Ambitions spatiales et ambitions stratégiques : permanences et changements

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2016

Isabelle Sourbès-Verger,
chercheur CNRS

 

Le 22 février 2016, la satellisation par la Corée du Nord du satellite Kwangmyongsong-4 rappelle la pérennité des relations entre espace et nucléaire près de 60 ans après le début de la conquête spatiale alors que les usages des satellites atteignent une ampleur inégalée dans la vie quotidienne et que la presse spécialisée annonce une nouvelle ère de mise en valeur de l'espace au XXIème siècle issues de logiques entrepreneuriales plus proches du monde des nouvelles technologies de l'information que de l'aéronautique classique. Cette logique de permanence entre ambitions spatiales et ambitions stratégiques dans le sens le plus classique du terme s'était déjà affirmée avec la mise sur orbite par l'Iran de son premier satellite Omid, le 3 février 2009, puis celui de Kwangmyongsong-3 par la Corée du Nord, le 12 décembre 2012. Plus de vingt ans après la fin de la guerre froide, la maîtrise des capacités de lancement est analysée à l'aune de la sécurité internationale. Le statut de l'espace circumterrestre dans ce colloque sur les nouveaux espaces stratégiques est incontournable à plusieurs titres. D'abord en tant que milieu physique très particulier caractérisé par une vocation planétaire assortie de contraintes spécifiques. Ensuite comme lieu privilégié d'expression géopolitique, lié aussi bien à la valeur d'usage des satellites qui le sillonnent qu'à sa forte dimension symbolique, elle-même associée à l'image de modernité et de maîtrise des hautes technologies. Enfin, du fait de l'éventualité d'une diffusion large des capacités avec la mise en œuvre d'approches technologiques à moindre coût..

1. L'espace, une des composantes clefs des équilibres stratégiques classiques

L'activité spatiale se caractérise dès ses origines par une relation consubstantielle avec les deux composantes essentielles des postures stratégiques du XXème siècle, la capacité nucléaire et balistique.

1.1 Des motivations stratégiques particulières qui restent d'actualité

Dès la fin de la deuxième guerre mondiale, la maîtrise de l’arme nucléaire représente la donnée fondamentale en fonction de laquelle chacune des deux Super puissances structure ses compétences spatiales. Pour l'URSS, l’objectif stratégique essentiel est de combler la distance qui met les États-Unis à l’abri de possibles représailles en cas de frappe nucléaire. Le développement d’un missile intercontinental devient la condition sine qua non de la parité. Les ambitions spatiales vont se greffer sur les acquis balistiques en leur donnant une lisibilité internationale. Le statut d’exploit technologique du premier satellite, Spoutnik, a un impact international en étant présenté comme le rattrapage sinon le dépassement du concurrent américain.

Pour les États-Unis, la priorité est d’acquérir des informations régulièrement mises à jour pour évaluer les ressources de l’adversaire et disposer de données géographiques précises, ce qui passe par la cartographie des sites stratégiques. Or les vols des avions U2, principale source d’information, représentent une violation patente de la souveraineté soviétique. Survolant la Terre à plus de 150 km d’altitude, hors de portée de moyens anti-aériens, le satellite représente la solution idéale surtout si le droit spatial reconnaît la liberté de circulation sans besoin d’autorisation préalable des Etats. De ce point de vue, la distinction stricte entre les programmes militaires balistique et d'observation à des fins de reconnaissance et le programme civil de satellite scientifique développé dans le cadre de l'Année Géophysique Internationale est un trait fondamental du programme américain.1 La succession des Premières soviétiques, très spectaculaires,2 tient en revanche à une intégration complète de l'ensemble des activités spatiales. On en arrive alors à un paradoxe. Alors que le programme de reconnaissance américain remplit très rapidement et avec succès ses missions mais dans le plus grand secret,3 une autre dimension stratégique se fait jour avec l'instrumentalisation par les Soviétiques de leurs succès comme la preuve de la pertinence des choix scientifiques et technologiques de l'idéologie communiste. Dans le contexte de la décolonisation, l'image de chacun des modèles devient aussi un enjeu d'intérêt national. Très vite, les activités spatiales acquièrent une dimension globale intégrant hard et soft power.

