Enjeux stratégiques des espaces sous-marins

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Vice-amiral d’escadre Louis-Michel Guillaume
commandant les forces sous-marines
et la force océanique stratégique

 

Parler de stratégie à l’université est une démarche sans prix. En matière stratégique, la recherche française est en mal d’école depuis 50 ans : Aron, Beaufre, Gallois, Poirier, Ailleret… n’ont pas eu de successeurs à part quelques réflexions, remarquables mais isolées, telles que celles de Thérèse Delpech ou Nicolas Roche.1 Plus grave encore, pour ce qui concerne la question maritime par ailleurs, la France est une nation maritime qui vit parfois dans le déni de cette réalité. Certes, historiquement, les invasions sont venues de l’Est par la terre mais, en particulier lors des derniers conflits mondiaux du XXème siècle, c’est de la mer que sont venues la libération et la victoire… Comment oublier, de plus, que la France dispose de la deuxième zone économique exclusive mondiale ?

Stratégie : concept, méthode, science, art ou système ? L’approche développée ici se veut celle du questionnement par un praticien, limité aux seuls aspects militaires d’une question qui dépasse ces derniers. Parler d’espaces sous-marins supposerait d’aborder les questions de pêche et d’aquaculture, de nodules polymétalliques, de pétrole et de gaz… tous aspects d’un sujet trop vaste pour le cadre ici fixé.

L’espace sous-marin est moins connu que la lune : c’est un espace hostile où la vie est difficile. Or, la stratégie, c’est une dialectique du temps et de l’espace… qu’il faut maîtriser, dont il faut sentir les ruptures. Quelques idées pour en illustrer dès à présent les difficultés : on se déplace lentement sous la mer mais longtemps, à quelques dizaines de kilomètres/heure mais pendant des semaines parfois, les perceptions y sont différentes, basées avant tout sur les sons, qui peuvent se propager indifféremment de quelques centaines de mètres à plus de cent kilomètres. L’espace temporel de la stratégie du monde sous-marin est également large, de l’analyse des brefs signaux qui signalent un sous-marin adverse aux 70 ans qui séparent la conception de la fin de la vie opérationnelle de ce même sous-marin…

Deux axes de réflexion sont proposés pour éclairer ces questions : une approche historique puis géostratégique sur l’exemple russe, objet de la première partie des travaux de la chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » cette année.

Une approche historique : la conquête de l’espace sous-marin

Quand et pourquoi a commencé l’aventure de l’homme sous la mer ? Comment l’utilisation militaire des espaces sous-marins a-t-elle transformé l’arme du pauvre et du faible en outil de la stratégie des plus grands ?

Trois périodes peuvent être distinguées : celle des découvreurs, les guerres sans limites voire « à outrance » par deux fois qui précèdent l’ère nucléaire.

Les découvreurs

La cloche à plongeur est connue depuis l’antiquité et mentionnée par Aristote. Il est difficile de tracer avec précision la suite : vers 1620, Cornélius Van Drebbel propose un premier projet au roi d’Angleterre, puis viennent les inventions de Bushnell, Fulton… La destruction, au cours de la guerre de Sécession, de l’USS Housatonic, le 17 février 1864, par le CSS Hunley vient marquer l’irruption du torpilleur submersible dans la guerre. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, de très nombreux projets se développent, souvent de façon unique et sans finalité précise, les inventions foisonnent un peu partout dans le monde avec quelques applications scientifiques (tour d’observation sous-marine de Toselli en 1884) ou utilitaires (récupération d’épave par Bazin en 1870).

Toutefois, ces projets ne procèdent pas d’une inspiration stratégique, tout au plus tactique. Dans la guerre sur mer, l’arme reine est l’artillerie avec des combats de titans entre les cuirassés dont l’un des plus célèbres est dans doute l’HMS Dreadnought qui va inspirer toutes les marines de l’époque. La stratégie reste au combat entre escadres pour dominer la mer et la jeune école peine à s’imposer, en dépit des efforts de l’amiral Aube et de ses soutiens, tel le journaliste Gabriel Charmes qui prophétise : « Les cuirassés géants ont fini de régner sur la mer où ils vont être remplacés par des milliers de bateaux minuscules qui la parcourront dans toutes les directions… ».

