Les élites russes dans la tourmente de la confrontation Moscou-Occident
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017
Marie Mendras, politologue au CNRS et au CERI,
professeur à l’Ecole de Paris des Relations Internationales
(PSIA) de Sciences Po
La position géopolitique de la Russie a changé depuis l’annexion de la Crimée et l’intervention armée dans l’Est de l’Ukraine au printemps 2014. Le pays se trouve plus isolé et moins compétitif sur la scène européenne et internationale. Il a perdu ses principaux partenaires, en Europe et Amérique du Nord.
Les dirigeants à Moscou n’ont pas encore pris toute la mesure des nouveaux rapports de force, qui ne sont pas à leur avantage. Ils ont choisi de s’ingérer dans les affaires intérieures de l’Ukraine, à la fois par la force armée et par la subversion économique et médiatique. Ils sont parvenus, certes, à occuper par proxy l’Est du Donbass, faisant des milliers de victimes et des centaines de milliers de déplacés, et vouant les quelque deux millions de personnes qui y résident à l’insécurité et la pauvreté. Cependant, ils ont aussi réussi à solidariser tous les pays occidentaux autour du soutien à Kiev et du vote de sanctions ciblées contre Moscou, sanctions maintenues jusqu’à présent. Vladimir Poutine a préféré le conflit à la négociation, quitte à remettre en question une riche coopération de plus de vingt ans avec l’Union européenne et l’OTAN.1 Ce choix de l’affrontement reflète l’état d’esprit et les priorités du groupe dirigeant.
Les effets corrosifs du conflit ukrainien sur la relation entre Moscou et les capitales occidentales ont été largement analysés.2 Le propos ici est de souligner l’impact négatif de la confrontation Moscou-Occident sur la situation interne en Russie, et notamment l’effet perturbateur sur les élites et classes moyennes aisées. Il convient de tempérer l’analyse d’un « retour de puissance » de la Russie, qui s’imposerait sur la scène internationale, sous les applaudissements des Russes.
Le conflit en Ukraine et la montée des incertitudes
Les gouvernements autoritaires, confrontés à des difficultés économiques, cèdent souvent à la double tentation du repli autarcique à l’intérieur du pays et de l’interventionnisme à l’extérieur des frontières.3 Ils choisissent la confrontation, et la sourde menace d’une guerre possible, comme mode de pression sur la population. Le conflit extérieur signifie le repli à l’intérieur et le rapport de forces avec les autres Etats. Un groupe dirigeant inquiet du lendemain, rétif aux réformes et au changement, se précipite dans l’affrontement, faute de vouloir chercher un compromis négocié. En ceci tient toute la contradiction du régime Poutine : se mettre en équilibre instable entre une posture offensive hors des frontières et une politique défensive et autarcique à l’intérieur de l’Etat.
Le problème de la Russie actuelle est qu’elle ne vit plus du commerce du pétrole et des matières premières, elle en survit, en ce sens qu’elle n’a développé aucun autre secteur de production à un niveau de compétition internationale, et que la baisse d’activité plombe les résultats économiques. Dans ce contexte, les sanctions occidentales votées contre des dirigeants et des secteurs ciblés, suite à l’intervention en Ukraine, ont accentué la baisse du rouble, la frilosité des investisseurs, et l’isolement de la Russie. L’incertitude nuit aux échanges économiques, les entreprises et banques russes en font l’amère expérience. Le gouvernement russe se débat dans de graves problèmes de développement interne, qui constituent le défi majeur pour le pouvoir poutinien, bien plus inquiétant que l’avenir de la Crimée ou le « combat contre le terrorisme » en Syrie.
