L’Union européenne : Un acteur faible dans un voisinage compliqué
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2016
Yann Richard, agrégé et docteur en géographie,
professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le Moyen-Orient est un objet géographique difficile à délimiter. Par convention, on estime communément qu’il s’étend de la Méditerranée orientale à l’Iran et de la Turquie à la péninsule arabique. On y inclut habituellement aussi la Turquie et l’Egypte. Cet ensemble ne présente pas d’unité car on y trouve aussi bien des pays arabes que non arabes et des populations aux appartenances confessionnelles différentes.
C’est une région importante à plus d’un titre. Elle est déstabilisée par les effets de l’occupation de l’Irak à partir de 2003 et du printemps arabe. On assiste ainsi à une prolifération de la conflictualité et à une croissance de l’insécurité. Les relations internationales et l’équilibre des forces y évoluent rapidement. On peut souligner à cet égard, entre autres, la récente résurgence de l’Iran comme acteur de premier plan. Enfin, du point de vue européen, elle présente un intérêt particulier. Le Moyen-Orient est une région voisine de l’Union européenne qui tente de s’impliquer dans les affaires régionales de plusieurs manières tout en subissant les effets de ce voisinage instable et peu sûr.
Dans ce contexte, on développera trois idées. Premièrement, malgré une évidente proximité géographique et malgré le caractère stratégique de la région, les relations entre le Moyen-Orient et l’UE sont relativement faibles, en tout cas inégales. Dans une certaine mesure, les deux régions se tournent le dos. Deuxièmement, l’UE est présente au Moyen-Orient mais son action sur le temps long manque de cohérence et son bilan diplomatique dans certains dossiers sensibles est de plus en plus mince. Troisièmement, il est structurellement difficile pour l’UE d’être un acteur qui pèse sur les évolutions de cette région pour des raisons qui tiennent autant au contexte local qu’à son fonctionnement institutionnel ou à sa manière d’envisager les relations internationales.
I. Le Moyen Orient : une région voisine de l’UE qui regarde ailleurs ?
Le Moyen-Orient est une région stratégique, grâce à ses ressources mais pas seulement. Toutefois, et malgré sa proximité géographique, les relations avec l’UE sont relativement faibles et elles tendent même à décliner.
Le Moyen-Orient tourne le dos à l’Europe
La dépendance énergétique européenne vis-à-vis du Moyen-Orient n’est plus ce qu’elle a été, en raison de la diversification des approvisionnements. L’UE importe 93% de son pétrole brut et deux tiers de son gaz naturel, mais le poids du Moyen-Orient n’est de 9% et 10% respectivement.
Par ailleurs, l’analyse géographique des flux de biens et de personnes montre que c’est une région autocentrée qui tourne en partie le dos à l’UE. Le poids de cette dernière dans le commerce extérieur des pays méditerranéens décline et il est minoritaire dans les pays du Golfe.
Enfin, en dehors des flux de réfugiés actuels, l’attraction de l’UE sur les migrants internationaux du Moyen-Orient est faible, à l’exception de la Turquie. Les migrants qui quittent leur pays en quête d’un emploi se rendent pour la plupart dans les monarchies arabes. Et la situation est identique pour les flux d’étudiants internationaux. Pour ces derniers, l’Europe, à l’exception du Royaume-Uni, est une destination relativement peu attractive en comparaison des Etats-Unis et du monde arabe. On a constaté même dans les années 2000 un déclin des flux d’étudiants en provenance de Turquie. Une telle désaffection traduit un recul du soft power européen dans ce pays. En outre, la coopération scientifique et universitaire entre les pays européens et ceux du Moyen-Orient est très faible, à l’exception notable d’Israël et de la Turquie. Enfin, dans le sens inverse, les flux de touristes européens internationaux vers le Moyen-Orient (sauf Turquie et Egypte) sont marginaux.
