Quel tournant asiatique pour la Russie ?

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Isabelle Facon, maître de recherche
à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ;
maître de conférences à l’École polytechnique.

 

Depuis les sanctions imposées en 2014 à la Russie par les pays occidentaux, Moscou met en avant son souci de rééquilibrer sa politique extérieure en faveur de l’Asie. Cette démarche permet au Kremlin de faire valoir que la Russie n’est pas isolée, contrairement aux affirmations des responsables américains et européens. Et l’on ne peut que constater que, au sein des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), l’année 2014 a été marquée par différents événements qui, au minimum, montrent la vitalité de ces cadres multilatéraux, voire suggèrent une intention commune à leurs membres (dont la Russie) d’opposer une réponse collective à ce qu’ils perçoivent comme l’interventionnisme et l’hégémonisme occidentaux. En juillet 2015, l’OCS et les BRICS se réuniront à Oufa, en Russie, ce qui fournira à cette dernière une occasion d’afficher qu’elle ne manque pas de partenaires, notamment en Asie. 

Cependant, si la crise ukrainienne et ses effets sur les rapports entre la Russie et les pays occidentaux accélèrent le mouvement de Moscou vers l’Asie, ce dernier n’a rien de conjoncturel et d’artificiel. Dès le milieu des années 2000, le Kremlin a consacré beaucoup plus d’énergie au vecteur asiatique de sa politique étrangère. Ces efforts ont encore à porter leurs fruits, tant la diplomatie russe a trop longtemps négligé son pilier asiatique. 

Quand Vladimir Poutine impose l’Asie 

Le tournant vers l’Asie s’est engagé sous l’impulsion de Vladimir Poutine, prescrivant cet objectif aux structures gouvernementales et aux bureaucraties, attachées à l’européano-centrisme traditionnel de la politique extérieure nationale (cf. D. Trenin *). La tenue, à Vladivostok, du Sommet de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) en 2012, devait incarner cette évolution. Par ailleurs, depuis plusieurs années, la Russie propose, avec la Chine, une architecture de sécurité collective en Asie Pacifique. Pour largement symbolique qu’elle demeure en ce moment, cette initiative vise à imposer l’idée de l’importance stratégique de la Russie dans la région, où elle a renforcé sa présence militaire.

Dans cet effort, le Président russe est probablement motivé, en partie, par la déception et les griefs mutuels suscités par les divergences grandissantes entre son pays et l’Occident, que la crise ukrainienne n’a fait que couronner et symboliser de façon extrême. Cependant, la démarche vers la « Grande Asie » est sous-tendue par bien d’autres considérations relevant, aux yeux du Kremlin, d’intérêts stratégiques. D’abord, la Russie, comme le reste du monde, prend acte du déplacement de plus en plus marqué des équilibres économiques et stratégiques internationaux vers l’Asie. Toujours désireuse d’être considérée comme une puissance de rang global, elle estime qu’elle ne peut faire l’économie d’une présence plus forte dans cette région devenue centrale sur la scène internationale. Or, cet objectif à lui seul appelle un important travail de redéfinition, dans la mesure où, en Asie, la Russie est, en ce début de XXIe siècle, considérée comme assez atone politiquement et économiquement – alors que les trois-quarts de son territoire sont situés au-delà de l’Oural.

Ce rééquilibrage est également perçu comme une nécessité du point de vue du développement des régions de l’Extrême-Orient russe, par ailleurs censé faire l’objet d’un effort gouvernemental particulier de valorisation depuis plusieurs années – que l’on pense à la formation d’un ministère spécifique pour l’Extrême-Orient (qui souligne notamment son intérêt pour le potentiel des marchés chinois, japonais et indonésien, plus proches que Moscou), (cf. Tass) ; ou à l’établissement de la nouvelle base de lancement, Vostotchnyï, dans l’oblast’ de l’Amour. Vu du gouvernement, une Russie qui s’ancre plus profondément en Asie, c’est une Russie qui multiplie potentiellement ses chances d’obtenir la participation des acteurs asiatiques (investissements, technologies, main-d’œuvre) dans le développement économique et la modernisation de ces territoires – même si, soulignent des experts russes, les obstacles sont nombreux (marché et infrastructures atrophiés, corruption et criminalité...), (cf. D. Trenin *). Paradoxalement, les autorités fédérales russes ressentent aussi le besoin d’accompagner plus étroitement un mouvement qui voit les acteurs économiques et politiques locaux se tourner de plus en plus vers des partenaires en Asie orientale, suscitant à Moscou la crainte d’une perte de maîtrise, et, dans le cas de la Chine, d’une perte de souveraineté, à terme.