Après une première décennie de croissance et de hausse du pouvoir d’achat quand les prix des hydrocarbures ne cessaient de grimper (2000-2008), les tendances se sont inversées. Tous les clignotants sont désormais au rouge concernant les évolutions démographiques et économiques, et les disparités sociales. L’économie a ralenti dès 2009, et est entrée en récession en 2014.4 Economistes russes et étrangers s’accordent tous sur l’ampleur de la crise économique, et sur l’improbabilité d’une nette reprise à court terme. “L’incertitude politique est le plus grand obstacle à l’investissement et aux décisions des consommateurs”, explique Birgit Hansl de la Banque Mondiale.5 Chris Miller rappelle que la Russie a perdu sa position de domination énergétique dans le monde et que son économie a reculé.6 « L’incapacité de la Russie d’emprunter à l’étranger a eu un effet négatif sur la monnaie et sur les revenus et salaires », souligne l’économiste Sergei Guriev, qui a dû s’exiler en France en 2013, pour fuir le harcèlement des autorités russes.7 Les voix critiques se font entendre même au cœur des institutions russes. Par example, German Gref, patron de la Sberbank, et Aleksei Kudrin, ancien ministre et conseiller informel de Vladimir Poutine, dénoncent l’absence de réformes pour contrer le déclin et l’inefficacité. Dans le cadre de sa Fondation pour la lutte contre la corruption, Aleksei Navalny, avocat et opposant, dévoile les cas les plus outranciers de concussion et d’enrichissement des dirigeants, dont le premier ministre Dmitri Medvedev.8
La crise économique exacerbe les tensions au sein des élites dirigeantes, et notamment au cœur du sérail poutinien. Le mécontentement a gagné les classes moyennes éduquées et les élites professionnelles, culturelles, scientifiques. Vladimir Poutine se trouve de plus en plus souvent contesté par des manifestants, ainsi que par des groupement professionnels, comme les chauffeurs de poids lourds, excédés par les réglementations et nouvelles taxes qui alimentent, selon eux, la corruption.
Le recours à une répression brutale contre les dissidents et opposants démontre la nervosité du Kremlin. Aleksei Navalny a été une nouvelle fois attaqué dans la rue et sérieusement blessé à l’œil fin avril 2017. Il est privé du droit de déposer sa candidature à l’élection présidentielle de mars 2018. Son frère est toujours emprisonné après un procès inéquitable. Des contestataires, comme Ildar Dadine, ont fait de la prison pour avoir simplement brandi un slogan critique du régime.9
Dans les semaines qui ont suivi l’annexion de la Crimée, une hystérie nationaliste a saisi la population. Et Vladimir Poutine a véritablement profité de cet élan : « Krym nash !» (la Crimée est à nous !), répétaient à l’envi tous les medias. Cet enthousiasme est peu à peu retombé vers la fin de l’année 2014. Les mauvaises nouvelles du Donbass où la guerre n’apportait aucun succès tangible, ajoutées aux difficultés matérielles croissantes, ont laissé les Russes désappointés et encore plus anxieux face à l’avenir. L’engagement militaire en Syrie a fait l’objet d’une nouvelle offensive propagandiste du Kremlin, mais n’a pas été applaudi par la population. Les guerres sont impopulaires, tant dans les classes moyennes supérieures et éduquées qu’au sein de la société dans son ensemble.10
Le conflit crée un sentiment diffus de peur et des réflexes de protection. L’image de l’ennemi et l’annonce d’une guerre possible nourrissent journaux télévisés et documentaires. C’est utile au régime, dans un premier temps. Les Russes craignent les ruptures et semblent se soumettre au chef. Mais peu à peu, la défiance s’installe. La majorité des Russes expriment, dans les sondages, la peur de l’avenir, l’angoisse de ne plus pouvoir assurer leurs dépenses de santé, la colère face à la corruption, la méfiance envers les administrations.11 Les rares sondages encore menés avec une certaine rigueur, ceux du Centre Levada, montrent la montée de l’insatisfaction. Les personnes interrogées dénoncent la corruption, des services publics inadéquats et chers, la baisse du pouvoir d’achat, et expriment leur défiance envers toutes les institutions, sauf l’armée, dans une certaine mesure.
Quand ils répondent oui à la question « soutenez-vous l’action du président Poutine ? », les sondés ne disent pas leur amour pour le président, ni même leur pleine confiance dans ses politiques. Ils savent que le système est verrouillé et qu’on ne leur propose pas d’alternative. Ils affirment aussi qu’ils n’ont aucune influence sur le gouvernement et que personne ne leur demande leur avis. Ainsi, le président russe n’est peut-être pas aussi « populaire » qu’on le prétend.12 La popularité est une notion relative : X est plus populaire que Y, dans un régime où le pluralisme existe et offre une chance réelle d’alternance. En régime autoritaire, la question cachée qu’entendent les Russes est : « Etes vous pour le statu quo ou pour le chaos ? » Le Kremlin a peut-être privilégié une lecture simpliste de l’attitude du « peuple », qui accepterait tous les sacrifices, tant que la stabilité et l’ordre règnent, que le président préside, que les salaires sont payés.