Pour autant, le Moyen-Orient est enjeu majeur
L’UE, à l’instar d’un grand nombre de pays, s’inquiète de la prolifération nucléaire, surtout depuis la découverte en 2002 du programme de recherche iranien et d’un possible début de programme syrien en 2007. La problématique nucléaire n’est pas nouvelle au Moyen-Orient. Israël possède un armement nucléaire depuis longtemps et le Shah d’Iran avait lui-même proposé l’instauration d’une zone d’exclusion des armes nucléaires en 1974. Un usage de ce type d’arme par l’Iran est peu probable, mais l’inquiétude porte sur deux choses. Un accident nucléaire est possible car le niveau technologique atteint par l’Iran dans ce domaine sensible est encore bas. Enfin, le développement de l’arme nucléaire en Iran pourrait déclencher une forme d’émulation régionale, donc de prolifération.
L’incertitude et insécurité croissent aux portes de l’UE depuis la déstabilisation intérieure de l’Irak à la suite de la guerre en 2003 et à la suite du printemps arabe depuis la fin de 2010. Les Européens ressentent cette instabilité et le voisinage de nombreux conflits locaux avec plus d’acuité qu’autrefois car le territoire communautaire s’est élargi dans les années 2000. L’UE partage désormais une frontière avec la Turquie, qui partage elle-même des frontières avec plusieurs pays du Moyen-Orient tout en faisant partie de l’union douanière européenne. On peut aussi rappeler que Chypre, membre de l’UE depuis 2004, est aux portes de la Syrie et du Liban. L’afflux de réfugiés syriens et irakiens en Europe du sud souligne avec force cette proximité.
La question sécuritaire, notamment dans son volet militaire, va prendre une place croissante dans l’agenda européen à court terme pour deux raisons. Les Etats-Unis voient de moins en moins la nécessité de rester fortement engagé dans cette partie du monde, en partie parce qu’ils sont moins dépendants du Golfe sur le plan énergétique. Même si un désengagement total est improbable, leur doctrine de politique étrangère est peu à peu réorientée vers d’autres parties du monde, notamment vers l’océan Indien et l’Asie orientale. Un retrait partiel des Etats-Unis serait problématique car l’UE, qui n’est pas un acteur militaire crédible, ne serait pas en mesure de garantir la stabilité de la région. Par ailleurs, l’inquiétude face au potentiel régional d’instabilité est entretenue par l’effort d’armement de plusieurs pays du Moyen-Orient, bien supérieur à celui de l’UE.
Profiter de la proximité du Moyen-Orient pour relancer le projet européen
Un régionalisme élargi aiderait à relancer le projet européen, en s’appuyant sur l’imparfaite politique européenne de voisinage et en élargissant l’assiette géographique de certaines politiques européennes dans le cadre d’une coopération renforcée. Ce scénario présente un intérêt, même si les obstacles ne manquent pas. Bien qu’ils déclinent, les liens fonctionnels entre l’UE et certains pays de la région sont loin d’être négligeables. Certains enjeux et défis communs pourraient être utilisés comme leviers de croissance et de partage d’expérience et d’expertise (pollution, gestion eau, énergie, etc.). Il existe une complémentarité démographique entre le Moyen-Orient, dont la population croît vite, et l’Europe, de moins en moins féconde. Il existe des complémentarités fondées sur des niveaux de développement économiques et technologiques inégaux. Enfin, l’UE pourrait essayer de profiter de la croissance - supérieure à la sienne- et de la consolidation économique des pays de la région pour stimuler sa propre croissance. A contrario, des obstacles existent, parmi lesquels une discontinuité forte dans les préférences et les comportements sociaux. La convergence reste à faire dans certains domaines, notamment le statut des femmes, les comportements politiques, etc.
II. L’Union européenne au Moyen-Orient. Une présence européenne en demi-teinte, un bilan diplomatique mince
L’Europe en tant qu’institution collective est présente et active au Moyen-Orient. Mais le bilan de son action est très mince.
L’action politique et diplomatique de l’UE.
Elle entretient des relations politiques avec les pays du Moyen-Orient. Le cadre des relations avec les pays riverains de la Méditerranée est la politique de voisinage. Lancée en 2004 par la Commission Prodi, elle est censée amener les pays voisins à adopter des préférences et des comportements alignés sur les normes européennes afin de rendre l’environnement régional plus prévisible. Elle a un caractère principalement bilatéral car elle repose sur le principe différentiation entre les pays partenaires. Certains sont plus avancés que d’autres, en particulier la Jordanie qui a ratifié un accord d’association renforcé en 2010. En revanche, il n’existe qu’un accord d’association intérimaire avec l’autorité palestinienne et il n’y a jamais eu d’accord d’association avec la Syrie.
