De Beyrouth à Damas, quarante ans de guerre au Moyen-Orient, quelles logiques ?

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2016

Pierre Vermeren,
professeur d'histoire contemporaine
à Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

Résumé

La guerre civile libanaise a éclaté à Beyrouth en 1975. La plus longue guerre civile connue par un pays du Moyen Orient (1975-1990) n'était que le premier épisode des guerres qui depuis 40 ans ont ensanglanté le Moyen-Orient. Il ne s'agissait plus désormais de conflits de décolonisation, de guerres Israélo-arabes ni de conflits de guerre froide, mais de guerres opposants des acteurs politiques et religieux régionaux, généralement internes à l'islam politique. Cette première guerre civile en annonçait bien d'autres : depuis 40 ans, les canons et la mitraille ne se sont plus jamais tus dans la région. La guerre civile libanaise a marqué le passage des guerres idéologiques et territoriales de guerre froide à la guerre confessionnelle (fut-elle multi-confessionnelle) qui caractérise les luttes dans le Moyen-Orient d'aujourd'hui. Les partis laïques, marxistes léninistes et nationalistes arabes ont inventé la guerre du Liban. Mais ce sont des acteurs religieux qui l'ont conclue. La dernière grande guerre en cours, celle qui oppose le régime de Damas à ses adversaires en 2016, et, par le truchement des alliances, leurs très nombreux alliés -notamment tous les pays de la région-, est le point de convergence de tous ces conflits antérieurs. De la résolution de cette guerre systémique devrait dépendre la nouvelle carte et les nouveaux équilibres d'un Moyen Orient transfiguré.

Introduction

Durant la phase antérieure à 1975, qui va des années cinquante aux années soixante-dix, le monde méditerranéen vit à l’heure de la décolonisation, de Nasser et de Suez, des guerres israélo-arabes et de la guerre froide. C’est l’apogée du nationalisme arabe à dominante nassérienne (1954-1967).
Un premier tournant, brutal, se dessine en 1967, quand le nationalisme arabe entre en crise après la guerre des six jours. Certes, le baathisme, récemment parvenu au pouvoir à Damas et à Bagdad en 1963, et l’OLP créée en 1964, tentent de prendre le relais du nassérisme, avec l’appui de l’OPEP. Celle-ci déclenche d’ailleurs le choc pétrolier de 1973 à la suite de la guerre d’octobre, qui annonce le désengagement de l’Egypte du conflit israélo-arabe.
Le 12 sept 1970, l’opération « septembre noir » vise à éliminer et chasser l’appareil militaire de l’OLP du royaume de Jordanie, débouchant sur le transfert des feddayn de l’OLP vers le Liban. Après la montée des tensions au pays du Cèdre pendant quelques années, le 13 avril 1975 se déclenche la guerre civile libanaise. Le Liban devient le théâtre d’un affrontement entre les phalanges chrétiennes (Kataëb) et leurs ennemis de l’OLP et alliés libanais. Cet événement fondateur est considérable pour le Liban, qui entre dans 15 ans de guerre, et amorce sans le savoir une guerre régionale tournante qui n’a jamais cessé jusqu’en 2016, 40 ans après son commencement. Le Moyen Orient est dès lors le théâtre de tous types de guerres : civiles, de guerre froide, internationales, idéologiques, confessionnelles, interétatiques, terroristes…
Le Proche-Orient devient durablement le théâtre de conflits qui vont du Sinaï à l’Afghanistan, pour ne pas mentionner le Maghreb. L’épicentre se situe manifestement entre le Liban et la Palestine, dans l’ancienne province ottomane de grande Syrie qui comprend aussi la Syrie et l’Irak. Mais des foyers secondaires éloignés ne sont pas sans rapport avec cette situation, qu’il s’agisse de l’Afghanistan, du Caucase ou du Yémen au Sud de l’Arabie. Pourtant, cette région forme le vaste théâtre d’une guerre aux multiples visages, avec son unité de temps, sa cohérence géographique et d’action.

Comment se repérer dans cette succession de conflits locaux et régionaux, peut-on y voir clair et dévoiler un (ou des) enchaînement(s) nécessaire(s) ? Quel fil tirer ? La région connaît-elle une progression ou des régressions ? Quelles sont les lignes de forces ? Ou encore, peut-on parler d’anomie à propos du chaos proche oriental ? Brefs, quelles sont les logiques à l’œuvre ? Nous tenterons ici de proposer quelques clefs d’interprétation et d’intelligibilité qui, même si les acteurs n’en ont cure, et qu’elles sont multiples, peuvent faire sens.

