Espace et dissuasion : quels enjeux stratégiques, quelles menaces, quelle dissuasion ?

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2016

Nicolas Roche, chargé de cours
à l’Ecole normale supérieure (Ulm)

 

L’espace exo-atmosphérique n’est pas un nouvel espace stratégique. Il fait même partie, depuis les débuts de l’ère nucléaire, des lieux possibles de la confrontation mondiale, ou a minima de la compétition entre puissances. Qu’en est-il aujourd’hui de l’intérêt stratégique de l’espace dans un monde qui a dépassé depuis longtemps la compétition bipolaire ? Quelles menaces et quels risques de conflit doivent-ils être sérieusement envisagés ? Le concept de dissuasion peut-il y jouer un rôle stabilisateur ?

Que doit-on ou peut-on dissuader dans l’espace ?

L’espace est un enjeu militaire majeur.

L’espace est d’abord une zone de transit d’objets. Un missile balistique a en règle générale une phase exo-atmosphérique, où il transite par l’espace. Toute puissance qui dispose de missiles de cette nature dans son arsenal utilise donc l’espace à des fins militaires. L’espace est par ailleurs un lieu de placement d’objets de nature militaire (en dehors des armes), avec des usages et des finalités divers. L’espace peut enfin être un lieu de placement de certaines armes : il s’agit alors non de militarisation mais d’arsenalisation (weaponization) de l’espace. Il peut s’agir d’armes destinées à viser des cibles terrestres ou maritimes depuis l’espace, ou bien de l’espace vers l’espace. La militarisation de l’espace est une réalité militaire de longue date, le placement opérationnel en orbite de de systèmes d’armes avec une capacité destructive ne l’est pas.

Les Etats qui veulent peser sur la scène internationale recherchent une réelle autonomie stratégique spatiale, non seulement pour des questions de statut, mais aussi pour disposer d’une capacité militaire qui rend les autres plus efficaces (les Américains la rangent dans la catégorie des enablers). Cette autonomie devient de plus en plus essentielle avec l’évolution des modes de conduite de la guerre moderne (munitions de précision, volonté d’empreinte faible au sol…). La contrepartie en est une dépendance et une vulnérabilité accrues des grandes organisations militaires contemporaines : des actions dites « contre-spatiales » peuvent avoir un effet stratégique majeur dans un conflit. L’espace est devenu tout autant un élément-clé de supériorité militaire, que de faiblesse potentielle.

L’espace civil est un enjeu stratégique majeur.

L’espace civil est aussi un élément important des rapports stratégiques contemporains et de la vulnérabilité des Etats modernes. Les utilisations de l’espace pour nos sociétés contemporaines sont massives et permanentes : positionnement et localisation géographique, communications, météorologie, science, finance (qui a besoin de données de synchronisation temporelle très fines pour la gestion des marchés financiers)... L’espace est un enjeu majeur de la compétition mondiale de puissance et la dépendance croissante des sociétés et des complexes militaires à l’espace crée des vulnérabilités nouvelles, qui peuvent être exploitées dans des logiques de puissance par certains Etats.

Les menaces sur l’espace sont diverses et nombreuses.

Les menaces et les risques peuvent provenir d’actions délibérées d’Etats, dans une logique militaire pour faire de l’espace un champ de bataille à part entière, mais ils peuvent aussi être la conséquence non intentionnelle de phénomènes intervenant dans un espace de plus en plus occupé, ou être liés à la physique spécifique de ce domaine.

Dans la longue liste des menaces pesant sur les systèmes spatiaux, les armes antisatellites (ou ASAT) viennent en tête. Les premiers développements d’armes antisatellites interviennent pendant la guerre froide, dans un contexte où les systèmes spatiaux sont très liés à la compétition nucléaire bilatérale. Les Etats-Unis ont ainsi conduit un programme d’ASAT de nature nucléaire : l’essai « Starfish Prime » au début 1962 a vu l’explosion d’une arme nucléaire produire une impulsion électromagnétique à 400 km d’altitude, qui a eu comme conséquence de détruire une partie du réseau électrique d’Hawaï et de toucher environ un tiers des satellites en orbite. Cette voie s’avérant difficile à contrôler, l’essentiel des systèmes ASAT développés ont été cinétiques. A partir des années 1960, de nombreux essais, ouverts ou clandestins, ont cherché à démontrer une capacité à détruire un satellite en orbite à partir d’un missile tiré depuis le sol ou depuis un avion. Ils ont mis en œuvre des technologies complexes, proches de celles nécessaires pour la défense antimissile.