L’hostilité envers les conflits extérieurs est plus forte au sein des classes moyennes urbaines, et des élites au-delà des cercles poutiniens, ainsi qu’il sera discuté plus loin. Pourquoi, dans ces conditions, le Kremlin est-il parti à l’offensive en Ukraine, une aventure dont les coûts militaires, politiques, diplomatiques, économiques, se révèlent très élevés, et dont on ne voit pas d’issue prochaine?
La peur de la démocratisation dans la « sphère d’influence »
En 2004, le président russe avait très mal accueilli la révolution orange en Ukraine et tout mis en œuvre pour saboter le travail du nouveau président Viktor Iouchtchenko et de la coalition Orange. Mais il n’avait pas eu recours à la force armée. Pour tenter de contrer la révolution EuroMaidan de l’automne 2013, Vladimir Poutine a, cette fois, choisi la manière forte, et pris de grands risques. Ceci indique à quel point l’émancipation politique et économique du voisin ukrainien est un défi majeur. Le Kremlin n’accepte pas la réalité des mouvements démocratiques dans les anciennes républiques, et en conteste toujours la spontanéité (« c’est fomenté par les Américains ! », « ils sont payés pour manifester ! »). Les rébellions populaires contre des chefs incapables et corrompus rappellent en effet au Kremlin que les citoyens russes pourraient, eux aussi, parvenir un jour à imposer l’alternance et la démocratisation. Le printemps arabe de 2011 avait aussi suscité de grandes frayeurs à Moscou.
La réaction violente contre les mouvements de démocratisation chez les voisins reflète d’abord et avant tout la crainte de la contestation en Russie.13 Vladimir Poutine est au pouvoir depuis dix-sept ans, et il entend bien ne pas céder sa place dans les années qui viennent. Il a déjà annoncé qu’il se présente une nouvelle fois à la présidentielle, en mars 2018, pour un mandat de six ans. Il s’arcboute contre la contestation sociale et les oppositions politiques. Il devient plus méfiant envers les hommes de son entourage, chefs d’entreprise, ministres, conseillers.
L’Etat russe réaffirme un droit de regard sur sa « sphère d’intérêts privilégiés ». Il tient à maintenir ces pays de l’entre-deux dans une dépendance sécuritaire et énergétique et dans une situation de souveraineté faible. L’essentiel est de les empêcher de se rapprocher de l’Europe et de l’Alliance atlantique. Cette tactique a plutôt bien fonctionné jusqu’en 2013. Mais la révolution populaire ukrainienne ne faisait pas partie des variables envisagées et a pris de court le Kremlin. Il a fallu alors changer de mode opératoire. Les autorités russes ont encouragé le président Viktor Ianoukovitch à réprimer les manifestants à Kiev, pour mettre fin au désordre.14 Le 20 février, l’assaut est donné sur la place de l’Indépendance. Près de cent personnes sans arme sont tuées, et plus de six cents blessées. Acculé, et pressé par les Etats européens, Ianoukovitch fuit et se réfugie en Russie. Les Ukrainiens élisent un nouveau président, Viktor Porochenko, en mai 2014, puis un nouveau parlement en octobre. Les autorités russes ont alors décidé d’intervenir en Crimée, puis dans le Donbass. L’armée ukrainienne a résisté, et les pays occidentaux ont imposé une négociation qui a permis de contenir l’avancée russe et de réduire l’intensité des combats. Le fait que Vladimir Poutine accepte les rencontres de Minsk, depuis septembre 2014, montre qu’il n’a pas l’option de tourner totalement le dos aux pays occidentaux. En revanche, il est bien décidé à ne pas appliquer les accords prévus.