A – La guerre du Liban (1975-1990), une guerre de sortie de guerre froide

1 – Un théâtre secondaire de la guerre froide et de sortie du conflit israélo-arabe

La guerre au Liban, en son commencement, est la conséquence directe de « septembre noir », puisque l’afflux de refugiés palestiniens et de l’appareil militaire de l’OLP a déséquilibré le jeu communautaire tendu du pays. La guerre dite « civile » commence par la « guerre des deux ans » (1975-1977) entre Phalanges et Palestinien (OLP) : il s’agit clairement d’un conflit de guerre froide, à observer le jeu des alliances et des positionnements idéologiques. Le bloc soviétique, « progressiste » ou anti-impérialiste soutient l’OLP, notamment les alliés libanais du PSP (le Parti socialiste progressiste), qui, même chrétiens de gauche et druzes, s’opposent au camp impérialiste dont on a tôt fait de dénoncer les alliances avec Israël, la droite chrétienne et les puissances occidentales. Ce conflit idéologique et armé avec les Palestiniens prend définitivement fin en 1983, quand, après l’opération israélienne « paix en Galilée », la France évacue depuis Beyrouth l’appareil politique et militaire de l’OLP vers Tunis.
Symboliquement, la guerre du Liban conduit à la sortie du conflit israélo-arabe : les Palestiniens sont progressivement abandonnés à leur sort, et il leur revient désormais, à eux seuls, de lutter pour leur cause. Ce n’est pas directement lié au Liban, mais le président Sadate a clairement décidé de sortir de ce conflit après la guerre d’octobre. En novembre 1977, il se rend à Jérusalem, et un an plus tard, en 1978, il signe les accords de camp David, ce qui revient à une paix séparée de l’Egypte et à la reconnaissance d’Israël. Parallèlement, les Israéliens interviennent dans la guerre du Liban : une première invasion israélienne se déroule au Liban sud en 1978 ; puis celle du Chouf (la montagne libanaise) en 1982, prélude à l’opération paix en Galilée qui conduit Tsahal jusqu’aux faubourgs de Beyrouth et dans la Bakaa à l’Est. De juin à septembre 1982, cette guerre fait 3000 morts dont l’épisode le plus tristement célèbre est celui de Sabra et Chatila. Israël est soutenue par ses alliés occidentaux, Etats-Unis et France en tête, qui devaient payer dès l’année suivante par la vie de dizaines de leurs hommes leur présence au Liban (attentat du Drakkar en octobre 1983). Car en face, la Syrie et de plus en plus l’Iran, sont soutenues par l’URSS. Le retrait des Israéliens du centre du Liban puis des Occidentaux en 1983-84 laisse une place croissante aux Syriens. En quelques années, le conflit israélo-arabe et la lutte des Palestiniens sont devenus un théâtre secondaire plus classique de la guerre froide.

2 – L’équilibre des forces entre Syriens et Israéliens, condominium sur le Liban

Au-delà des incursions militaires israéliennes, et de la mainmise croissante de l’armée et des services de sécurité du Baath syrien sur le Liban, la guerre du Liban débouche sur une sorte de condominium boiteux des deux pays sur leur petit voisin. L’idée générale est de contrôler à l’amiable le pays pour y défendre ses intérêts, de ne pas laisser une fraction libanaise prendre trop d’importante (d’où les assassinats successifs du leader druze Kamel Joumblatt en 1977 après la guerre des deux ans, puis du président chrétien élu Béchir Gémayel en 1983 après l’opération israélienne), et d’éviter un affrontement direct entre les deux armées. En 1982, la Syrie se garde bien d’affronter directement Israël dans la Bekaa et attend son retrait. Quand les deux pays s’affrontent, c’est par services ou milices tierces interposés.
Israël s’appuie sur la milice du Liban sud, en majorité chrétienne, mais aussi chiite, par laquelle Tsahal garde une carte majeure sur la scène politique et militaire du Liban. Le sud Liban est à la fois protégé et soumis. Quant à la Syrie, elle maintient l’ordre dans l’Est et le Nord, jusqu’à Beyrouth, en occupant militairement une partie du pays, en soutenant des milices et des groupes politiques, en éliminant des indésirables, en maintenant la présidence sous pression etc. Le conflit israélo-arabe se dilue et se meurt en une sorte d’équilibre de la force sur le sol libanais. Depuis 1967, la Syrie et Israël n’ont jamais eu entre eux de front militaire ouvert et actif. Certes, la Syrie baathiste se présente sur la scène internationale et dans le monde arabe comme le pays du front (le dernier après la paix séparée de la Jordanie en 1994), le pays de la résistance anti-impérialiste et arabe, pro-palestinienne et anti-israélienne, mais durant la guerre du Liban, cet affichage masque mal l’ambition croissante du président Hafez el Assad qui est de réunifier sous son aile la Grande Syrie ottomane, une entreprise qu’il a pu un temps estimer avoir réalisée…
Quant à Israël, après s’être débarrassée de l’OLP en 1983, elle joue de ses alliances libanaises à géométrie variable, tantôt des chrétiens, tantôt les druzes, tantôt des groupes chiites du sud, et elle s’immisce indirectement dans la vie politique libanaise tout en bloquant la résistance anti-israélienne qui renaît au sud sous la forme des milices chiites.