D’autres types d’ASAT ont fait l’objet de programmes, souvent secrets, qu’il s’agisse d’armes à énergie dirigée (des lasers essentiellement, soit pour l’aveuglement temporaire des satellites, soit pour leur destruction), ou de divers systèmes plus exotiques, notamment sur base de technologies de rapprochement et de rendez-vous spatiaux, constituant des armes par destination. Récemment, des rapports d’experts non-gouvernementaux ont fait état de travaux chinois portant sur des « balais » de satellites, changeant d’orbite, se rapprochant, entrant en contact avec un autre satellite, s’éloignant…, renforçant les soupçons de menées antisatellitaire de la Chine. Le brouillage des fréquences utilisés pour les liens entre la plateforme spatiale et la station sol ou des attaques cyber peuvent par ailleurs constituer un autre type de menace intentionnelle. Pour autant, les systèmes spatiaux ne sont pas soumis seulement à des menaces étatiques intentionnelles. Les débris et la météo spatiale, c’est-à-dire des actions involontaires de l’homme ou de la nature, présentent des risques importants pour toute opération spatiale.

Les rapports entre espace et dissuasion nucléaire ont changé depuis 1945.

La guerre froide (1957 – 1991) organise un couplage espace – dissuasion.

La course à l’espace est intimement liée à la première course aux armements nucléaires. Le discours de John F. Kennedy annonçant l’envoi d’un homme sur la lune, le 12 septembre 1962 à Houston, est la conséquence directe du lancement de Spoutnik en 1957, mais aussi des premiers essais de missiles intercontinentaux soviétiques. D’importants débats politiques se déroulent alors pendant la campagne présidentielle : comment combler ce « missile gap » creusé au détriment des Américains par Moscou ? fallait-il accepter de laisser le libre passage au satellite au-dessus du territoire américain ? La course à l’espace s’accompagne dès l’origine d’une crainte, ou d’une volonté, d’arsenalisation et de militarisation de l’espace.

Ce n’est donc pas un hasard si les premiers programmes d’ASAT sont lancés entre le début des années 1960 et le début des années 1970, en parallèle à la course aux missiles et à l’espace. Suivant en cela l’histoire générale de la Guerre froide, les premiers efforts de régulation par le droit interviennent à la fin des années 1960. Le traité sur les usages pacifiques de l’espace est signé en 1967 et pose le principe du libre accès à l’espace. Il y interdit le placement d’armes nucléaires, mais il n’interdit ni le transit, ni l’explosion d’armes nucléaires en altitude, ni les systèmes ASAT. Des négociations lancées en 1978 pour compléter certaines lacunes du traité, et interdire le développement et le déploiement d’ASAT, échouent. L’espace connaît donc entre 1960 et la fin des années 1970 le même cycle que la régulation des armes nucléaires : premières tentatives, premiers succès, premières limites, premiers échecs. Les efforts de développement de systèmes ASAT reprennent et une seconde course s’engage à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Dans toute cette première période, les enjeux stratégiques de l’espace sont liés à la dissuasion et à la compétition nucléaire, mêlant course aux armements et détente.

La suprématie spatiale américaine marque la période 1991 – 2007.

Au début des 1990, s’ouvre une ère de changement complet du monde spatial. Les usages civils des satellites se multiplient. Dans le domaine de la défense, la révolution des affaires militaires repose sur une utilisation intensive de l’espace : les leçons de la première guerre du Golfe sont tirées. Ces tendances se poursuivent et s’approfondissent dans les années 2000, aussi bien dans le monde civil que militaire, renforçant d’autant la dépendance des sociétés et des forces militaires occidentales à l’espace. La nouveauté vient de la prise de conscience progressive que l’espace peut devenir un champ de bataille autonome du conflit, indépendant de la dissuasion nucléaire.

Une prise de conscience des vulnérabilités de l’espace s’opère à partir de 2007.

L’essai d’ASAT chinois de 2007 constitue un tournant politique, à défaut de représenter une rupture capacitaire ou stratégique. Le 11 janvier 2007, la Chine procède à un test d’un missile DF-21 modifié qui détruit l’un de ses propres satellites, produisant un important nuage de débris spatiaux. C’est là démonstration de force de la capacité chinoise à mettre en œuvre une stratégie militaire efficace en cas de crise sino-américaine dans la région AsiePacifique. Le message est clair : si un conflit venait à éclater, Pékin aurait la possibilité de supprimer une partie des capacités spatiales américaines, élément clé de sa supériorité militaire conventionnelle. Washington procède en retour à la destruction de l’un ses satellites de reconnaissance devenu dangereux, par un tir de missile depuis un navire, le 20 février 2008. Cette interception a reconfirmé publiquement ce que chacun savait : les EtatsUnis conservent une capacité ASAT. Des travaux sont également relancés dans différentes enceintes sur la mise en place de nouveaux modes de régulation de l’espace. La prise de conscience collective d’une vulnérabilité et d’une dépendance renforcée des systèmes spatiaux a en effet déclenché une multiplication des discussions sur les meilleurs moyens d’éviter l’escalade et la déstabilisation. La sécurité spatiale est redevenue un sujet politique pour toutes les grandes puissances militaires.

