l’Inde ayant brisé le seuil tacite de 10 mètres de résolution pour les satellites civils d’observation de la Terre dès 1995 avec le satellite IRS1-C lancé par la Russie, avant d’atteindre une résolution métrique en 2001 avec le satellite TES.9 Les effets de verrouillage technologique, en particulier sur la propulsion, ont été plus difficiles à dépasser, le lanceur GSLV avec un moteur cryogénique national ne devant finalement entrer en service qu’en 2015.10
L’Inde représente un cas profondément original à plusieurs titres dont une capacité de production significative avec un budget qui reste limité. En dépit des retards qui ponctuent ses programmes, elle maîtrise désormais la gamme des systèmes d’observation optique et radar à différentes résolutions et en coopération avec la France, elle contribue de façon significative aux études sur le cycle de l’eau et le changement climatique depuis 2012.11 Outre ses systèmes météo et de télécommunications en orbite géostationnaire qui continuent à s’inscrire dans le registre applicatif, l’Inde a désormais franchi une nouvelle étape en 2008 avec des ambitions d’exploration scientifique de la Lune puis en 2014 avec le succès de la sonde martienne MOM, le premier engin asiatique orbitant autour de la planète rouge. Le retentissement de la mission a été d’autant plus grand qu’elle illustrait le concept de frugalité « jugaad » appliqué aux hautes technologies confirmant une caractéristique nationale unique.
Combinées avec les essais de capsule récupérable, prélude à un possible vol habité, ces nouvelles ambitions restent selon l’ISRO dans le droit fil de la priorité posée par Vikram Sarabhai, une activité spatiale dont le coût et les retombées correspondent aux capacités nationales, prouvant seulement que ces dernières ont désormais atteint un niveau comparable à celui des premières puissances spatiales.
Il reste que si le mot d’ordre « Make in India » porté par le Premier ministre Narendra Modi correspond bien au secteur spatial, celui-ci est ébranlé par d’autres grands sujets de débats nationaux comme la place des entreprises et du secteur privé dans les programmes gouvernementaux. Un effort est fait pour transférer une responsabilité nouvelle de l’ISRO aux compagnies indiennes mais ce basculement risque de prendre du temps, du fait des réticences de l’Agence mais aussi faute de l’existence d’un véritable marché capable de rentabilité rapide. La question d’une politique spatiale claire est ainsi désormais posée (cf. R. P. Rajagopalan).
Conclusion : des déclinaisons particulières d’un spatial stratégique en 2015
Ces grands traits rapidement esquissés montrent la diversité des orientations nationales de chacune des politiques spatiales donnant à voir d’autres grilles de lecture que les discours généralisateurs, comme celui de « course à l’espace », une référence spontanée aux premiers temps de l’histoire spatiale dont usent volontiers les médias faisant leurs choux gras de la convergence des programmes lunaires des trois protagonistes.12
L’arrivée à la fin des années 2000 de l’Iran, la Corée du Nord et la Corée du Sud comme nouveaux membres du club spatial témoigne du fait que, sur le plan technologique, l’accès à l’espace ne représente plus le même défi technologique qu’il y a soixante, ni même trente-cinq ans, de même que le développement de petits satellites est de plus en plus largement accessible. La permanence est plutôt à noter dans l’affichage de volonté politique et des définitions de l’intérêt national pour lequel la reconnaissance symbolique forte de la maîtrise d’accès à l’espace peut représenter un facteur de modernité et d’identité nationale sans être obligatoirement exclusif.
Les puissances spatiales asiatiques sont particulièrement instructives en ce qu’elles illustrent toutes, passé un certain cap de maturité technologique, une volonté de développer une gamme complète de compétences, une préoccupation essentielle pour les pays émergents comme la Chine et l’Inde, tout en renforçant leur image et leur influence régionale. La dimension d’outil de politique étrangère apparaît ainsi clairement au travers des différentes propositions à destination des autres pays de la région tant par l’Inde (cf. A. Lele) que le Japon de fournitures de services dans un cadre large de coopération comme l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations) et l’APRSAF (Asia-Pacific Regional Space Agency Forum). Les offres de services de la Chine relèvent de la même démarche mais dans un cadre plus étroit, celui de l’organisation APSCO (Asia-Pacific Space Cooperation Organization).