3 – Sur fond de révolution islamique (1979) et de guerre irako-iranienne (1980-1988), la confessionnalisation de la guerre du Liban

La guerre du Liban a donc commencé comme un conflit de la guerre arabo-israélienne ; elle a mué en conflit de guerre froide, en choc israélo-palestinien puis en affrontement par alliance entre Israël, la Syrie et leurs alliés. Toutefois, derrière ces affichages successifs, la guerre du Liban devient un conflit de plus en plus confessionnalisé, que ce soit en interne, entre parties libanaises, ou au niveau régional.
Le premier épisode qui ne laisse pas de doute, c’est la « guerre de la Montagne » (en l’occurrence le Chouf) qui court de juin 1982 à décembre 1983 ; cette guerre voulue et conduite par les druzes du clan Joumblatt fils, débouche sur l’éviction manu militari des chrétiens de la Montagne libanaise. Pour les druzes, qui se considèrent comme l’âme historique et spirituelle du Liban, la guerre doit permettre d’en finir avec l’humiliation historique de 1860 et ses suites. A la suite des massacres anti-chrétiens de la montagne et de Damas accomplis par les druzes, qui voulaient reprendre l’ascendant économique, démographique et économique sur une communauté jugée envahissante, la France et les puissantes sont intervenues pour rétablir l’ordre et consacrer la domination des chrétiens sur le Liban. La moutassarifa, le mandat SDN, la constitution libanaise, l’indépendance et la première république ont consacré cette domination aux yeux des druzes. L’expulsion des chrétiens du Chouf en 1983, symbolisée par le siège et le martyre de Dayr el Qamar, c’est l’acmé de ce tournant confessionnel que les atours progressistes du PSP ne parviennent plus à masquer. La guerre laïque des gauches est devenue une guerre ethno-confessionnelle.
L’autre phénomène de confessionnalisation croissante de la guerre du Liban, c’est la naissance des organisations de résistance islamique chiite au Liban (Liban Sud et banlieue de Beyrouth). Le mouvement Amal est créé par le chef religieux chiite Moussa Sadr en 1976, dès le début de la guerre. Ce mouvement qui porte l’identité chiite, est une nouveauté dans un pays qui n’a jamais bien considéré cette population dominée des périphéries. Soutenu par Hafez el Assad, Amal est de plus en plus hostile à la résistance armée palestinienne sur le sol libanais, surtout après 1978, ce qui rejoint la position syrienne. Puis la révolution chiite d’Iran suscite en quelques années la naissance d’un nouveau mouvement de résistance islamique, le Hezbollah, né en juin 1982, mais qui s’affirme clairement en 1985. Ce mouvement confessionnel est djihadiste est soutenu par tous les moyens par l’Iran qui s’immisce, voire reprend en charge, la résistance à Israël, que sunnites et laïcs arabes ont abandonnée. A l’issue de la guerre du Liban, Téhéran et les chiites résistent à Israël, au point de pousser l’Arabie Saoudite à imposer en 1990 les accords de Taëf de sortie d’un conflit devenu dangereux. De 1990 à 2005, le Hezbollah, bientôt rejoint par Amal, anime la résistance libanaise contre Israël et ses alliés du Liban sud : Israël sort du pays en 2005.
Le processus de confessionnalisation de la guerre du Liban a été mené à son terme quand deux régimes religieux, l’Arabie Saoudite et la République islamique d’Iran, deviennent décideurs, aux côtés de la Syrie baathiste, qui cache de moins en moins son appartenance au camp chiito-alaouite derrière un affichage socialiste et laïque, disparition de l’URSS oblige.