Les coûts de l’intervention russe en Ukraine ne cessent de s’élever : coûts économiques avec la récession et la perte de marchés, coûts sociaux avec la perte de pouvoir d’achat et l’inquiétude des classes moyennes, coûts diplomatiques et sécuritaires face à une Alliance atlantique solidaire et une Union européenne soudée. Le Kremlin a aussi suscité la désapprobation des gouvernements kazakh, biélorusse, arménien, qui jusqu’alors restaient prudents. L’annexion de la Crimée n’a reçu le soutien formel d’aucun Etat qui compte. Pékin n’a pas voté avec Moscou au Conseil de sécurité de l’ONU en mars 2014, mais s’est abstenu.15
En 2017, le bilan du « retour de puissance » tant désiré est mitigé. La Russie a perdu l’Ukraine, qui n’appartient plus à la « sphère russe ». L’occupation de la Crimée et d’une petite partie du Donbass n’a pas freiné l’émancipation de l’Etat ukrainien et le rapprochement avec l’Europe. La Biélorussie tente d’améliorer ses relations avec l’Europe. La Moldavie et la Géorgie ont signé l’accord d’association avec l’Union européenne. L’Arménie et l’Azerbaïdjan continuent d’appartenir au Partenariat oriental de l’UE.
Par ailleurs, l’engagement direct et intense de l’armée russe en Syrie, depuis septembre 2015, aux côtés d’un régime criminel, n’a pas apporté à Vladimir Poutine l’adhésion des autres puissances, bien au contraire. Là encore, bombes et terreur ont augmenté la défiance envers le président russe. Ce dernier voulait se placer au centre du champ de bataille pour occuper le devant de la scène internationale et prendre de court les autres Etats. Il y a réussi, incontestablement. Cependant, la capacité de frappe ne fait pas la puissance, au sens d’une supériorité stratégique, politique, économique efficace et durable.
Le dilemme des élites
Les élites professionnelles et les classes moyennes ont beaucoup à perdre dans les conflits, les sanctions, et l’isolement de leur pays. Quant au cercle restreint des dirigeants, il semble également perturbé par les évolutions récentes. Depuis le début du conflit ukrainien, Vladimir Poutine gouverne en mode combat, autour d’une équipe resserrée, mu par la volonté d’en découdre avec ceux qui s’opposent à lui. Il prend ses décisions dans l’opacité, sans aucune forme de consensus gouvernemental, ou de discussion parlementaire. Le sérail vit encore plus retranché. Les tensions et divisions ont éclaté au grand jour à l’été 2016. Poutine a alors opéré, pour la première fois, des purges à l’intérieur de l’administration présidentielle, du gouvernement et des organes de force. Il a écarté certains de ses anciens camarades du KGB, pourtant très proches jusqu’alors, comme Sergei Ivanov, qui avait servi comme ministre de la Défense, vice-Premier ministre, et chef de l’appareil présidentiel. Il a promu à des positions de responsabilité de jeunes technocrates qui dépendent entièrement de lui. Vladimir Poutine a aussi créé la nouvelle Garde nationale, qui doit regrouper des centaines de milliers d’hommes en uniforme, qui ne prendront leurs ordres que de lui.16
Les hommes qui ont encore un rôle dans la direction du pays sont les grands patrons d’industrie et de media, les responsables des structures de force, les fameux siloviki -armées, polices, Intérieur, services de renseignement, pouvoir judiciaire, gouverneurs de province auxquels s’ajoutent des réseaux qui fonctionnent de manière opaque dans la zone grise de l’économie parallèle et de la corruption transnationale. Ces quelques milliers d’individus détiennent la presque totalité des ressources financières, militaires, administratives du pays. Ils sont difficiles à étudier, car de plus en plus retranchés et fonctionnant dans l’opacité de l’entre-soi et du secret défense. Ils restent puissants et conservent les moyens de dissuader les élites au-delà de leurs cercles de contester leur emprise. Ils se trouvent néanmoins dans une position plus instable et plus incertaine depuis 2014, du fait des tensions internes et de la confrontation avec les pays occidentaux. Même les diplomates et les grandes administrations du pays sont écartés du processus de décision. Ceci pose d’ailleurs un sérieux problème aux gouvernements étrangers car ils n’ont pas d’autres interlocuteurs que Vladimir Poutine, Serguei Lavrov et deux ou trois autres représentants du président. Même le Premier ministre Dmitri Medvedev est devenu une figure transparente qui ne peut d’aucune manière engager l’Etat.17