Vecteur occidental vs vecteur asiatique ?

Ainsi, si la démarche de Moscou vers l’Asie prend en compte, depuis ses origines, la détérioration structurelle des rapports politiques et stratégiques russo-occidentaux, détérioration dont le conflit ukrainien est un symptôme dramatique plus qu’une cause, elle n’en est qu’un facteur parmi d’autres.

Sur le plan commercial, les efforts entrepris vers l’Asie ont déjà porté leurs fruits partiellement. Le gouvernement russe espère réaliser, à l’horizon 2020, 50 % de son commerce extérieur avec l’Asie Pacifique. En 2010, la Chine a remplacé l’Allemagne comme premier partenaire commercial. Entre 2005 et 2010, le commerce avec le Japon a doublé, triplé dans le cas de la Corée du Sud. Ces avancées sont liées pour partie à la diversification vers l’Asie des marchés énergétiques, dictées entre autres par les tensions croissantes sur le sujet avec l’Union européenne. Le grand contrat gazier signé avec la Chine en mai 2014 (estimé à 400 milliards de dollars sur trente ans) ne fait que transcender cette tendance.

Cependant, le conflit ukrainien ne peut qu’accentuer le redéploiement partiel de la diplomatie et des relations économiques de la Russie s’il suscite un réel décentrage de la politique extérieure russe, traditionnellement focalisée en priorité sur les rapports avec l’Occident. Après tout, certains spécialistes parlent de « schisme russo-occidental », d’autres évoquent la fin de « l’européanisation graduelle de la Russie » (cf. T. Gomart, D. Trenin **). S’il est évident que la Russie ne va pas « quitter » l’Europe, parce qu’elle ne le peut pas (elle réalise d’ailleurs toujours plus de 50 % de ses échanges commerciaux avec l’Union européenne, qui demeurera dans l’avenir le principal débouché prévisible pour ses hydrocarbures), le souci d’un meilleur équilibre entre les priorités diplomatiques est clairement encouragé par les sanctions et les conséquences négatives indirectes attendues de la crise en Ukraine, notamment l’affaiblissement de l’intérêt d’investisseurs occidentaux – amenant les responsables russes à rechercher des alternatives ou des relations « complémentaires » en Asie, qu’il s’agisse, d’ailleurs, d’économie ou de politique.

En 2014, c’est surtout dans la relation avec la Chine que des verrous ont sauté. Si Pékin s’est abstenu lors du vote à l’ONU sur le référendum en Crimée, des officiels chinois ont à plusieurs reprises évoqué leur position critique quant au rôle des États-Unis et de l’Europe dans le déroulement de la crise en Ukraine.1 En 2013-2014, Vladimir Poutine et Xi Jiping se sont rencontrés une dizaine de fois. Les experts russes soulignent à l’envi (parfois sans nuance, d’ailleurs) le rôle que l’industrie chinoise pourrait jouer face à la nécessité faite à la Russie de remplacer les composants et systèmes occidentaux dont les sanctions la privent (cf. V. Kashin). Des coopérations industrielles plus ambitieuses et sophistiquées que celles développées jusqu’à présent sont évoquées régulièrement (en mai 2014, du reste, le contrat gazier a fait passer au second plan la signature de nombreux accords dans d’autres domaines – aéronautique, nucléaire...). Les marines russe et chinoise, qui tiennent annuellement depuis 2012 des manœuvres communes dans le Pacifique, réaliseront en plus, en 2015, des exercices en Méditerranée. La Banque nationale chinoise a ouvert une ligne de crédit pour les grandes banques russes se trouvant sous le coup des sanctions occidentales (cf. A. de Tinguy).