Les relations avec les autres pays prennent des formes variables. Elles ont été longtemps inexistantes avec l’Iran, mais elles sont réactivées à la faveur de l’accord sur de Vienne le programme nucléaire entré en vigueur en janvier 2016. Il existe des accords de coopération très peu contraignants avec l’Irak (2012) et le Yémen (1998). Enfin, la Turquie a un statut spécial dans la région. Membre de l’union douanière européenne, elle est aussi un pays candidat officiel à l’adhésion à l’Union européenne ce qui l’a déjà amené à adopter de nombreuses réformes intérieures depuis la fin des années 1990.
Enfin, l’UE a adopté une approche régionale pour formaliser sa relation avec autres pays du MoyenOrient car son interlocuteur est le Conseil de Coopération du Golfe (Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis). Toutefois, la relation avec ce partenaire n’est pas à la hauteur des attentes, sans doute parce que le régionalisme arabe est peu avancé et parce que les pays du Golfe préfèrent entretenir des relations bilatérales directes avec les pays européens. Un accord de coopération est en vigueur depuis 1990, suivi par quelques réunions à différents niveaux. Il existe par ailleurs une délégation de l’UE en Arabie saoudite accréditée auprès des autres pays du CCG. Mais les négociations sur le libre-échange ont achoppé plusieurs fois. De même, la relation entre l’UE et la Ligue arabe est peu développée. Lancée en 2007, elle a été suivie de quelques réunions ministérielles et n’a donné lieu qu’à la signature d’un accord de coopération sur le terrorisme (janvier 2015).
Un bilan de diplomatique mince et parfois difficile à mesurer
L’UE s’implique depuis longtemps dans le règlement de plusieurs dossiers régionaux majeurs. Toutefois, il est difficile de mesurer les résultats de son action. Dans le cadre de la PESD, l’UE met en œuvre des missions de désarmement, d’action humanitaire, de prévention des conflits, de maintien de la paix ou gestion des crises (EUPOL COPPS, depuis 2006, en Palestine ; EUJUST en Irak en 2005- 2013 ; EUBAM Raffah, depuis 2005). Elle a développé également une expertise en matière d’aide humanitaire. Elle est d’ailleurs présente dans quatre pays du Moyen-Orient (Irak, Syrie, Jordanie, Yémen) pour les aider à accueillir les réfugiés syriens. Mais son action relève davantage de l’accompagnement et de la réaction aux crises que de l’anticipation et de la stratégie politique. D’ailleurs, face au printemps arabe, l’UE s’est limitée surtout à des déclarations (deux communications les 8 et 25 mars 2011) et s’est en général placée dans le sillage des Etats-Unis sans réelle autonomie de discours.
A propos du programme nucléaire iranien, on peut penser de prime abord que l’action européenne est en trompe l’œil : l’UE s’est félicitée de la signature de l’accord de Vienne en 2015 mais il est difficile de mesurer sa part dans ce succès politique. Les négociations ont été menées surtout par le groupe « E3/EU+3 » (les membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, plus l’Allemagne). L’UE est depuis longtemps associée au processus à travers son Haut Représentant pour la politique de sécurité et la politique étrangère et certains observateurs estiment qu’elle a apporté une valeur ajoutée au processus. En adoptant des positions communes sur ce dossier, les pays européens ont renforcé le poids du chef de la diplomatie européenne, permettant à l’UE de jouer un rôle d’intermédiaire et encourageant l’Iran à réagir positivement aux propositions des Six sans condition. Par ailleurs, l’UE a participé à la pression diplomatique en adoptant en 2010 et 2011 des sanctions autonomes qui ont renforcé celles adoptées par les Nations Unies. Certaines ont été transposées par certains Etats tiers.