Pour marquées qu'elles soient par le contexte très particulier de leur époque, ces différentes composantes de l'activité spatiale sont encore mobilisées dans l'actualité. En 2013, un article de la presse russe rappelait - sous forme de clin d'œil - le fait que la Corée du Nord ait réalisé son premier tir un mois avant la Corée du Sud s'inscrivait dans la continuité du succès en 1957 du monde soviétique sur le monde capitaliste. Et les inquiétudes américaines quant au développement par la Chine de moyens importants en matière d'observation à haute résolution soulignent le caractère toujours sensible des programmes de reconnaissance.

1.2 L'espace et la sécurité internationale : le thème de la prolifération

La notion de prolifération spatiale apparaît à la fin des années 1980, à une époque où le club spatial4 se compose de 7 pays : soit, par ordre d'ancienneté, l'Union soviétique, les Etats-Unis, l'Europe, le Japon, la Chine, l'Inde et Israêl. Le cas particulier du Japon mis à part, le souci des Etats-Unis de limiter la prolifération nucléaire s'élargit au cas du spatial. Sous la pression américaine, le ralliement progressif de Moscou et Pékin aux contraintes imposées en matière de portée et de capacité d'emport des missiles susceptibles d'être vendus ou des transferts possibles de technologie impose un cadre international, celui du MTCR (Missile Technology Control Regime) qui concerne indirectement les lanceurs. Le blocage du contrat entre l'Inde et la Russie concernant l'acquisition de compétences dans le domaine de la propulsion cryogénique est resté un cas d'école.5 Il illustre tout à la fois la position unilatérale d'autorité des Etats-Unis dans les années 1990 et son instrumentalisation. Si les résolutions du Conseil de sécurité promulguées tout au long des années 2000 à propos des cas nord-coréen et iranien6 concernent d'abord la prolifération balistique, elles s'étendent aussi au domaine des lanceurs dès lors que certains éléments utilisés ont un statut dual et que les intentions prêtées à l'Etat utilisateur sont perçues comme une menace pour la sécurité internationale. C'est en application de cette logique que les tirs de fusées par la Corée du Nord sont présentés comme une atteinte à la sécurité internationale, une interprétation en contradiction avec un des principes fondamentaux du droit de l'espace posant le principe de la libre utilisation.7

Les ambitions spatiales des différents Etats sont donc interprétées à l'aune de leur image sur la scène internationale avec une véritable boucle de rétro-action. La volonté d'afficher des compétences symboliques et stratégiques de Pyongyang est ainsi traitée très différemment de celle de Séoul qui fait appel à des compétences russes pour la mise au point de son propre lanceur.

La problématique de la prolifération se retrouve aussi dans le domaine de l'observation de la Terre. Le lancement de satellites d'observation civils dotés d'une résolution de plus en plus fine - dont le satellite SPOT a été le premier représentant au milieu des années 1980 - a conduit au développement des capacités gouvernementales en Inde, Israël, Chine, Brésil... En parallèle, en accordant des licences d'exploitation à des sociétés privées pour des systèmes à la résolution métrique puis décamétrique, les Etats-Unis ont retrouvé un rôle leader. La notion de transparence est alors mise en avant dès les années 2000 soulignant le caractère sensible des images distribuées et la nécessité d'une diffusion responsable.

2. Une nouvelle définition des enjeux stratégiques des capacités spatiales

Cette permanence des approches par rapport aux tout débuts de la conquête spatiale est une réalité incontestable. Elle ne recouvre toutefois qu'un pan particulier et si l'usage du mot stratégique se retrouve volontiers dans les discours des différents Etats à propos de leurs programmes spatiaux, son sens se décline différemment selon le contexte national et la place de chacun sur la scène internationale.

2.1 Rôle stratégique des satellites au XXIème siècle

Si l'on considère l'ensemble de l'activité spatiale dans le monde, il faut souligner la place exceptionnelle des constellations de satellites militaires américains officiellement reconnus comme une composante cruciale de la sécurité nationale. La diversité des systèmes et l'ampleur de leurs performances contribuent indéniablement à singulariser la puissance américaine et son rôle sur la scène internationale. Dans ce registre, la Russie et la Chine font preuve d'une présence bien moindre et leurs ambitions ne permettent pas d'imaginer une quelconque parité. L'approche est plutôt celle d'une suffisance minimale adaptée à leurs besoins (qui ne sont pas ceux d'une puissance globale) et à leurs moyens bien inférieurs sur le plan financier comme technologique. La modestie des efforts européens du fait d'approches nationales même si elles sont coordonnées est aussi à noter tandis que l'Inde ou le Japon s'en tiennent à quelques systèmes à vocation duale.