B – Les deux guerres d’Afghanistan et les deux guerres d’Irak, ou comment l’hyperpuissance américaine nourrit le djihad mondial

Pendant que se joue la guerre civile libanaise, plusieurs autres conflits se déroulent au Moyen Orient : la guerre soviétique d’Afghanistan, qui suscite un premier djihad international, et la première guerre du Golfe entre l’Irak et l’Iran. Dans les deux, Etats-Unis et Occidentaux sont à la manœuvre, guerre froide oblige.

1 – L’alliance américano-wahhabite jusqu’en 2001

Le pacte du Quincy en 1945 entre le président américain Roosevelt et le roi d’Arabie Saoudite Ibn Saoud a fondé une des alliances les plus stables et les plus solides de la guerre froide, à tel point qu’elle lui a survécu. Lorsque les Soviétiques envahissent l’Afghanistan en 1979, l’alliance politique devient militaire et joue à plein. Les services de renseignement pakistanais, l’ISI, la CIA et l’Arabie Saoudite mettent au point une assistance militaire financière, technique, humaine et matérielle à la résistance afghane. Du point de vue saoudien et sunnite, cette résistance est un djihad : il devient même le premier grand djihad international du XXe siècle, que salafistes et wahhabites prennent en charge depuis les célèbres medersas du Pakistan. Entre 1979 et 1989, 25000 combattants venus de toute l’aire arabe constituent un corps expéditionnaire bien particulier avec la bénédiction des régimes arabes qui pensent ainsi se débarrasser de leurs éléments les plus extrémistes. Oussama Ben Laden est alors un allié objectif de la CIA auprès de laquelle il combat à la tête des djihadistes saoudiens et arabes. Cette alliance typique de la guerre froide conduit à la victoire, avec le retrait soviétique en 1988-89. Elle constitue pour ses partisans le banc d’essai et la première victoire d’un djihad sunnite qui tient la dragée haute à la révolution islamique d’Iran.
Après le moment complexe que constitue la fin brutale de la guerre froide, sur lequel nous reviendrons, entre 1989 et 1992, un nouveau djihad se met en place, en Méditerranée cette fois, d’abord en Bosnie (1992-95), puis au Kosovo (1998-99). Des combattants arabes et d’Asie centrale passés par l’Afghanistan se retrouvent en Europe où ils importent, certes de manière plus modeste, les méthodes et les techniques du djihad afghan, en appui aux combattants musulmans qu’ils parviennent plus ou moins à convertir au djihadisme idéologique et armé. Ces deux guerres sont plutôt un succès pour les causes qu’ils défendent, toujours avec la bénédiction et le soutien de la CIA, tandis que les nationalistes serbes sont soutenus par Moscou.
Mais le vrai djihad de grande ampleur qui attire bientôt l’attention régionale et planétaire, c’est le djihad algérien, cette guerre civile dire de la « décennie noire », qui ensanglante le pays de 1992 à 2001. 400 « Afghans », combattants algériens revenus du djihad d’Afghanistan, avec leurs grandes barbes qui étonnent voire amusent les villageois d’Algérie, jouent un rôle décisif dans le déclenchement de la guerre civile, au lendemain de l’interruption du processus électoral en janvier 1992. En quelques mois, la guerre civile monte en puissance, en dépit des milliers d’arrestations ciblées, des dizaines de milliers de jeunes gens rejoignent les maquis pour faire tomber cette orgueilleuse République militaire nationaliste arabe qu’ils accusent de tous les maux. Les alliés du djihad, qu’ils soient saoudiens ou américains, attendent la revanche militaire du Front islamique du salut (FIS) jusque vers 1995-96. Il s’agit alors du premier djihad et de la première révolution islamique dans un pays « arabe » sunnite. Il s’agit aussi cette fois d’une guerre interne à l’islam, puisqu’en face, il n’y a plus ni colonisateur, ni soviétique, ni ennemi extérieur. Le nationalisme arabe est attaqué dans l’un de ses principaux fiefs, et sans le soutien actif est croissant de la France à partir de 1995, le sort de la bataille aurait été peut-être plus aléatoire. Fidèle à sa politique arabe, la France soutient le régime algérien, comme elle a soutenu le régime baasiste de Saddam Hussein dans les années 1980 dans sa guerre contre l’Iran.
L’alliance américano-salafiste, même dormante, est cette fois vaincue.