Plus important, les Européens (les pays membres et les institutions européennes de façon combinée) ont montré une forme d’autonomie depuis 2003 vis-à-vis des Etats-Unis en évitant la confrontation dure et en rappelant la primauté du droit et l’importance du multilatéralisme. On peut rappeler que, depuis Javier Solana, l’UE a sans cesse maintenu le contact avec Téhéran en formulant une offre dite « globale » prévoyant une coopération dans le nucléaire civil et un élargissement des liens commerciaux dans plusieurs domaines. Même si les grandes puissances ont joué un rôle plus visible, il est probable que l’action cohérente de l’UE a contribué au dénouement de 2015.
Dans le dossier israélo-palestinien, alors que les pays européens ont pu jouer un rôle de premier plan dans les années 1970 en rappelant leur attachement à la coexistence des deux Etats par exemple (Israël et la Palestine), le rôle de l’Europe a peu à peu reculé. L’UE est un membre du quartet avec les EtatsUnis, la Russie et l’ONU depuis 2002 et elle possède à l’évidence des arguments pour peser (poids considérable dans le commerce et l’aide au développement). Mais son action manque de cohérence ce qui la rend difficilement compréhensible par les pays arabes notamment. On peut rappeler par exemple que l’UE n’a jamais sanctionné Israël bien que ce pays ait été condamné plusieurs fois par l’ONU. Il a fallu attendre 2015 pour qu’elle sanctionne les colonisations en imposant l’étiquetage des produits israéliens fabriqués dans les colonies. Depuis, elle est exclue du processus de paix par Israël.
Une présence extérieure superficielle ou incohérente. Quelques exemples
Le voisinage est affiché comme une priorité de l’action extérieure européenne. Mais l’UE est peu présente dans cette partie du monde. Si on mesure l’intensité de la relation politique à l’aune du nombre de traités bilatéraux signés par l’UE, on observe une nette discontinuité entre le voisinage est, l’Afrique du Nord, Méditerranée orientale et le reste du Moyen-Orient. Il n’existe par exemple aucun traité entre l’UE et les pays arabes du Golfe par exemple.
La présence économique européenne est limitée. Le Moyen-Orient n’attirait à la fin de l’année 2012 que 0,8% du stock total d’investissements faits par les firmes européennes dans le monde. Le stock se concentre dans des pays riches ou émergents et se peu dans le voisinage en général (moins de 4% du total). Cette désaffection pour le voisinage, et le Moyen-Orient en particulier, est en partie due au niveau de risque pays -pas seulement lié aux conflits actuels- qui est structurellement élevé dans de nombreux pays de cette région.
Dans le domaine de l’aide au développement, à laquelle plusieurs pays du Moyen-Orient sont éligibles, l’action européenne est plus forte mais elle est incohérente.
L’UE dispose d’une force de frappe considérable puisqu’elle est à l’origine entre 50 et 55% de l’aide au développement dépensée dans le monde, si on additionne l’aide versée par l’UE (aide gérée par la Commission) et l’aide bilatérale versée indépendamment par chaque pays membre. L’action de l’UE en tant qu’institution est cohérente avec son discours : le voisinage est une priorité politique affichée et il attire une part croissante de l’aide versée, avec un décollage dans les années 1990. Inversement, les pays membres ont tendance à envoyer une part croissante de leur aide dans d’autres parties du monde. Or il se trouve que le montant de cette aide bilatérale est sensiblement supérieur à l’aide versée par l’UE. En conséquence, la part du voisinage en général dans l’aide européenne (UE+ pays membres) ne cesse de reculer depuis plusieurs décennies (40% du total environ en 1960, moins de 10% en 2011). A l’évidence, les pays membres de l’UE ont d’autres priorités et ne coordonnent pas leur action avec celle de la Commission européenne.
III. Pourquoi l’UE peine-t-elle à devenir un acteur dans cette région du monde ?
L’UE, mais elle n’est pas la seule, n’est pas en mesure de peser sur les évolutions du Moyen-Orient. Elle subit sa relation avec cette région plus qu’elle ne la construit.
