Vers une bipolarité fluide États-Unis/Chine ?

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Chargé de mission Affaires transversales et sécurité
au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) ;
 ministère des Affaires étrangères. 

 

Après avoir été bipolaire durant la guerre froide puis relativement unipolaire jusqu’au début des années 2000, avec les États-Unis comme « hyperpuissance », le système international est depuis dans un état transitoire difficile à qualifier. Certains pensent qu’il reste unipolaire (cf. N. Monteiro), mais force est de constater que l’hégémonie américaine s’effrite – Fukuyama dirait même « pourrit ». 

La diffusion de puissance à laquelle nous assistons – expliquant partielle- ment l’état de nature hobbesien dans lequel les relations internationales semblent revenues (cf. J.-B. Jeangène Vilmer) – est liée non seulement à cet effritement mais aussi au développement spectaculaire d’acteurs non-étatiques, parmi lesquels des groupes armés dotés d’ambitions transnationales (Daech, Boko Haram). L’érosion de l’ordre westphalien, c’est-à-dire étatique, se fait soit volontairement par le haut, dans une mise en commun de la souveraineté (Europe), soit involontairement par le bas, lorsque les assauts de groupes armés dissolvent la souveraineté étatique (Irak). 

Les États ne sont pas en reste dans cette évolution du système international qui relativise l’unipolarité, avec l’émergence de nouvelles puissances – ou plu- tôt la réémergence dans le cas de la Chine, puissance résurgente qui « retrouve la diplomatie de sa géographie » (cf. G. Araud) et de son histoire. 

De moins en moins unipolaire, ce monde est-il pour autant apolaire ou « zéro-polaire » ? On peut en douter, tant il reste des pôles de puissances solidement constitués. Il n’est pas non plus multipolaire, contrairement à ce qu’affirme la rhétorique des puissances moyennes et des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui pour des raisons politiques compréhensibles veulent croire et faire croire que cet ordre recherché est déjà atteint. À vrai dire, aucun concept ne saurait convenir pour décrire la phase de transition dans laquelle nous sommes, fluide et complexe. 

Il est certes difficile de caractériser l’état actuel du système international, il semble pourtant possible d’anticiper ce vers quoi il tend. Modestes, les Chinois se gardent bien de faire dès aujourd’hui des déclarations triomphalistes. Plusieurs indices reflètent néanmoins une bipolarisation sino-américaine croissante et, à moyen terme, vers 2025-2030, on peut supposer que le monde sera organisé autour de la rivalité de deux superpuissances à la fois interdépendantes et concur- rentes, les États-Unis et la Chine.

Le processus de bipolarisation

Pour émerger, la bipolarité a besoin de quatre conditions cumulatives : il faut de l’espace, donc un repli américain ; la Chine doit continuer à croître comme elle le fait actuellement, jusqu’à arriver au niveau des États-Unis ; l’écart de puissance doit se creuser entre les deux premiers et le reste du monde ; un nombre croissant d’États doivent se sentir contraints de « choisir » entre les États-Unis ou la Chine.

La première condition est déjà satisfaite. Le monde se diversifie à la fois dans ses acteurs et dans ses valeurs : il y a une dispersion de la puissance non seulement matérielle mais aussi normative (multiplication et diversification des « entrepreneurs de normes »). Les normes défendues par l’Occident pèsent moins dans un monde désormais partagé, et les valeurs démocratiques et libérales sont plus vulnérables aux attaques du relativisme culturel (occidentalisme, néocolonialisme). L’affirmation de l’hégémonie chinoise en Asie de l’Est n’est que l’un des symptômes de cette remise en cause croissante de l’ordre occidental – l’incapacité à agir en Syrie et l’annexion de la Crimée en sont deux autres.

Certes, mais le repli n’est que relatif. D’abord, les États-Unis ont toujours oscillé entre phases d’introversion et phases d’extraversion, de sorte que la phase actuelle n’est qu’un moment ordinaire du balancier américain. Ensuite, ils ne se sont pas retirés du monde sous Obama : ils s’y font seulement plus discrets. La stratégie furtive fondée sur la trilogie « drones, forces spéciales, cyber », ou l’idée de « diriger par l’arrière », signe bien la fin des grands déploiements terrestres de l’ère Bush – dont on a vu d’ailleurs les résultats désastreux – mais ne signifie pas pour autant un désengagement américain, pas même au Moyen-Orient comme le montre l’intervention en Irak et en Syrie.