2 – La première guerre du golfe (1991-92) fracture le Proche-Orient de Sykes-Picot

Deux ans avant le début de la guerre civile algérienne, un autre régime militaire et nationaliste arabe du Moyen Orient, l’Irak de Saddam Hussein, sorti ruiné de sa guerre contre l’Iran, tente sa chance en s’emparant du riche Koweït au cours de l’été 1990. Pariant sur l’effondrement du camp soviétique et la fin euphorisante de la guerre froide à l’Ouest, il espère échapper au pire. Mal lui en prend, puisque non seulement les Américains, poussés par leurs alliés saoudiens effrayés, décident de former une grande coalition internationale pour libérer le Koweït, mais ils obtiennent l’accord de la moribonde URSS.
Pris au piège, le très laïc et baathiste Saddam Hussein se tourne immédiatement vers les solidarités confessionnelles et communautaires, en appelant les musulmans arabes à son secours pour chasser les infidèles du Golfe. Sans transition, il espère attirer à lui des combattants arabes comme cela s’est fait en Afghanistan. La confessionnalisation expresse du Baath, alors peu soulignée, se traduit par le soutien enthousiaste du mouvement international des Frères musulmans, mais aussi des Palestiniens. Pour, l’Arabie Saoudite, grand financier historique des Frères et de l’OLP, la trahison vaut immédiatement sanction : des centaines de milliers de Palestiniens sont chassés d’Arabie où ils travaillaient, et les Frères cessent de recevoir les subsides du pays, ce qui confère un rôle inattendu au petit Qatar wahhabite.
Après la victoire de la coalition dans la guerre du Golfe, Saddam Hussein, dont François Mitterrand a obtenu le maintien à Bagdad, l’Irak et le Baath entrent en crise. L’Irak dessiné par les Britanniques est en proie à la double dissidence des Kurdes au Nord, et des Chiites au Sud. Soutenus par des services occidentaux et arabes, le Nord et le Sud du pays font dissidence, tandis que des tentatives de soulèvement échouent à Bagdad en 1991. Le grand parti laïc et socialiste arabe du Baath est désormais un astre mort : il devient la coquille vide de la Sécurité de l’Etat et des mukhabarat (services de sécurité) aux mains du clan sunnite des Takritis, les alliances tribales et familiales du village natal de Saddam, Takrit. Le pouvoir de mobilisation de la assabiya tribale des Takriti a vaincu le pouvoir d’Etat et le baathiste politique. Et l’Irak en tant qu’Etat a virtuellement éclaté, ce qui signifie la mort annoncée du Moyen Orient dessiné par les accords Sykes-Picot pendant la Grande guerre. Les Etats postottomans sont fracturés, ainsi qu’en atteste le soutien durable apporté aux Kurdes par les Occidentaux dans le cadre de l’opération Provide Comfort en 1992, qui crée une zone de protection des Kurdes d’Irak, en de plus en plus un Kurdistan irakien semi-autonome entre 1996 à 2003 ; au sud aussi, les chiites, protégés par l’interdiction du survol des avions du régime de Bagdad, la dissidence progresse dans les faits et dans les esprits.
Pendant ce temps, la Syrie baathiste est congelée artificiellement par le conflit avec Israël et par la famille Assad. Mais dans les faits, les mukhabarat sont comme privatisés par des cercles tribaux-familiaux recrutés au sein de la minorité Alaouite, à laquelle appartient le clan Assad.

3 – La troisième guerre du Golfe fait du Moyen Orient le nouveau champ de guerre du djihad