Pour autant, l’idée d’une véritable compétition trouve difficilement sa place dans ce schéma du fait des choix faits par chacun. C’est plutôt à des développements parallèles que l’on assiste. L’option d’un monde polycentrique en sortirait renforcée, comme en témoigne le souci commun manifesté en faveur de la sécurité spatiale, même s’il s’exprime au sein d’initiatives de différents ordres mais toutes dans le cadre des Nations unies.
1 Les fusées Mu à propulsion solide étaient développées par les chercheurs et ingénieurs de l’Université de Tokyo.
2 Institute of Space and Astronautical Science appartenant à l’Université de Tokyo et placé ensuite sous la responsabilité du ministère de l’Éducation.
3 National Space Development Agency placée sous l’égide de la Space Activities Commission (SAC), mise en place en 1968.
4 IGS, Information Gathering Satellite, programme comprenant 2 satellites dans le domaine optique et 2 satellites radar.
5 Le spatial figure ainsi en deuxième position dans le programme 863 fixant le cadre du développement technologique à des fins de développement.
6 Report of the Select Committee on U.S. National Security and Military Commercial Concerns with the People’s Republic of China, approuvé à l’issue des travaux de la Commission spécialement créée en juin 1998 et présidée par le Républicain Chris Cox.
7 Un test ASAT (Advanced Spatial Awarenss Trainer) a été effectué avec succès en janvier 2007 suscitant la réprobation de la communauté spatiale internationale du fait du très grand nombre de débris ainsi générés.
8 C’est en 1974, six ans avant le lancement du premier satellite indien qu’est créée l’Agence nationale de télédétection.
9 Technology Experiment Satellite mis sur orbite par le lanceur indien PSLV.
10 Le premier contrat pour l’achat et le transfert de capacités cryogénique passé avec la Russie date de 1993 et a donné lieu à un bras de fer avec les États-Unis lié au refus de l’Inde de signer le MTCR (Missile Technology Control Regime) dont les traces existent encore aujourd’hui.
11 Satellite Megha Tropiques dont la durée de vie vient d’être prolongée en avril 2015 de deux ans.
12 Il faut rappeler que la première mission lunaire japonaise date de 1990 soit dix-sept ans avant la deuxième vague des missions lunaires. Si la Lune, seul satellite naturel de la Terre, est toute désignée pour un entraînement, la complexité des missions doit être analysée sous l’angle technologique et scientifique témoignant de capacités différentes.
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
Asoh Maharaj : « NASA and Emerging Space Powers » in NASA in the World, ed. John Krige, Palgrave Macmillan, 2013.
Isabelle Sourbès-Verger : « La Chine et l’espace » in « Les industries de l’espace », Réalités industrielles, mai 2012.
Isabelle Sourbès-Verger et Denis Borel : Un empire très céleste : la Chine à la conquête de l’espace ; Dunod, 2008.
Alain De Neve : « Les programmes spatiaux russes et chinois : ambitions politiques, contraintes institutionnelles et dimension technologique », Institut royal supérieur de défense, 2014 (www.irsd.be/).
Rajeswari Pillai Rajagopalan : « Should India Declare a Space Policy? », The Diplomat, 31 août 2013 (http://thediplomat.com/).
Ajey Lele : « Ready for lift-off », The Indian Express, 30 octobre 2009 (http://indianexpress.com/).
Kazuto Suzuki : « Japanese Space Policy: From Technology to Strategy », in Journal for International and Strategic Studies n° 4, Centre européen de recherches internationales & stratégiques, Special Issue Japan, Guest Editors, Jean-Marie Bouissou & Guibourg Delamotte (http://ceris.be/).