Le voisinage au péril de l’union
La guerre en Syrie et en Irak, et ses effets, soulignent chaque jour les fragilités intrinsèques de la construction européenne. La gestion collective du flux des réfugiés, qui passent en majorité par la Turquie et la Grèce, semble impossible. De nombreux gouvernements européens préfèrent une gestion unilatérale et nationale. Ils rejettent les propositions de la Commission : la Hongrie refuse de créer zones de transit ; la Roumanie s'oppose aux quotas, suivie par la Slovaquie, la Pologne et la République tchèque ; le Danemark freine autant que possible l’arrivée de nouveaux réfugiés ; la Suède, l’Irlande et l’Allemagne sont favorables à l’accueil et aux propositions de la Commission ; la Grèce, déjà exsangue économiquement, se sent isolée à cause de la fermeture des frontières des pays des Balkans occidentaux... Les divisions ne sont pas moins grandes à propos de l’intervention militaire en Syrie et en Irak, ce qui traduit un manque de vision commune. Certains pays européens refusent d’exiger le départ de Bachar el-Assad, même si sa responsabilité dans la situation actuelle est reconnue par le conseil des ministres européens, ou de dénoncer l’intervention militaire russe en Syrie (l’Italie par exemple) ou ne souhaitent pas s’engager militairement… Sur ce dernier point, l’Allemagne est réservée et s’implique au minimum, l’Italie ne souhaite pas participer… De telles discordances paralysantes sont anciennes. Rappelons que les pays européens n’avaient pas exprimé de position commune lors du vote sur le statut d’observateur de la Palestine à l’ONU (novembre 2012) : la France, le Danemark, le Luxembourg et l’Irlande avaient exprimé un oui résolu ; la Belgique s’était ralliée au dernier moment ; le Royaume-Uni avait posé des conditions ; l’Allemagne avait exprimé des doutes ; les Pays-Bas et l’Italie avaient dit non. Rappelons enfin le manque évident d’unité dans d’autres occasions : invasion de l’Irak en 2003, interventions militaires en Afrique…
Un discours européen flou plus déterminé que déterminant
Ces faits mettent en évidence les obstacles auxquels l’intégration européenne est confrontée. Les pays membres de l’UE refusent de partager leur souveraineté en politique étrangère. L’UE se présente ainsi comme une collection d’Etats souverains et pas comme un acteur unique. Par ailleurs, leurs visions du monde, de l’Europe et du Moyen-Orient divergent sensiblement. Pour certains pays membres (Pologne, pays Baltes, Suède…), la priorité est dans le voisinage oriental et pas dans le voisinage méditerranéen. L’Autriche regarde vers les Balkans et l’Allemagne regarde plus vers l’est que vers la Méditerranée… En bref, le Moyen-Orient n’est clairement pas au sommet des agendas nationaux. A ce sujet, la lecture des discours européens apporte quelques enseignements. Dans la stratégie de sécurité de l’UE récemment mise à jour (« The European Union in a changing global environment. A more connected, contested and complex world »), le Moyen-Orient est mentionné 12 fois et apparaît en deuxième position dans la liste des défis auxquels l’UE doit faire face. Le Moyen-Orient n’était mentionné que 5 fois dans la stratégie de sécurité de 2003 (« Une Europe sûre dans un monde meilleur »). On pourrait en conclure qu’il fait l’objet d’une attention croissante. Il faut pourtant nuancer car il apparaît peu, ou pas du tout, dans la doctrine de politique étrangères de plusieurs pays membres de l’UE. Par ailleurs, le discours européen sur le Moyen-Orient est à la fois flou et fluctuant, ce qui nuit à sa visibilité et à sa crédibilité. Son contenu varie en fonction des évolutions du contexte régional. Si on observe par exemple la dynamique des lieux et acteurs cités dans les textes cadres de la politique de voisinage, deux grandes tendances se dessinent : un effet Printemps arabe très net qui voit les États méditerranéens cités de plus en plus souvent et une forte fluctuation à l'est avec une montée en force du trio Géorgie - Ukraine - Moldavie. Cette dynamique est difficile à interpréter : on peut y voir le signe d’une capacité d’adaptation rapide aux évolutions de l’actualité régionale ; à l’inverse, on peut y une voir une incapacité de l’UE à anticiper les évolutions, à énoncer des principes et à formuler une stratégie claire et robuste sur le temps long. En ce sens, le discours européen sur l’environnement régional est plus déterminé que déterminant. Il semble courir après l’actualité et traduire un manque d’autonomie.