L’introversion des États-Unis, désormais devenus puissance réticente – Kissinger dit « ambivalente » – crée une ambiance de fin de règne et donne l’impression d’une vacance du pouvoir. Pékin et Moscou s’engouffrent dans cette faille, et continueront à le faire dans le but de réviser l’ordre international. Cependant, seule la Chine en a véritablement les moyens.

La deuxième condition est précisément la montée en puissance chinoise, qui réduit l’écart avec les États-Unis. En octobre dernier, le FMI indiquait que la Chine serait en 2014 la première puissance économique mondiale, en PIB mesuré par parité de pouvoir d’achat. La Chine réduit également son écart en termes de dépenses militaires : elle en fait même une priorité. Avec un budget militaire d’un montant de 148 milliards de dollars, environ trois fois supérieur à celui de la France (42 milliards), elle est depuis 2014 à la deuxième place mondiale, loin derrière les États-Unis (575 milliards). Si les dépenses de la Chine pour sa défense demeurent constantes, elle s’approchera du budget militaire américain en 2025, sans toutefois l’atteindre. L’égalisation est encore loin, notamment en capacités de projection, en formation (la Chine a un retard considérable en ressources humaines) et en expérience du feu, mais la tendance est indéniable.

La troisième condition est que l’écart se creuse entre la Chine et les États- Unis d’une part, et le reste du monde d’autre part. Le développement de l’Inde est, et demeurera, bien moins rapide que celui de la Chine. Elle pourrait avoir besoin de plus de quatre décennies pour devenir un pays à hauts revenus, contre dix à quinze ans pour la Chine. De plus, l’Inde sera davantage affaiblie par des divisions ethniques et religieuses ainsi que des velléités séparatistes (cf. National Intelligence Council). Les émergents, qui auront émergé, conserveront leur poids respectif sans pouvoir rivaliser avec les deux géants.

La quatrième et dernière condition est qu’un nombre toujours croissant d’États se placent, volontairement ou à leur corps défendant, sous influence américaine ou chinoise. On observe déjà, sous l’effet des craintes suscitées par la montée en puissance chinoise, que de nombreux États de la région resserrent leurs liens entre eux et avec Washington, contre Pékin. La stratégie américaine consistera à tisser autour de la Chine une toile, renforçant les États voisins, afin de contenir son hégémonie (cf. J. Shinn).

Une coalition anti-chinoise se constituera de manière informelle, dont le chef de file pourrait être le Japon ou l’Australie, avec qui l’Indonésie renforce ses liens, comme avec Washington. En plus de l’allié historique japonais, les États- Unis accordent un intérêt particulier à l’Inde, qui a les moyens (démographiques, économiques, militaires) de devenir une puissance majeure (cf. A.-J. Tellis). Le Vietnam et les Philippines se rapprochent également des États-Unis et Hanoi cherche aussi le soutien de l’Inde et du Japon. Mais à l’horizon 2025, d’autres États auront accepté leur finlandisation « à la cambodgienne » dans l’orbite chinoise, sous l’effet de leur dépendance et de leur vulnérabilité vis-à-vis de la Chine, voire de leurs doutes sur la possibilité de bénéficier d’un soutien américain effectif.

Enfin, la Chine demeure fragile : elle traversera certainement des difficultés économiques et financières d’ici 2025. Ces dernières sont susceptibles de faire réviser à la baisse ses perspectives de croissance, mais ne devraient pas remettre en cause sa trajectoire vers le statut de superpuissance. À la différence des autres BRICS dont l’émergence apparaît encore réversible, celle de la Chine est suffisamment avancée pour qu’une régression devienne improbable sauf catastrophe majeure.

L’interventionnisme chinois plus probable

Dans ces conditions, l’expansion chinoise pourrait progressivement connaître une double évolution : quantitative – il ne s’agit plus pour la Chine de s’affirmer seulement dans son plus proche environnement régional, mais dans l’ensemble de l’Asie 

de l’Est. Son influence se fera progressivement sentir au niveau global, en diffusant des comportements d’autocensure ou d’autolimitation dans les pays dont elle sera devenue un partenaire impossible à ignorer. Mais aussi qualitative : sur le socle de la puissance économique, l’affirmation militaire et diplomatique prendra une part de plus en plus importante. Cette politique chinoise pourrait devenir plus interventionniste hors de son environnement régional, par exemple en faveur de crises lui permettant de mettre en avant la protection de ses ressortissants à l’étranger.