Après l’Algérie, la Bosnie et la Tchétchénie, un changement partiel d’alliance s’opère au Moyen Orient à l’initiative des Etats-Unis, dont le territoire est violemment frappé lors de l’attaque du 11 septembre 2001. Il s’ensuit une « Guerre contre la terreur », aussi appelée Guerre contre le terrorisme, dont les Etats-Unis prennent la tête aux côtés de leurs alliés. L’organisation de Ben Laden, El Qaïda, s’est retournée contre son ancien protecteur américain, accusé d’être le principal obstacle au changement des régimes des pays du Golfe dont l’Amérique assure la protection. De cette situation découlent deux nouvelles guerres pilotées par les Américains : la deuxième guerre d’Afghanistan (2001-2014), qui met aux prises une coalition internationale avec un nouveau djihad taliban, fixé dans ses zones tribales pachtounes, avec l’appui de combattants arabes ; et une troisième guerre du Golfe ou d’Irak (2003-2011), qui semble à tort achevée le 9 avril 2003 avec la chute de Bagdad et du Baath d’Irak.
Après quelques mois de satisfaction américaine, d’incertitude et d’improvisation, puisque les Américains renvoient à la maison toute l’armée de Saddam Hussein sans solde, les conditions d’un nouveau djihad se mettent rapidement en place : les combattants et capitaux arabes affluent, la haine anti-occidentale monte, ainsi que la phobie anti-chiite au moment où ceux-ci, majoritaires dans le pays, s’imposent comme les grands vainqueurs des élections libres qui se déroulent dans le pays.
Le Jordanien Ahmed Fadel Nazzal, dit Al Zerqaoui (1966-2006), parce qu’il est originaire de Zerqa, est un ancien du djihad afghan. Après plusieurs années passées à développer son idéologie, ses contacts et ses réseaux, il commence son djihad le 19 août 2003 en faisant exploser l’immeuble abritant le personnel de l’ONU à Bagdad, puis commet un nouvel attentat anti chiites cette fois, le 29 août 2003, contre la mosquée d’Ali à Nadjaf (causant 85 morts). La double offensive pousse à l’alliance entre Américains et chiites d’Irak pour tenter d’écraser une insurrection d’autant plus massive et meurtrière qu’elle est rejointe par toute une partie de l’armée de feu Saddam Hussein. Zerqaoui meurt le 7 juin 2006, mais très vite, le 13 octobre suivant, Al Qaïda en Irak constitue avec 5 autres groupes djihadistes le Conseil Consultatif des moudjahiddin en Irak, qui proclame « l’Etat islamique d’Irak ».
Cette fois, après avoir tourné autour du Moyen Orient, être parti d’Afghanistan, avoir rejoint l’Algérie en transitant par les Balkans et le Caucase, le djihad sunnite a pris pied au cœur du Levant arabe. Après son échec consacré en Algérie, par l’élection et la politique de réconciliation de Bouteflika (1999-2001), qui fait dire à de nombreux observateurs que l’islam politique est mort, le djihad s’installe en Irak à la suite de l’intervention américaine et de la destruction de l’Etat irakien. Malgré la mort de Ben Laden le 2 mai 2011, qui est une victoire symbolique de l’Amérique, et la sortie des Américains d’Irak en décembre de cette même année, le djihad devait s’intensifier et s’étendre dans la région à la suite des Printemps arabes de 2011.

C – Les printemps arabes accélèrent la décomposition régionale

1 – 2011, les Monarchies arabes soutiennent leurs amis islamistes pour en finir avec le nationalisme arabe et les républiques militaires

L’action des monarchies wahhabites du Qatar et d’Arabie Saoudite dans le soutien aux printemps arabes a certainement été déterminante dans leur réussite, notamment par le truchement de la chaîne d’information continue arabe Al Jazirat, propriété du Qatar. Cela n’enlève rien à l’action collective, délibérée et victorieuse des millions de manifestants tunisiens, égyptiens ou libyens, mais il est clair que la révolution a été stoppée net dès lors qu’elle a menacé des monarchies, qu’il s’agisse du Maroc ou du Bahreïn.
Ben Ali, Kadhafi, Moubarak ou Assad-fils étaient des héritiers et des incarnations du nationalisme arabe et des républiques militaires, une idéologie et des régimes qui ont toujours été jugés illégitimes par les monarchies arabes, d’autant plus que ces régimes ont été en leur temps bâtis sur les ruines des monarchies défuntes, exceptions faites de l’Algérie et de la Syrie, à cause de la France. Moubarak, en tant que raïs égyptien, était en outre l’ennemi numéro un des Frères musulmans, dont le principal financier mondial est le Qatar. C’est assez dire que les prédications d’Al Jazirat et les caméras de la chaîne installées au dessus de Midan Tahrir ont joué un rôle capital dans la mobilisation des Frères égyptiens. Le Qatar wahhabite et la Turquie dirigée par les Frères ont été les grands vainqueurs de ces évènements et des élections qui ont suivi, les Frères musulmans étant partout en tête, sauf en Lybie. Avec une majorité absolue en Egypte et une majorité relative en Tunisie, ils se sont estimés assez forts pour tenter d’imposer leurs choix ; et même en Libye où bien qu’ayant perdu deux fois les législatives, ils se sont emparés par la force de Tripoli et de l’Ouest du pays.
Cette victoire des Frères, ennemis de l’Arabie Saoudite depuis 1990, a inquiété le Royaume qui a dû susciter, à coup de millions de dollars, des partis salafistes en quelques mois, au point de recueillir plus de 20% des voix en Egypte, et d’empêcher le raz-de-marée de Frères. Mais face à cette offensive, au cœur de l’année 2011, une digue de résistance apparemment condamnée, est érigée entre Alger et Damas, totalement isolées désormais au sein de la Ligue arabe. Alors que le régime de Damas est donné pour mort, comme l’Algérie en 1994, les deux régimes incarnent alors seuls les restes du nationalisme arabe et des Républiques militaires. Les choses ont à nouveau changé depuis le retour de l’armée égyptienne en 2003.