Des outils et un discours mal adaptés pour appréhender la région
Le Moyen-Orient est souvent mentionné dans les textes officiels européens mais il apparaît rarement comme une entité régionale bien identifiée et délimitée. Lorsqu’il est mentionné, il est désigné de façon globale et sans guère de précision. On dit simplement ‘le Moyen-Orient’, sans mentionner la plupart du temps tel ou tel acteur. Lorsque l’évocation est plus précise, elle prend un caractère métonymique : le Moyen-Orient est réduit à une ou deux situations locales. Il apparaît alors comme un agrégat de dossiers sans liens. L’utilité d’une approche régionale globale commence à apparaître à la faveur de la guerre en Syrie et en Irak, mais le processus est timide (conclusions du conseil des affaires étrangères du 16 mars 2015, relatives à la stratégie régionale de l’UE pour la Syrie et l’Irak). Cette présentation à la fois vague et morcelée du Moyen-Orient est peu adaptée car l’évolution politique de cette région s’est muée en un complexe conflictuel régional (pour reprendre l’expression proposée par Barry Buzan). Plusieurs conflits coexistent dans cette partie du monde. Ils s’influencent, interagissent et s’entretiennent pour finalement diffuser leurs effets. Ils ne peuvent plus être analysés séparément, mais seulement en rapport avec le contexte régional dans une approche globale.
Les outils de la présence européenne ne sont pas plus adaptés. Pour les pays méditerranéens, dans le sillage du processus de Barcelone, le principal est la politique de voisinage. Elle présente plusieurs insuffisances. Son volet financier est notoirement sous-dimensionné. Elle s’accompagne de conditionnalités politiques qui suscitent de vives critique dans les pays partenaires. Elle repose sur une approche majoritairement bilatérale. Cette dernière a le mérite de permettre à chaque pays voisin d’avancer à sa vitesse mais elle gêne l’émergence d’une approche régionale pourtant nécessaire. De plus, la politique de voisinage ne concerne que les pays riverains de la Méditerranée, ce qui la rend inopérante dans le reste du monde arabe et en Iran. Des voix s’élèvent depuis 2014 pour un élargissement de son assiette géographique et pour une clarification et une meilleure hiérarchisation de ses objectifs. Cette politique s’adresse à des pays qui n’ont aucune perspective d’adhésion à l’UE, ce qui réduit nettement son caractère incitatif. Enfin, sa mise en œuvre est gênée par quelques erreurs de diagnostic. Dans les textes qui en définissent les objectifs et la stratégie, les puissances régionales sont rarement ou jamais mentionnées. Cette méthode est-elle rationnelle et pragmatique ? Peut-on envisager d’obtenir des résultats dans cette région passablement compliquée sans afficher la nécessité de coopérer avec des pays tels que l’Arabie saoudite, l’Iran ou la Turquie ?
L’UE est peu audible dans un contexte régional compliqué
Le Moyen-Orient est agité par des conflits violents et l’usage de la force prévaut dans de nombreux cas. On voit émerger des tensions dont le potentiel de violence est élevé entre des pays ou des entités politiques aux intérêts divergents ou impliqués dans des querelles d’influence : Turquie contre Kurdes, pays arabes contre Iran, Israël contre certains pays voisins, Arabie saoudite contre Syrie… Or l’UE rejette officiellement la force comme instrument des relations internationales. Son approche libérale fondée la norme, sur le droit et sur le multilatéralisme est peu audible. Dans ce contexte, elle peine à trouver sa place face aux puissances qui ont la main sur les évolutions de la situation régionale, d’autant plus qu’elle n’a pas eu de représentant permanent pendant longtemps dans la région. D’ailleurs, elle est très peu visible dans le conflit en Syrie et en Irak : l’option étant militaire, c’est la France et quelques autres pays européens qui agissent directement, à l’instar de ce qui s’est passé en Libye ; rangée derrière l’ONU et son envoyé (S. Mistura), elle est absente des pourparlers de Genève, ce qui est paradoxal car elle subit les effets de la guerre (flux de réfugiés) ; le récent accord de cessation des hostilités en Syrie a été souhaité et obtenu par les Etats-Unis et la Russie, pas par l’UE. Enfin, l’UE est temporairement affaiblie par des problèmes internes qui nuisent à son image: effets de la crise économique et financière, possible brexit…
Le contexte international au-delà du cas particulier du Moyen-Orient est peu favorable à une plus grande visibilité de l’UE. Certains pays influents dans la région ne manifestent pas le souhait de coopérer car leurs relations avec l’UE sont mauvaises. Depuis l’annexion de la Crimée et le début de la guerre civile en Ukraine, la Russie subit des sanctions européennes. Après avoir été isolé, Moscou utilise habilement son statut dans la question syrienne pour se replacer dans le jeu international, mais avec des objectifs qui ne convergent pas avec ceux de l’UE. La Turquie ne semble pas plus décidée à coopérer. Cela peut s’expliquer par l’enlisement des négociations d’adhésion depuis des années. Ankara, qui craint surtout l’affermissement du mouvement national kurde le long de ses frontières, souhaite plutôt utiliser la situation à son avantage en offrant de participer à la gestion et à la rétention des flux de migrants contre une relance des négociations et une aide financière européenne.