Les perspectives stratégiques associées à l'espace doivent alors être analysées en fonction d'objectifs plus larges recouvrant la notion d'autonomie technologique dans des domaines d'activité considérés comme cruciaux pour de multiples applications, tels les systèmes de navigation. Développé dans un cadre civil, sous l'égide de la Commission européenne et de l'Agence spatiale européenne, le programme Galileo illustre parfaitement ce type d'approche qualifiée de "stratégique" dans les documents officiels. Utilisés pour la gestion des flottes, le repérage précis et la validation de modèles cartographiques globaux en passant par la calibration du temps indispensable à la téléphonie mobile, ou au phasage des ordres de banque, les satellites sont des outils indispensables à la reconnaissance de l'Europe comme un acteur autonome. Les difficultés du Japon à s'émanciper de la relation avec les Etats-Unis pour se doter d'un système autonome illustrent en creux cette question de l'indépendance. Ce cas particulier des programmes de navigation est intéressant aussi dans la mesure où il démontre l'imbrication croissante des capacités civiles et militaires. Si la Russie héritière de l'Union soviétique dispose d'un système contrôlé par le ministère de la Défense, un décret présidentiel oblige les acteurs civils à utiliser le système national, une position également tenue par la Chine. Par ailleurs, les efforts de coopération avec des pays tiers initiés par ces deux Etats démontrent leur volonté de se poser en alternative aux systèmes occidentaux et augurent d'une véritable compétition commerciale en deçà du champ des usages militaires.

2.2 Evolutions technologiques et nouvelles ambitions

Ainsi, le poids croissant de la dualité et les progrès technologiques offrent de nouvelles grilles d'analyse de la dimension stratégique des ambitions spatiales au travers de l'image des Etats. Si la conquête de la Lune fait désormais partie de l'histoire américaine comme l'illustration de la Destinée manifeste, le ressort de l'usage symbolique joue toujours largement dans les programmes d'exploration. Ainsi l'envoi en novembre 2013 par l'Inde de la sonde Mangalyaan - qui atteint la planète Mars en septembre 2014 - doit beaucoup à une volonté de reconnaissance des capacités nationales jugées trop souvent occultées par l'attention privilégiée portée par les médias internationaux aux réalisations chinoises qu'il s'agisse des programmes lunaires ou de vols habités. Cette affirmation par l'Inde n'est d'ailleurs pas purement rhétorique. Il s'agit aussi d'apparaître comme un acteur majeur en Asie face à la Chine et au Japon.
Le dernier exemple en date de ce type de logique se retrouve aux Emirats Arabes Unis affirmant, en mai 2015, leur volonté d'atteindre Mars en 2021 avec des moyens purement nationaux. Les objectifs de la mission officiellement mis en avant lors de l'annonce sont multiples. La sonde Al-Amal (Espoir) doit fournir une image globale de l'atmosphère de la planète rouge mais aussi montrer que la civilisation arabe est à nouveau prête à contribuer significativement à l’amélioration des connaissances de l’humanité, encourageant ainsi chacun des membres de la communauté arabe à croire dans sa capacité à réaliser ses ambitions.8 Ce programme affirme son rôle structurant de la fierté nationale, la sonde devant atteindre Mars pour les 50 ans d'existence des EAU faisant la démonstration de capacités technologiques propres dans un contexte régional difficile.