2 – La guerre de Syrie devient le foyer de tous les affrontements en cours au MoyenOrient sur fond de confessionnalisation accélérée

En fait, ce conflit entre républiques militaires arabes survivantes et monarchies arabes se transforme en conflit ravageur en Syrie à partir de l’année 2012, notamment grâce à des interventions et soutiens extérieurs qui se multiplient auprès des deux camps. Les Etats-Unis restent fidèles à l’alliance saoudienne, d’autant plus que les Russes sont clairement derrière le régime syrien. Une nouvelle fois, leur alignement sur un régime qu’ils estiment condamné est à hauts risques. Quant à la France, elle n’est pas cette fois sur la même ligne que précédemment, les printemps arabes étant passés par là : elle renonce à soutenir un régime en place, et opte pour le camp de la révolution, conformément cette fois à sa politique de soutien aux monarchies arabes. Mais au-delà de cette guerre faite par procuration, via alliés interposés, le conflit syrien, qui se déroule sans discontinuer pendant plus de cinq ans, devient un conflit total qui semble poursuivre et amplifier toutes les guerres régionales qui l’ont précédé.

— Le conflit principal oppose peut-être les Saoudiens, et derrière eux le camp des monarchies sunnites, aux Iraniens, qui fédèrent tous les pays et surtout les groupes chiites (l’Arabie Saoudite entre d’ailleurs directement en guerre en 2015 au Yémen contre les Houtistes, comme elle était intervenue militairement au Bahreïn en 2011 pour protéger ses alliés sunnites).
— Un conflit éradicateur et très meurtrier oppose en outre les salafistes aux minorités ethniques et/ou confessionnelles du Moyen Orient, qu’elles rêvent manifestement de chasser ou d’éliminer : ainsi en est-il principalement des chrétiens d’Orient, condamnés à fuir les zones de paix ou de guerre échappant à un Etat fort, des Yazidis, considérés comme infra humains par l’Etat islamique d’après le traitement qu’il réserve à ses femmes et enfants, mais aussi des Kurdes, condamnés à se défendre les armes à la main, mais aussi des Chiites et des Alaouites, dès lors qu’ils se trouvent dans des zones ciblées par les salafistes. 
— Un autre conflit secondaire de très grande importance oppose les Turcs aux Kurdes, qui semblent en mesure d’imposer la naissance de l’Etat-nation que les Français et Anglais leur avaient refusé au lendemain de la grande guerre. 
— A travers la guerre qui a repris en Irak en 2004, le conflit entre les trois principales minorités d’Irak, étant entendu qu’elles ont quasiment chassé plus d’un million d’Arabes chrétiens, a repris de plus belle, opposant principalement les Kurdes et les chiites aux sunnites. 
— Dans ce jeu à multiples fronts, l’Etat islamique, qui s’est emparé de la moitié du territoire syrien et d’un tiers de l’Irak, semble seul contre tous, une position qui lui permet d’attirer à lui des dizaines de milliers de candidats au djihad de par le monde, et de perpétuer un djihad arabe sunnite bientôt quarantenaire. L’Etat islamique (alias DAESH), organisation armée terroriste d’obédience salafo-djihadiste héritière de l’appareil politique créé au lendemain de la mort de Zerqaoui, a proclamé la naissance d’un Califat arabe le 29 juin 2014 sur son territoire. Outre la perpétuation d’un mythe politique historique, il convient de rappeler que dès 1928 à leur naissance, les Frères musulmans s’étaient donné cet objectif politique ultime. 
— Il faut aussi rappeler que la guerre de Syrie est l’occasion, au niveau régional et international, de voir rejouer les alliances et les camps de la guerre froide, presque intacts : à l’axe Russie – Damas - Républiques arabes - Iran et Hezbollah s’oppose le camp Occidentaux - Monarchies arabes – Israël - Frères musulmans…, chacun jouant néanmoins sa propre partition. 
— Ajoutons que sur fond de crise économique internationale digne des années trente, le conflit incertain entre les puissances de l’heure, notamment Russes contre Américains, n’est pas sans exhaler un parfum de guerre d’Espagne.

3 – De premiers enseignements de la guerre en Syrie peuvent être tirés… 

Bien que le conflit aux 300 000 morts soit loin d’être achevé à l’hiver 2016, et que de fortes incertitudes pèsent encore sur son devenir, plusieurs enseignements se dégagent d’ores et déjà. 