Analyser de plus près les positions de ces hommes qui dominent les structures de pouvoir russe –économique, politique et militaire- est une tâche quasi impossible, dans le contexte actuel. En revanche, il est possible d’étudier de plus près les comportements des hommes et des organisations qui n’appartiennent pas, ou plus, aux cercles poutiniens, ce que nous convenons d’appeler « les élites non dirigeantes » : les classes urbaines éduquées, l’intelligentsia scientifique, culturelle, artistique, les médecins et les professeurs, les patrons de petites entreprises, les responsables d’administration locale, les professions indépendantes –et menacées- comme les journalistes, avocats, architectes, consultants qui ne travaillent pas pour l’Etat ou une grande entreprise d’Etat. Ces élites se trouvent dans une position de plus en plus précaire, et n’attendent aucun soutien d’en haut. Elles ne forment pas une nomenklatura à la soviétique, issue d’un même moule et obéissante. Elles ont des professions variées, parlent anglais, voyagent, s’informent sur l’internet plutôt qu’en écoutant la télévision poutinienne. Ces Russes éduqués ont des ambitions, des projets, parfois des moyens financiers suffisants pour envisager des projets hors du système d’Etat, trop contraignant et trop corrompu, et surtout sans aucune garantie juridique de voir ses droits respectés (un bien immobilier, des actions, un compte en banque peuvent aisément être confisqués). Ils posent aujourd’hui le plus grand défi au pouvoir poutinien. 18
Depuis le début de la récession économique et le conflit en Ukraine, ces élites font face à un choix difficile : rester loyales au régime, y échapper en s’exilant, ou résister de l’intérieur. C’est la fameuse triade « Voix, Exit ou Loyauté », conceptualisée par l’universitaire américain Albert Hirshchman dans les années 1970.19 La majeure partie des classes moyennes aisées ne souhaitent pas, ou ne peuvent pas quitter leur résidence en Russie. Cependant, elles entrent parfois en résistance passive, dans le sens d’une moindre implication dans la vie politique et économique.
Des centaines de milliers de Russes ont quitté leur pays ces dix dernières années pour vivre et travailler dans des conditions plus sûres et plus productives. Une petite partie d’entre eux ont fui le harcèlement et les possibles poursuites judiciaires. C’est le cas de députés comme Ilya Ponomarev, d’économistes comme Sergei Guriev, de journalistes comme Mikhail Troïtskyi, et bien sûr d’opposants politiques comme l’écologiste Evguenia Tchirikova ou de Janna Nemtsova, la fille de Boris Nemtsov, assassiné en février 2015. Cet exil forcé les conduit le plus souvent en Europe, pays baltes inclus, en Ukraine, en Turquie, au Canada, aux EtatsUnis, et aussi en Israël, et dans quelques autres pays du Moyen Orient et d’Asie. Ces Russes forment à l’étranger des diasporas temporaires, car ils ont, pour nombre d’entre eux, le projet de revenir un jour dans leur pays. La partie la plus dynamique de la société russe, avec sa créativité et son savoir, avec son esprit entrepreneurial, est poussée à l’exil, ou se retire dans une retraite forcée en Russie. Ainsi, le pays perd inexorablement en compétitivité et attractivité. Les investisseurs et acteurs économiques, russes et étrangers, se détournent d’une économie bloquée et refermée sur elle-même.
Le régime Poutine est désormais sur la défensive, et veut avant tout se protéger. Les tensions montent, les ressources diminuent, le sérail poutinien se referme. Les diasporas temporaires s’activent, les classes moyennes s’inquiètent, et la société civile s’exprime en dépit des mesures répressives. Les jeunes participent désormais aux manifestations contre la corruption et pour l’Etat de droit. Une politique extérieure agressive a peut-être donné l’illusion d’un renforcement de l’emprise sur la population. En réalité, la confrontation corrode peu à peu les bases du régime, notamment le fameux consensus social qui s’était formé derrière Poutine dans les années 2000 autour d’un meilleur niveau de vie et d’une stabilité forte.
Le Kremlin a montré sa nervosité en cherchant à tout prix à déstabiliser les campagnes électorales et les votes dans des démocraties en 2016 et 2017. L’échec est patent. Le président américain, Donald Trump, empêtré dans les compromissions avec la Russie, n’offrira pas de nouveau départ à la relation Moscou-Washington. Et Vladimir Poutine devra désormais composer avec le nouveau président français, Emmanuel Macron, européen très attaché à l’amitié franco-allemande, sans complaisance pour l’ingérence militaire dans des Etats souverains, la subversion informatique tous azimuts, et le harcèlement des opposants en Russie.