Il y a des signes extérieurs qui ne trompent pas, comme la présence de bâtiments chinois en mer Méditerranée et le contingent de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a accru l’engagement chinois en matière d’opérations de maintien de la paix, en particulier avec la fourniture d’hélicoptères, très importants pour le déploiement de bataillons d’infanterie. Le Forum de coopération Chine-Afrique (Focac) comprend un volet important de coopération avec la Force africaine de réaction rapide.

Les Chinois reconnaissent désormais ouvertement qu’avec la puissance vient la responsabilité. Sans toutefois changer le fond de son discours – critique de l’interventionnisme militaire occidental – la Chine est en train d’évoluer sur la responsabilité de protéger (R2P), et de s’approprier le concept plutôt que le rejeter en bloc. Le fait que le 28 octobre 2014 ait eu lieu le premier Dialogue annuel sur la R2P entre le Chinese Institute for International Studies (CIIS), le think tank du ministère des Affaires étrangères chinois, et le Asia-Pacific Centre for the R2P de l’Université du Queensland (Australie), est assez révélateur de ce point de vue. La Chine comprend que, pour devenir une puissance globale, l’économie ne suffit pas, il faut aussi être un entrepreneur de normes.

Les Chinois pourraient être tentés d’intervenir militairement dans au moins deux types de situations : d’une part, une attaque contre des intérêts chinois ou un massacre de Chinois en Afrique et, d’autre part, pour lutter contre le terrorisme. Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan pourrait catalyser cette tendance puisque les quelques forces spéciales restantes ne pourront empêcher la constitution d’une zone franche djihadiste de plusieurs dizaines de milliers de militants dans l’Est de l’Afghanistan et les zones tribales du Pakistan, qui pourrait servir de base arrière pour attaquer des cibles en Chine.

Pékin pourrait alors utiliser ses drones armés pour les frapper, comme pour viser des groupes ouïghours, pas seulement au Xinjiang mais aussi au Kazakhstan. La Chine, qui développe des prototypes de drones armés – dont une copie du Reaper à un million de dollars, soit seize fois moins chère que l’original – a révélé en 2013 avoir envisagé l’élimination ciblée d’un baron de la drogue en Birmanie avant de finalement le capturer. À moyen terme, le développement parallèle de cette technologie et du risque terroriste pourrait inciter les autorités à conduire des frappes de drones dans son étranger proche.

Quelle place pour la Russie ?

Dans cet échiquier, le rôle de la Russie ne sera guère déterminant. Certains estiment que la Chine devrait s’y allier pour se constituer en véritable pôle de puissance (cf. Y. Xuetong). D’autres, au contraire, pensent que la Russie rejoindra à terme la coalition régionale anti-chinoise, par l’intermédiaire du Japon une fois leur différend territorial réglé (cf. E. N. Lutwak). Mearsheimer estime également que la Russie rejoindra une coalition dirigée par les États-Unis pour « contenir » la Chine. Aucune de ces hypothèses ne semble réaliste.

Les relations sino-russes ont beau avoir atteint « un niveau jamais vu dans l’histoire », selon la ligne officielle chinoise, elles restent un partenariat méfiant, une convergence pragmatique et non une véritable alliance comme l’a rappelé la Chine lors de la signature de 49 accords commerciaux en 2014, dont celui sur le gaz négocié depuis plus d’une décennie. La Russie n’est que le dixième partenaire commercial de la Chine. Par ailleurs, contrairement à notre tendance à les assimiler fréquemment, ce sont des alliés non naturels : ils partagent une frontière et des intérêts communs mais sont très différents culturellement. Ils sont et demeureront de sérieux compétiteurs particulièrement en Asie centrale, pré carré de Moscou que Pékin est en train de racheter, et demain en Afrique (Moscou s’intéresse notamment au secteur minier dans la Corne). En outre, à mesure que la puissance chinoise s’accroît tandis que la puissance russe connaît le phénomène inverse, la différence d’échelle entre les deux sera plus évidente. La Russie sera toujours un partenaire junior pour la Chine – et même un risque.