Enfin, l’image de l’UE est mitigée dans la population des pays du voisinage sud-est. En 2014, 40% de la population avait une favorable dans les pays méditerranéens éligibles à la politique de voisinage (28% neutre et 16% négative), mais seulement 15% en Jordanie et en Israël, 19% en Egypte, 43% au Liban, contre 57% en Palestine. Par ailleurs, 54% des personnes interrogées pensaient que les relations entre leur pays et l’UE étaient bonnes et plus de 50% pensaient qu’elle était un partenaire important avec lequel il était possible de coopérer. Mais moins de 50% pensaient qu’elle était assez impliquée dans les pays de la région (45%), qu’elle contribuait à leur développement (43%) et qu’elle apportait la paix et la stabilité (37%). L’image de l’UE en Turquie était mitigée également : 46% des Turcs interrogés avaient confiance en elle et 61% avaient une image positive, mais 18% seulement pensaient qu’elle pouvait jouer un rôle en matière de paix.
Conclusion
La minceur du bilan diplomatique et politique de l’UE au Moyen-Orient est due à des facteurs à la fois conjoncturels et structurels. Dans le contexte de guerre et dans la litanie des violences qui secouent cette région depuis plusieurs décennies, notamment dans le sillage du désastre irakien, elle peine à trouver sa place car elle n’est pas une puissance militaire et elle ne parle pas de langage de la force et du rapport de force. Certains pays membres sont engagés militairement mais l’UE en tant qu’entité collective ne joue pas sur ce registre. Parallèlement, les relations ponctuellement mauvaises avec la Russie et la Turquie ne facilitent pas son implication dans le jeu diplomatique régional.
A cela s’ajoutent des facteurs bien identifiés. Premièrement, des blocages internes dans l’intégration : les pays Européens s’auto-paralysent car ils rechignent à mettre en commun leurs politiques étrangères. On touche là au cœur de leur souveraineté. L’UE gagne en efficacité dans certains dossiers lorsqu’elle remplit certaines conditions : adopter une démarche complémentaire de celle des Etats membres, réussir à faire converger ces derniers vers des positions communes, formuler et diffuser un discours autonome et cohérent (par rapport à des partenaires tels que les Etats-Unis par exemple), proposer une approche originale de certains dossiers. Deuxièmement, l’UE porte un regard sur le monde et sur son rôle dans le monde qui n’est pas toujours adapté à la situation car aux antipodes du discours réaliste des puissances. Davantage de coopération avec certaines puissances de premier plan et un peu de réalisme dans le traditionnel discours idéal-libéral de l’UE seraient des inflexions notables et repositionneraient celle-ci au cœur des affaires dans plusieurs régions du monde. Faire de l’aide humanitaire est nécessaire et la visibilité de l’UE vient de son expertise dans ce domaine. Mais cela revient à se cantonner dans un rôle de pompier spectateur. Cela ne suffit pas si l’on prétend jouer un rôle dans la stabilisation du voisinage. Troisièmement, une réforme de certains outils, tels que la politique de voisinage, serait bienvenue afin de mieux les adapter à des situations régionales complexes et afin d’appréhender le Moyen-Orient de manière globale, au lieu de n’y voir qu’un juxtaposition de situations locales.