1 Le partenariat avec l’Union européenne a été négocié au milieu des années 1990. Il n’a pas pu être renouvelé en 2008, du fait de l’intervention en Géorgie et aussi d’exigences divergentes du côté européen et du côté russe. Le conseil Russie-OTAN a été en 2002, mais la Russie avait rejoint le Partenariat pour la paix dès 1994. Les réunions du Conseil ont été suspendues après l’annexion de la Crimée et ont repris en 2016, à un niveau modeste.
2 Cf. Marie Mendras, Chris Miller, Andrew Moravcsik, Angela Stent, et al., « Russia. A Test for Transatlantic Unity », Transatlantic Academy Report, Washington, D.C., mai 2016. http://www.transatlanticacademy.org/sites/default/files/publications/TA… 16_web_2.pdf ; Marek Menkiszak, « Russia’Long War in Ukraine », Transatlantic Academy Paper Series 2015-16, février 2016, http://www.transatlanticacademy.org/publications/russia’s-long-war-ukraine.
3 La Chine est jusqu’à présent une exception : tout en utilisant la violence politique et la conflictualité dans les relations avec la population, le régime communiste se garde bien d’engager des hostilités avec les pays voisins et de mettre en danger sa position commerciale dominante dans le monde.
4 Sergei Guriev, « Political Origins and Implications of the Economic Crisis in Russia », in Leon Aron, ed., Putin’s Russia. How It Rose, How It Is Maintained, and How It Might End, American Enterprise Institute, Washington, D.C.
5 Birgit Hansl « "The New World Bank's Russia Economic Report: The Long Journey to Recovery"», presentation at SAIS Johns Hopkins University, 6 May 2016. Author’s notes.
6 Chris Miller, « Why Russia’s Economic Leverage is Declining », Transatlantic Academy Paper Series, April 2016, 13p. Miller est professeur à Yale University.
7 Sergei Guriev, « Russia’s Constrained Economy », Foreign Affairs, May-June 2016, p. 19. See also his Carnegie brief, « Deglobalizatsiya Rossii » (Russia’s De-globalization), Moscow Carnegie Center, January 2016. Sergei Guriev est professeur d’économie à Sciences Po Paris et économiste en chef à la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement à Londres.
8 http://www.navalny.com
9 http://www.rightsinrussia.info/person-of-the-week/ildardadin-3
10 Cf les sondages du centre Levada sur ce sujet depuis 2014, www.levada.ru, et les articles de Andrei Kolesknikov, Carnegie Moscow Center, carnegie.ru.
11 Sondages Levada, http://www.levada.ru/indikatory/odobrenie-organov-vlasti/
12 M. Mendras, Russian Politics. The Paradox of a Weak State, Oxford University Press, 2014.
13 Jacques Rupnik, dir., La géopolitique de la démocratisation, Presses de Sciences Po, 2015.
14 Cf. Andrei Kourkov, Journal de Maidan, Liana Levai, 2014 ; Antoine Arjakovsky, RussieUkraine, de la guerre à la paix, Editions Parole et silence, 2014.
15 M. Mendras, « Le pouvoir russe, seul contre tous ? », Esprit, novembre 2016.
16 BBC, 6 avril 2016, http://www.bbc.com/news/world-europe-35975840
17 L’avocat et opposant Aleksei Navalny a mis en ligne une enquête sur la corruption du Premier ministre début mars 2017. Près de vingt millions de personnes ont visionné cette vidéo, travail d’investigation de la Fondation pour la lutte contre la corruption, www.navalny.com.
18 Une première recherche sur le comportement des élites russes a été publiée par l’auteur en juin 2016 : « Russian Elites are Worried. The Unpredictability of Putinism », Transatlantic Academy Paper Series, 2015-2016, No. 9, June 2016. http://www.transatlanticacademy.org/sites/default/files/publications/Me… lites_Jun16_web_0.pdf
19 A. O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty. Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1970. L’universitaire américain analyse les choix stratégiques des élites quand elles se trouvent confrontées à des situations imprévues et menaçantes.