2.3 L'effet d'entraînement propre des logiques spatiales

L'acquisition de technologies spatiales susceptibles de satisfaire les nouvelles ambitions qui se manifestent désormais est au cœur des analyses de sécurité et la différenciation des filières lanceurs et missiles en est un élément clef.9 L'expérience passée conduit aussi à s'interroger sur les effets à terme de la mise en place d'une filière spatiale. Si l'on reprend le cas le plus extrême, celui de la Corée du nord, il apparaît que les préoccupations purement stratégiques ont été amenées à évoluer sous l'effet des contraintes spécifiquement spatiales. L'abandon de la base originale de Musudan-ri, qui présentait l’avantage classique d’un tir vers l’est (vitesse supplémentaire donnée par la rotation de la Terre) mais se traduisait par une trajectoire en direction du Japon, en est un indicateur.10 Les deux derniers tirs ont en effet été effectués depuis la base de Sohae en privilégiant une inclinaison vers le sud qui ne survole ni la Corée du sud, ni le Japon bien mais implique un guidage précis, imposant la destruction de la fusée en cas de dérive du plan de vol initial.11

Par ailleurs, l'espace possède sa propre logique avec des effets stabilisateurs reconnus dans le passé. le développement croissant des systèmes civils tend à renforcer les préoccupations de sécurité commune quant aux bons usages du milieu. Si la question de la prolifération reste à l'ordre du jour, elle témoigne d'une rupture de plus en plus nette entre la problématique américaine d'un "Space control" et les approches des autres Etats surtout soucieux d'éviter une limitation de leurs possibilités futures de développement.

Conclusion

L'imbrication initiale entre la compétence nucléaire et la compétence spatiale est une constante même si elle évolue et se décline dans des registres différents en fonction des pays et, bien sûr, des époques. La composition du club spatial, qu’il s’agisse de ses membres présents ou futurs, montre la pérennité de cette logique, quels que soient les modes de relations entretenus avec la composante nucléaire. En effet, hormis le Japon, contraint par son statut international particulier à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les puissances spatiales sont aussi des puissances nucléaires ou ont des ambitions affichées dans ce domaine. Cependant, contrairement à ce qui a pu être dit et largement utilisé dans une extension abusive du MTCR (Missile Technology Control Regime) à l’activité spatiale, les relations technologiques étroites entre missiles et lanceurs ne sont qu'une composante. C’est plus largement l’affirmation des préoccupations de souveraineté et de reconnaissance qui sont à l’origine de la construction d’un programme spatial et possèdent, de ce fait, une dimension stratégique.

 


1 Même si, compte-tenu de la nécessité de répondre rapidement à la mise sur orbité de Spoutnik, le 1er satellite américain est finalement lancé par une Jupiter-C developpée par l'Army, la NASA est créée pour assurer les usages civils de l'espace 2 1er satellite, 1er vol autour de la Lune, 1ères photos de la face cachée, 1er vol d'un homme...
3 Quatre satellites sont mis sur orbite dès 1959 et leur nombre croît régulièrement, pouvant atteindre la vingtaine par an jusqu'en 1966
4 L'expression de club spatial ne possède pas de définition stricte mais est tacitement comprise comme désignant les Etats capables de lancer leur propre satellite de façon autonome
5 En 1993, la Russie renonce à fournir à l'Inde les transferts de technologies prévus en sus de la livraison de moteurs destinés au lanceur GSLV conçu pour la mise sur orbite de satellites géostationnaires
6 résolution 1540 en 2004, résolution 1695 du 15 juillet 2006, 1718 du 14 octobre 2006 ou encore 1929 du 9 juin 2010
7 "L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, peut être exploré et utilisé librement par tous les États sans aucune discrimination, dans des conditions d’égalité et conformément au droit international, toutes les régions des corps célestes devant être librement accessibles", art1 du Traité sur l'espace, 1967 
8 http://gulfnews.com/news/uae/government/uae-unveils-details-of-uae-mars-mission-1.1505710 “The first message is for the world: that Arab civilisation once played a great role in contributing to human knowledge, and will play that role again.”… “The second message is to our Arab brethren: that nothing is impossible, and that we can compete with the greatest of nations in the race for knowledge.” “The third message is for those who strive to reach the highest of peaks: set no limits to your ambitions, and you can reach even to space.”
9 voir l'article de Christian Maire "nouveaux Etats membres du club spatial" dans ce numéro de la RDN
10 http://eprints.nias.res.in/1057/
11 Florence Sborowsky, La Corée du nord spatiale, recherches et documents, Fondation pour la Recherche Stratégique, février 2016, https://www.frstrategie.org/publications/recherches-documents/web/documents/2016/201601.pdf