Le poids et le déséquilibre du partenariat Chine-Russie : un pivot asiatique plus compliqué que prévu

Compte tenu de la réalité de la politique asiatique de la Russie depuis les années 1990 – c’est-à-dire que la Chine y occupe une place prépondérante –, il n’est pas étonnant que le premier pays vers lequel la Russie s’est tournée pour démontrer que le conflit ukrainien ne la mettait pas au ban des nations ait été la RPC. Cependant, dans cette perspective, la partie russe semble se départir de ce qui a jusqu’ici été sa prudence et sa réserve dans la poursuite du partenariat. Le « méga-contrat » gazier de mai 2014, qui était en négociations depuis presque dix ans, a été signé, de l’avis de beaucoup de spécialistes, dans des conditions défavorables pour la Russie. De même, c’est dans le contexte de la crise en Ukraine que la Russie a accepté de vendre à la Chine le système antiaérien S-400, dont l’armée chinoise devient ainsi le premier acquéreur étranger. Le rapprochement en cours pourrait favoriser une relance des coopérations d’armement de la Russie avec la Chine alors que Moscou, pour différentes raisons, avait opté au milieu des années 2000 pour une sorte de pause.

Il est probable que de leur côté, les dirigeants chinois se félicitent de la distance qui se creuse entre la Russie et l’Occident. Les craintes qu’ils ont pu nourrir un temps, quant à la possible apparition d’un partenariat stratégique russo-occidental comportant des dimensions hostiles à la Chine, sont largement moins crédibles désormais. Et Pékin suppose sans doute que la Russie peut maintenant devenir un point d’appui plus solide dans son effort pour contrebalancer le « redéploiement » américain en Asie Pacifique.2

On peut en revanche s’interroger sur la manière dont les responsables russes voient, de leur côté, l’évolution de la relation de leur pays avec la Chine, dans la mesure où un objectif inavoué mais visible du gouvernement russe a toujours été d’orienter cette relation d’une manière permettant d’éviter tout élément susceptible de renforcer la main de la Chine, qui domine désormais la relation bilatérale dans beaucoup de ses dimensions. Il est ainsi probable que dans certains esprits, les évolutions récentes soient rattachées à la notion de risque, à terme, pour l’autorité internationale de la Russie, voire pour sa souveraineté. Un chercheur russe note que pour la Chine, « la crise ukrainienne a fourni une opportunité unique d’accroître son accès aux ressources naturelles de la Russie, particulièrement le gaz, de gagner des contrats pour des projets d’infrastructure et de nouveaux marchés pour la technologie chinoise, et de transformer la Russie en junior partner » (cf. A. Gabuev). Or, ironiquement, l’un des espoirs non affichés sous-tendant le mouvement de la diplomatie russe vers la « Grande Asie » était, précisément, d’équilibrer par d’autres partenariats régionaux le rapport de forces avec Pékin, jugé trop défavorable à Moscou.