— Le Croissant chiite sort incontestablement renforcé de ce conflit. Galvanisé par la république islamique d’Iran qui vient de se réconcilier avec les Occidentaux, il n’a perdu aucune position, réussissant à fédérer les chiites de tous les pays, y compris au Yémen, au Liban, en Syrie voire en Arabie même, où ils sont minoritaires, au Bahreïn et en Irak, où ils sont majoritaires, en attendant le Pakistan et la Turquie. 
— La partition de la Syrie utile et le morcellement de l’Irak semblent actés, ou en tout cas très probables : l’Irak est de fait morcelée depuis des décennies, et le rêve d’une Syrie unifiée semble inenvisageable, quelque soit le résultat de la guerre. 
— Un effet boomerang de ce conflit vers l’Arabie Saoudite ne saurait désormais être exclu. Le royaume, isolé, après avoir porté la guerre chez ses voisins du nord et du sud, est fragilisé. Entouré de murs et de barrières, il est menacé de l’intérieur (minorité chiite notamment) et de l’extérieur, son image ayant été très écornée. Il assiste au retour en grâce de l’Iran, et ses revenus sont en chute libre, ce qui ne peut pas être sans conséquences difficiles à prédire à moyen terme. 
— Un Etat kurde en formation est sur le point de se constituer à partir des zones kurdes d’Irak et de Syrie désormais, ce qui était il y a peu inenvisageable. Cette situation entraîne le raidissement guerrier de la Turquie qui devrait poser d’énormes problèmes de cohésion interne l’OTAN. 
— En définitive, cette guerre vers laquelle semblent converger tant de conflits pourrait entraîner la recomposition d’un Moyen Orient post colonial, post Sykes-Picot, et post guerre froide, dont il n’est pas exclu que l’Egypte et l’Iran puissent tenir les rênes.

Conclusion

Pour conclure ce bref panorama à l’échelle du temps historique, c’est-à-dire sur une période de moyenne durée, il semblerait que tous ces conflits participent d’une mutation accélérée du Moyen Orient, qui se recompose sous la pression de ses idéologies et de ses groupes dominants, ce qui exclut ou marginalise tous les acteurs secondaires ou mineurs. Les rapports de force semblent seuls à même de dessiner le futur visage de la région.
Ainsi, la sortie du jeu des Occidentaux, qui semblent désormais en second rang derrière les puissances régionales, qu’il s’agisse de l’Iran, d’Israël ou de l’Egypte, rejaillit directement sur le destin des chrétiens d’Orient, dont le génocide arménien avait annoncé la perte à l’heure des nationalismes et du salafisme. La Russie est-elle aujourd’hui la seule à avoir la volonté et la capacité de protéger ces minorités ?
La carte actuelle du Moyen Orient étant devenu caduque, une balkanisation du Levant en Etats communautaires n’est pas à exclure… Israël et la Palestine, la Jordanie et le Liban, une Syrie des minorités sur la côte autour de Damas à Lattaquié, un Kurdistan de Syrie et d’Irak réunifié… sont autant de pistes de cette mosaïque levantine qui pourrait sortir du conflit, sous la protection de grandes puissances régionales ou internationales. La Turquie et l’Arabie Saoudite peuvent redouter cette configuration qui pourrait contaminer leur propre territoire…
Cette longue séquence très agitée et meurtrière, cette guerre de 40 ans au Proche-Orient, a accompagné la sortie du nationalisme arabe, et sa mutation en wahhabo-salafisme, qui était en germe depuis l’alliance entre Rachid Rida et les Saoud dès 1926. Cette idéologie démontre à l’occasion de la guerre en Syrie et de ses prolongements mondiaux sa capacité d’attraction sur une partie de la jeunesse mondiale, ce qui annonce la poursuite durable de nombreux confits, dont rien ne dit qu’ils ne vont pas se poursuivre en Asie centrale, autour de l’ensemble Afghanistan /Pakistan, où rien en semble réglé… surtout si la Méditerranée était comme sanctuarisée après que les groupes djihadistes en auront été chassés ?
Pour conclure, on peut arguer que cette longue guerre aux multiples conflits a permis l’émergence de nouveaux acteurs, dont nombre d’entre eux sont des oubliés de l’histoire qui tiennent leur revanche. Ainsi en est-il des minorités juives et kurdes, qui ont réussi à s’unir pour conquérir un territoire ; ainsi en est-il des Russes et des chiites qui passaient pour des acteurs déclassés ou marginalisés il y a quelques décennies. Ainsi en est-il aussi des Egyptiens, qui, après la paix séparée de Camp David, semblaient marginalisés au Proche Orient, condamnés à la double dépendance vis-à-vis de l’Amérique et des Saoudiens…