Ruptures et confrontations stratégiques au XXIe siècle
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains
Louis Gautier, Directeur de la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains ».
Professeur associé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
La chaire sur les « Grands enjeux stratégiques contemporains » de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a conclu les travaux de sa deuxième édition dans un contexte international qui vient renforcer la pertinence des thèmes abordés. Si les travaux de l’année 2014 avaient été l’occasion de poser les bases de notre réflexion, l’actualité internationale nous a conduits à orienter cette année nos travaux sur quelques thématiques clefs, autour de certaines « ruptures et confrontations stratégiques au XXIe siècle ».
La qualité des intervenants d’horizons variés nous a ainsi permis de disposer d’éclairages et d’analyses nourries sur les sujets retenus pour cette session 2015. Une part significative des interventions a porté sur les perspectives stratégiques en Asie, sujet également abordé à l’occasion du colloque de clôture de la chaire. Compte tenu de la recomposition géostratégique en cours, nous avons également souhaité orienter aussi le projecteur sur le monde arabo-musulman qui subit d’importantes secousses et sur la Russie, marquée par une prise de distance et même une logique de confrontation avec le monde occidental. Enfin, et alors que les risques de prolifération restent une préoccupation majeure, il nous paraissait important d’organiser des échanges sur la dimension nucléaire de l’architecture internationale de sécurité.
Cette présentation du cycle des conférences de l’année 2015 entend dégager quelles en furent les lignes de force et les principales conclusions. Elle introduit aussi les contributions à son colloque de clôture, réunies ici dans ce dossier de la Revue Défense Nationale.
L’émergence de l’Asie et ses enjeux stratégiques
Comme eut l’occasion de le développer M. Chung Min Lee lors de ses deux interventions sur les lignes de fracture et les tendances lourdes en Asie, les rivalités qui affectent cette zone peuvent non seulement perturber la sécurité régionale mais aussi l’ensemble de la communauté internationale. En effet, le développement asiatique se poursuit sur fond de compétitions régionales et internationales. Le renforcement économique de cette région, sa démographie et son poids géopolitique conduisent les États à affirmer, et parfois brutalement, de nouvelles ambitions en politique étrangère et dans le domaine militaire.
M. Jing Dong Huan est revenu plus spécifiquement sur le rôle de la Chine, dont la prétention à un leadership régional voire mondial s’appuie aujourd’hui sur une politique étrangère dynamique et sur le renforcement de son outil militaire, incluant la dissuasion. Cette politique est à l’origine d’un accroissement des tensions en Asie-Pacifique. La persistance des incidents dans les mers de Chine (orientale et méridionale) confirme, à cet égard, les positions unilatérales et l’intransigeance de Pékin lorsque ses intérêts sont concernés.
C’est dans ce contexte de l’expansion chinoise que plusieurs États de la région, notamment le Japon, ont fait le choix d’accroître leurs dépenses de défense. Cette modernisation accélérée de l’appareil de défense, en décalage avec le choix de nombreux États occidentaux (Europe, en premier lieu), participe au bouleversement de l’équilibre international et des rapports de forces dans la région.
Le séminaire de clôture relatif aux enjeux stratégiques en Asie a notamment été l’occasion de souligner l’intérêt stratégique renouvelé à l’égard de puissances périphériques dans la région et de mettre en évidence quelles sont leurs préoccupations de sécurité. Les États-Unis procèdent ainsi à une politique de rééquilibrage vers l’Asie, de même que la Russie qui poursuit activement une diplomatie de rapprochement avec plusieurs pays de la région.
Fortes incertitudes dans le monde arabo-musulman
Les crises internes au Moyen-Orient perturbent profondément la sécurité de nombreux États et grèvent la stabilité de leurs voisins affaiblis. À ce sujet, Gilles Dorronsoro a eu l’occasion d’évoquer, derrière la multiplication des troubles et des violences, l’ampleur des confrontations entre États de la région. Celles-ci alimentent l’opposition confessionnelle, au départ pas nécessairement marquée entre sunnites et chiites. Une telle situation est également observée du Liban à l’Afghanistan en passant par le Yémen.
L’effet des révolutions dans le monde arabe n’est pas encore estompé et la région reste en proie aux perturbations. L’évolution encourageante de la situation en Tunisie mérite, à cet égard, d’être signalée, car c’est aujourd’hui le seul pays où le soulèvement populaire a donné lieu à une véritable transition démocratique. Il pourrait dans ces conditions faire office de modèle pour les autres acteurs régionaux. Cette dynamique positive mérite d’autant plus d’être encouragée qu’elle est précaire. La situation sécuritaire dans ce pays est, par ailleurs, fragilisée par les agissements de groupes ou d’individus qui ont épousé la cause du djihad. En effet, beaucoup de ressortissants tunisiens sont impliqués dans l’organisation terroriste Daech dans la région du Levant et le voisin libyen demeure hors de contrôle. Le cas de l’Algérie suscite aussi l’attention. La situation dans ce pays dont le régime est en phase de transition peut venir directement ou indirectement fragiliser la stabilité déjà problématique de la région et notamment la gestion de la sécurité dans la bande saharo-sahélienne.
M. Kazuto Suzuki a eu l’occasion de revenir sur le regain de l’influence iranienne qui reste une source de vive préoccupation des États du Golfe, Arabie saoudite en premier lieu. Les tensions entre Riyad et Téhéran s’expriment notamment aujourd’hui par un jeu d’influence, d’ingérence ou d’intervention dans de nombreux pays de la région (Yémen, Liban, Irak, Syrie). Elles alimentent les clivages confessionnels entre chiites et sunnites.