Dissuasion spatiale et dissuasion dans l’espace.

L’objectif d’une dissuasion spatiale, destinée à assurer la sécurité des systèmes spatiaux, pourrait être ainsi défini : créer une situation dans laquelle un adversaire est dissuadé de s’en prendre aux capacités spatiales nationales d’un autre Etat.

Dissuasion et espace pendant la guerre froide.

Revenons un instant sur les précédents de la Guerre froide. Les deux Grands ont fait preuve de grande retenue en matière de placement d’armes dans l’espace ou de développement d’armes antisatellites. Des recherches ont certes été réalisées mais ni les Etats-Unis ni l’URSS n’ont vraiment développé de stratégie de destruction des systèmes spatiaux adverses, dans un environnement nucléaire. Etats-Unis, Chine et URSS ont conduit au total 1790 essais nucléaires, contre 61 essais ASAT. Chacun a donc été dissuadé de s’en prendre aux systèmes spatiaux de l’autre, sans passer par le déploiement d’armes dédiées et modernisées régulièrement comme pour la dissuasion nucléaire.

Plusieurs raisons peuvent être avancées. Les capacités ASAT sont très similaires à d’autres capacités (missiles balistiques, défense anti-missiles) et il n’est donc pas besoin de déployer des systèmes dédiés pour prouver une capacité opérationnelle de dissuasion. Plus fondamentalement, les capacités spatiales ont été pendant toute la Guerre froide un élément de soutien de la dissuasion nucléaire : les cibler spécifiquement revenait à pencher vers une stratégie de première frappe désarmante, comme précurseur d’une attaque nucléaire, en cherchant à aveugler l’adversaire. Or, après les crises de Berlin et Cuba en 1961-1962, la compétition entre les deux superpuissances devient une forme de gestion du statu quo, méfiante mais sans réel objectif de renversement des équilibres globaux.

Enfin, un dernier élément, théorique, peut expliquer cette retenue : les satellites sont vulnérables à une première frappe ; une attaque aurait des effets immédiats sur les autres systèmes spatiaux (débris), invitant par ailleurs l’adversaire à mener une frappe de représailles identique. Cette vulnérabilité réciproque, dans un domaine étroitement lié à la dissuasion nucléaire, a incité les deux superpuissances à éviter d’entrer dans une escalade difficilement contrôlable.

Une situation contemporaine différente.

Aujourd’hui, plusieurs différences objectives font conclure que la dissuasion spatiale est moins garantie que pendant la Guerre froide : le contexte stratégique ouvre davantage la possibilité d’une bataille spatiale. La multiplication du nombre d’Etats ayant des capacités ASAT et la diversification des modes d’attaques depuis les années 1960, rend le jeu plus complexe : des problèmes d’attribution des attaques peuvent se poser dès lors que des moyens non destructifs sont employés.

Par ailleurs, l’asymétrie militaire entre Etats dans la dépendance à l’espace est forte : l’usage massif de ces enablers dans la conduite des opérations militaires américaines, bien plus intensif que tout adversaire potentiel, peut encourager la frappe ASAT en premier, notamment de la part d’un Etat qui serait en situation de forte faiblesse militaire et dépendant peu lui-même de ses propres capacités spatiales. Encore faut-il différencier les scénarios. Certains experts ont par exemple mis en avant la menace d’un « Pearl Harbor spatial ». Mais un autre scénario est plus intéressant, celui d’une dégradation partielle des capacités spatiales militaires de l’adversaire dans la conduite d’un conflit conventionnel limité (« limited space conflict »). Une telle option pose dès lors la question du maintien à long terme du tabou spatial dans les conflits futurs : comment par exemple dissuader un adversaire régional d’engager une telle bataille spatiale contre les Etats-Unis dans un conflit limité ? La stratégie de la Chine est souvent à la base des réflexions américaines : Pékin est accusé de vouloir utiliser les armes anti-spatiales pour s’assurer une maîtrise locale et temporaire du théâtre d’opération, le temps de créer un fait accompli territorial ; mais sa propre dépendance croissante à l’espace (sa stratégie militaire repose de plus en plus sur des systèmes spatiaux) accroit tendanciellement sa propre vulnérabilité.