Une bipolarité fluide

Ce nouvel ordre bipolaire sera différent du précédent – la principale difficulté étant précisément de penser la bipolarité hors du référentiel de la guerre froide. D’une part, la bipolarisation se développe au sein d’un ordre international occidental, largement dominé par les États-Unis, et interdépendant, ce qui fait dire à Anne-Marie Slaughter que cette bipolarité ne renvoie pas à « un déplacement à somme nulle de la puissance d’Ouest en Est, mais plutôt une intégration négociée à somme positive ». Contrairement à l’URSS de l’époque, la Chine d’aujourd’hui ne vise qu’un rééquilibrage des puissances, non la refondation de l’ordre international dont elle bénéficie grandement. L’interdépendance des deux pôles contribuera assurément à réduire le risque de conflit grave, mais aussi à diminuer la capacité des États-Unis à résister efficacement à l’affirmation de la puissance chinoise, pour peu que la Chine demeure sous le seuil de provocations majeures.

D’autre part, le fait que le socle de l’expansion chinoise sera sa puissance économique, secondée par sa puissance militaire (alors que le socle de l’affirmation soviétique était sa puissance militaire, secondée par son idéologie universaliste), rendra beaucoup plus difficile une politique de containment. La Chine aura les moyens d’utiliser les relations commerciales et financières (prêts), et un soft power minimal (Instituts Confucius, universités, Recherche & Développement, cinéma, etc.), pour rendre dépendants un nombre croissant d’États de manière apparemment « naturelle » et légitime, sans avoir à recourir à la force.

L’interdépendance et le pragmatisme chinois changent la donne. Le « pôle » chinois ne fonctionnera pas par attractivité mais par pressions sur son environnement, dans des cercles concentriques, du régional au global. La pertinence du mot « pôle » peut d’ailleurs être questionnée, dans la mesure où il ne s’agira plus d’un bloc d’alliances comme lors de la guerre froide. Le pôle Asie-Pacifique restera régional, il ne va pas s’étendre, les États tiers n’auront pas tous à choisir un camp, et les acteurs non-étatiques – dont nous disions au début que leur multiplication était l’un des symptômes des mutations du système international – non plus. Ces derniers contribuent d’ailleurs à l’autonomisation croissante des conflits armés. En outre, de nombreux enjeux dont des plus importants resteront multilatéraux, comme le terrorisme ou les négociations climatiques, par exemple, qui ne peuvent être réduits aux interactions entre deux États.

Si par « bipolarité » on entend la cristallisation de deux blocs d’alliance autour d’un clivage idéologique – comme durant la guerre froide – ce n’est effectivement pas le phénomène auquel nous assistons. Mais comment nommer les logiques structurantes autour de deux hégémonies concurrentes qui ont bel et bien lieu ? Poser la question en terme de polarisation n’est sans doute plus adapté à la complexité du monde du XXIe siècle, qui se caractérisera plutôt par sa fluidité : fluidité des alliances (les relations sont déjà moins prévisibles : il est plus difficile de classer les acteurs en alliés ou adversaires puisqu’ils peuvent coopérer sur certains sujets et se trouver en confrontation sur d’autres) ; fluidité des déplacements (de personnes, de biens et de capitaux). Faute de mieux, nous pourrions donc parler de bipolarité fluide.

 


ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE 

Nuno P. Monteiro : Theory of Unipolar Politics ; Cambridge University Press, 2014.
Francis Fukuyama : « America in Decay: The Sources of Political Dysfunction », Foreign Affairs, 93 (5), septembre-octobre 2014.
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : « Les turbulences de l’ordre mondial. Une lecture critique du World Order de Henry Kissinger », Revue française de science politique, 65:1, 2015. 
Gérard Araud : « Le monde à la recherche d’un ordre », Esprit, 407, août-septembre 2014. 
Henry Kissinger : World Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History ; Allen Lane, 2014. 
National Intelligence Council : Global Trends 2025: A Transformed World, 2008. 
James Shinn (ed.) : Weaving the Net: Conditional Engagement with China, ; Council on Foreign Relations Press, 1996. 
Ashley J. Tellis : « Balancing Without Containment: A US Strategy for Confronting China’s Rise », The Washington Quaterly, 36:4, 2013. 
Yan Xuetong : « From a Unipolar to a Bipolar Superpower System: The Future of the Global Power Dynamic », Global Times, 30 décembre 2011. 
Edward N. Lutwak : The Rise of China vs. the Logic of Strategy ; Harvard University Press, 2012. John J. Mearsheimer : « China’s Unpeaceful Rise », Current History, 105:690, 2006.
Anne-Marie Slaughter : « Be wary of Asian triumphalism », New Perspectives Quarterly, 25:3, 2008.