Le rôle joué aujourd’hui par la Turquie au Proche et Moyen-Orient mérite une certaine vigilance. Située au carrefour de l’Europe et du Moyen-Orient, le soutien de ce pays aux mouvements proches des Frères musulmans a été générateur de tensions avec plusieurs pays de la région (Israël, Égypte, Arabie saoudite). En outre, l’appui de la Turquie à certains mouvements radicaux, notamment en Syrie, mérite une attention suivie.
Des ambitions russes renouvelées
Force est de constater que le continent européen est de nouveau touché par la guerre. Le conflit dans le Donbass a généré de très nombreuses pertes et le retour à la normale prendra du temps. La Russie s’est engagée dans une politique d’intimidation et de pression à l’égard de l’Ukraine. Au-delà, l’annexion de la Crimée a remis en cause le principe d’inviolabilité des frontières et montre l’affaiblissement du système international de sécurité.
Avec la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée, la Russie a entendu réaffirmer sa puissance, affaiblie depuis la fin de la guerre froide. M. Andrei Gratchev rappelle sur ce point que la doctrine du président Poutine ne date pas de cette séquence mais a été esquissée dès 2007 pour marquer l’insatisfaction russe vis-à-vis du nouvel ordre international post-guerre froide et qu’elle a été déclinée pour la première fois lors du conflit russo-géorgien, en 2008.
Les ambitions de la Russie se sont accompagnées du renforcement de ses capacités militaires, à travers un plan de modernisation très ambitieux initié en 2008, et faisant appel à des moyens conventionnels et à un mode opératoire hybride, combinant l’engagement à faible niveau de visibilité et des techniques variées, intégrant l’influence et le cyber.
Au-delà des capacités conventionnelles, la Russie se montre soucieuse de la modernisation de ses capacités nucléaires. Comme M. Brad Roberts a eu l’occasion de le préciser, cette dynamique pourrait conduire ce pays à prendre ses distances avec ses engagements internationaux dans ce domaine. Cette tendance préoccupante s’accompagne d’ailleurs d’interrogations sur les conditions d’emploi potentielles de ces armements. Ces évolutions de la position russe pourraient cependant être atténuées par l’effet des sanctions occidentales et la baisse concomitante du prix des hydrocarbures qui impactent très significativement l’économie et pourraient l’amener à réviser son niveau d’ambition, tant en matière de politique étrangère que dans le domaine de la défense.
En tout état de cause, cette politique de puissance, comme le souligne M. Andreï Gratchev, a conduit la Russie à s’éloigner des pays occidentaux pour tourner son regard vers l’Est. Si les États post-soviétiques demeurent sa priorité, sa politique étrangère s’oriente désormais vers son voisin chinois et plus largement sur la région Asie. Aujourd’hui, le projet d’Union eurasienne porté activement par le président Poutine suscite des marques d’ouverture des proches États concernés.
Persistance de la menace nucléaire
Dans le contexte actuel, la menace liée à la prolifération des armes de destruction massive et leurs vecteurs est toujours bien présente. Les risques de prolifération nucléaire et balistique ne sont nullement une menace endiguée. Dans sa présentation, M. Brad Roberts a rappelé qu’aucune des conditions qui pouvaient plaider pour un désarmement n’est aujourd’hui réalisée. Parmi les principales menaces dans ce domaine figurent sans surprise la crise de prolifération en Corée du Nord, et, aujourd’hui encore, celle en Iran.
Comme l’a rappelé M. Azar Gat, les négociations actuellement engagées en faveur de la résolution de la question nucléaire iranienne sont déterminantes. On peut craindre qu’en cas d’accession de l’Iran à la capacité d’armer des vecteurs nucléaires, d’autres États de la région, dans le Golfe en particulier, chercheront à se doter d’une capacité équivalente. Dans ces conditions, l’hypothèse de la signature d’un accord avec l’Iran, qui pourrait intervenir à la fin du premier semestre 2015, permettrait d’atténuer significativement de tels risques.
La Corée du Nord est désormais qualifiée aujourd’hui par certains, depuis l’essai de 2013, d’État nucléaire. L’imprévisibilité du régime et son sens de la provocation confirment toute l’attention qu’il faut continuer de porter au régime et à son évolution. Dans un autre ordre d’idées, l’évolution de la situation au Pakistan ne peut nous laisser indifférents. L’érosion progressive de cet État, ajoutée à ses difficultés économiques, laissent peser une incertitude sur la capacité de ce pays doté de l’arme nucléaire de conforter son futur. Le séminaire de clôture a d’ailleurs été l’occasion de constater que la problématique nucléaire en Asie s’assimilait désormais davantage à une course aux armements nucléaires qu’à une logique de lutte contre la prolifération.
De manière plus générale, les capacités nucléaires des États concernés font l’objet de travaux de modernisation sur une large gamme et portant aussi bien sur l’arme que sur les vecteurs. Comme évoqué, la Russie poursuit le développement de ses capacités nucléaires dans le cadre de son programme de modernisation et dans un esprit de rivalité avec les États-Unis. Il en va de même avec la Chine qui dispose d’un arsenal de moins grande ampleur mais poursuit activement son programme de modernisation.
Fort de ces constats, la conférence d’examen du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 2015 a montré la sensibilité des débats, qui visaient à introduire un déséquilibre entre les exigences de désarmement formulées par certains États et les engagements à lutter contre les crises de prolifération. Plus que jamais, la volatilité de la situation internationale vient confirmer l’importance de disposer de cette garantie ultime mais aussi de consolider l’architecture de sécurité internationale.