De ce dernier point de vue, la crise en Ukraine pourrait indirectement compliquer l’équation du Kremlin. La bonne relation avec l’Inde, un des « complices » de l’effort russe pour ne pas tomber dans des relations trop étouffantes avec la Chine, n’est pas remise en question par le conflit ukrainien. De fait, Delhi a fait preuve de compréhension quant au positionnement de Moscou sur ledit conflit, s’est abstenu lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU sur la Crimée et a marqué une désapprobation sur les sanctions appliquées à la Russie. Le partenariat entre les deux acteurs (dont le BRICS et l’OCS sont des cadres importants) suit son cours. Les choses s’annoncent plus complexes avec deux autres pays intéressant le Kremlin pour diversifier ses relations politiques et économiques asiatiques – le Japon et la Corée du Sud. Avant l’Ukraine, les relations avec Tokyo s’étoffaient progressivement, notamment du fait de la motivation en ce sens du Premier ministre Shinzo Abe. La question des Kouriles semblait perdre de son acuité et des complémentarités dans le domaine économique, particulièrement énergétique, incitaient les deux gouvernements à travailler à l’atténuation de l’influence de leurs différends politiques sur la relation bilatérale. Le conflit ukrainien a bouleversé cette donne, le Japon imposant à son tour des sanctions à la Russie – la question étant de savoir pour combien de temps. On peut également supposer que, dans le cas du Japon comme dans celui de la Corée du Sud, l’avenir des relations avec la Russie sera en partie déterminé par les pressions américaines. L’hostilité envers Moscou faisant l’objet d’un large consensus bi-partisan à Washington, et la profonde détérioration des rapports entre les deux pays étant probablement appelée à s’ancrer dans un temps long, il est probable que Tokyo et Séoul se montreront attentifs aux prescriptions des États-Unis quant au bien-fondé de certains types de coopération avec Moscou, et qu’entre les deux partenaires (États-Unis, Russie), les deux capitales fassent le choix de la puissance américaine plutôt que celui de la Russie, puissance qui, encore une fois, peine à émerger sur la scène asiatique...

En outre, et au vu des nombreux pays asiatiques qui ont des contentieux avec Pékin, le resserrement accéléré des liens sino-russes ne constitue pas forcément pour une Russie soucieuse de se faire apprécier politiquement et stratégiquement en Asie le meilleur passeport. Cependant, les grandes manœuvres destinées à faire du yuan une monnaie de réserve et le projet chinois de transformer les structures financières internationales (avec, notamment, la création de la Banque asiatique de développement) pourraient contribuer à changer la donne. Par exemple, la relation entre Moscou et certaines capitales asiatiques pourrait se modifier au travers de la participation à des entreprises communes dans lesquelles ne figurent pas les États-Unis.

Le conflit ukrainien et les effets délétères profonds qu’il ne manquera pas d’avoir sur la relation entre la Russie et le monde occidental devraient, dans le jeu politique et bureaucratique interne, aider le projet de Vladimir Poutine de « pousser vers l’Asie ». Paradoxalement sans doute, le fait même que ce conflit rogne les marges de manœuvre déjà limitées de Moscou dans ses initiatives pour renforcer ses positions dans cette partie du monde devrait l’encourager à multiplier les efforts en vue d’un rééquilibrage sensible de sa politique extérieure.

 


ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Dmitri Trenin * : « Bureaucracy and Corruption Stand in Way of Russia’s Shift to Asia », Global Times, 29 mars 2015. « Six Major Investment Projects Approved in Russia’s Far East », Tass, 30 mars 2014.

Thomas Gomart : « Les conséquences du schisme russo-occidental », Revue des deux mondes, février 2015.

Dmitri Trenin ** : « The End of Consensus: What Does Europe Want from Russia », Eurasia Outlook, Carnegie Moscow Center, 15 décembre 2014. « China’s Ambassador to Belgium has Said the West Should Pay More Heed to Russia’s ‘Security Concerns’ in order to Solve the Ukraine Crisis », EUObserver, 28 février 2015.

Vasily Kashin : « Russia Must Expand Relationship with China », Moscow Times, 6 octobre 2014.

Anne de Tinguy : « La Russie et le monde : les ondes de choc de la crise en Ukraine », Annuaire français de relations internationales, Bruylant/Documentation française, 2015 (à paraître).

Isabelle Facon : « Russia’s Perspective on the US Pivot: Opportunities and Constraints in the Asia Pacific », in Hugo Meijer (ed.), Origins and Evolution of the US Rebalance toward Asia. Diplomatic, Military, and Economic Dimensions ; Palgrave, 2015.

Alexander Gabuev : « A ‘Soft Alliance’ ? Russia-China Relations after the Ukraine Crisis », ECFR Policy Briefs, février 2015.