Les travaux les plus intéressants aujourd’hui en matière de dissuasion spatiale portent donc non sur les notions classiques de destruction assurée des capacités spatiales ou de parité, mais de dissuasion inter-domaines ou cross-domain deterrence. Pour exercer une dissuasion, il faut, selon la théorie, connaître la situation stratégique de l’adversaire, avoir une politique déclaratoire et disposer d’instruments efficaces de représailles. Il est cependant possible de lancer des représailles d’une nature différente de l’attaque subie. Cette approche théorique prend un intérêt spécifique pour la dissuasion dans l’espace : des représailles en nature, identiques à une première attaque antisatellite, ne feraient qu’accroître le problème global. C’est sur ce fondement que la politique déclaratoire américaine a évolué depuis le début des années 2000 : lorsque l’Administration Obama déclare en 2010 que le libre emploi de l’espace est « vital à ses intérêts nationaux », elle laisse ouverte la possibilité d’une réponse à une attaque par des moyens autres que spatiaux. Il n’est pas besoin de déployer des moyens ASAT pour crédibiliser une dissuasion spatiale, à la différence du domaine nucléaire. Pour autant, cette notion ne simplifie pas les choix, notamment face à un adversaire nucléaire: quelle riposte choisir, dans quel domaine ? quelle maîtrise de l’escalade dans le conflit dans ce cas ? Ainsi, l’option de cibler les stations sol et les systèmes de commandement permettant de contrôler les capacités spatiales de l’adversaire a parfois été avancée : mais elle suppose de porter le conflit directement sur le territoire de l’adversaire, avec tous les risques d’escalade et de mauvaise interprétation associés (est-ce une riposte ciblée ou le prélude à une attaque de grande ampleur ?). La validité de la notion de dissuasion cross-domain pour protéger les systèmes spatiaux est donc débattue, entre ceux qui jugent un conflit spatial inévitable et soulignent la nécessité de développer des capacités ASAT dédiées, visibles et donc dissuasives, et ceux qui jugent les scénarios extrêmes peu probables et estiment que certaines capacités militaires générales suffisent à exercer une forme de dissuasion latente.

Quelles autres options que la dissuasion pour la sécurité spatiale ?

Depuis 2007, des débats se sont développés pour définir ce que devait être l’équilibre entre dissuasion par capacités de représailles, établissement de normes et stratégie de défense. Un seul constat fait consensus, le monde n’obéit plus aux logiques de la guerre froide. Mais plusieurs politiques de défense spatiale sont possibles, qui supposent toutes une capacité de surveillance de l’espace. Une protection accrue des satellites, des flux de données et des stations sol, a pour conséquence d’accroître la masse des satellites, et donc leur coût ; des études de défense active dans l’espace ou depuis le sol ont pu être envisagées, mais elles reviennent à développer des armes ASAT pour protéger une constellation de satellite ; des capacités à manœuvrer pour éviter une menace sont possibles, mais ces opérations sont consommatrices de carburant et raccourcissent la durée de vie du système. La désagrégation de l’architecture des systèmes spatiaux peut alors fournir des pistes intéressantes : mise en orbite d’essaims de micro-satellites, distribution des charges utiles militaires sur des plateformes spatiales disséminées, choix de petits satellites et de lanceurs économiques pour remplacer rapidement des capacités détruites. Ces solutions techniques ont pour objectif, non de renforcer la protection individuelle des satellites, mais d’améliorer la résilience des systèmes dans leur ensemble, c’est-à-dire de leur capacité à se reconstituer rapidement ou à continuer à fournir le service même après une attaque. C’est là une stratégie proche de la dissuasion par déni : faire comprendre à l’adversaire que l’intérêt d’une attaque devient faible, puisqu’elle n’empêchera pas la poursuite du service.

Conclusion

La forte dépendance et la vulnérabilité croissante de nos sociétés et de nos systèmes militaires à l’espace constituent une révolution militaire, économique, sociale. Elle prend un caractère d’autant plus stratégique que certains acteurs étatiques développent des stratégies asymétriques et cherchent à utiliser à leur profit la très grande dépendance au spatial de leurs adversaires. L’ensemble de ces phénomènes, qui s’accélèrent depuis le début des années 2000, modifie les équilibres hérités de la fin de la Guerre froide. Un nouvel équilibre entre dissuasion, normes et défense est souhaitable. Il n’a pas encore été trouvé. Aucun consensus, ni national ni international, sur le bon équilibre, sur le bon « policy mix » n’a encore été défini dans ce domaine de réflexion en évolution constante et rapide. Ce devrait être là, compte tenu des enjeux et des dynamiques en cours, une incitation forte au renouveau des études stratégiques spatiales en France.