Le torpilleur –comme l’on dit alors- est toutefois peu marin : en mer, il faut des gros bateaux, çà reste vrai aujourd’hui, et la torpille développée par l’ingénieur britannique Whitehead est une arme –déjà- capricieuse… La guerre de course est une affaire de corsaires : elle ne vise pas à couper les approvisionnements –c’est le rôle du blocus- mais est avant tout une activité lucrative, même si la gêne qu’elle occasionne est aussi économique. Certes, l’approche en immersion permet de surprendre l’adversaire, mais les difficultés –prise de plongée, pesée du sous-marin dans l’eau, renouvellement de l’atmosphère, mobilité- sont immenses.

Il n’y a pas de prise de conscience de l’interdépendance créée par les flux maritimes. Les découvreurs ont créé l’outil sans savoir à quoi il sert.

La guerre sous-marine

La Première guerre mondiale éclate alors que les forces sous-marines ne sont pas à maturité : « Tout est génial, mais rien n’est fini, précis… Les Français ont sorti une sorte de chef d’œuvre, mais il a fallu le soin et la précision de nos travailleurs pour en faire un navire de guerre capable d’autre chose que de naviguer en plongée » écrit ainsi le commandant Georg von Trapp à propos de l’ex-Curie français devenu U142 après sa saisie par les Austrohongrois en 1916.

Pourtant, les faits parlent : dès le 22 septembre 1914, l’Amirauté britannique est secouée par le torpillage des croiseurs Aboukir, Hogue et Cressy par l’U9 et plus encore par celui du paquebot Lusitania le 7 mai 1915 qui provoque plus de 1 200 victimes civiles. Dans le même temps, les batailles de cuirassés sont des échecs stratégiques, notamment celles du Dogger Bank en janvier 1915 puis du Jutland en mai-juin 1916. Après la bataille de la Somme, constatant l’impossibilité de rompre le front allié sur terre, l’Allemagne lance la guerre sous-marine « à outrance » le 31 janvier 2017 qui provoque l’entrée en guerre des Etats-Unis le 6 avril. Répondre à l’isolement géographique des empires centraux par celui de la France et de la Grande-Bretagne devient alors une urgence stratégique. En avril 1917, les U-Boote coulent 880 000 t, ce qui occasionne le retour au système des convois, les développements de l’acoustique sous-marine pour détecter les sous-marins et, déjà, l’apparition des dirigeables dans la lutte contre les sous-marins. Deux-tiers des sous-marins allemands sont perdus et, avec eux, 40% des équipages…

La brutalité des combats provoque, dans l’entre-deux guerres, une tentative avortée d’interdiction du sous-marin à la conférence de Washington en 1922. Les leçons de la Première guerre mondiale sont toutefois rapidement oubliées et les marines en reviennent aux cuirassés, toujours plus puissants, plus rapides, mieux protégés…

Dès le début de la Seconde guerre mondiale, les sous-marins allemands sont à nouveau en première ligne avec le raid audacieux de l’U47 de Gunther Prien dans l’antre de la Home Fleet de Scapa Flow en octobre 1939. Plus encore, ils prennent l’initiative stratégique comme l’illustrent la mise en œuvre de la tactique des meutes (Rudeltaktik) ou le développement dans la guerre sous-marine de la notion de Schwerpunkt (point d’application). L’opération Paukenschlag au large des côtes américaines en 1942, où 600 navires –soit trois millions de tonnes- sont coulés en six mois, en apporte la démonstration éclatante. Jusqu’à la fin de la guerre, ils chercheront à reprendre l’ascendant avec notamment des armes nouvelles telles que le sous-marin de type XXI qui préfigure la plupart des réalisations d’après-guerre. Une nouvelle fois, les pertes sont terribles : 90 % des sous-marins coulés, 75 % des équipages disparus…

La réponse alliée –britannique pour l’essentiel- est un équilibre entre technique et stratégie : technique avec le développement de l’ASDIC, du radar, de l’avion… et stratégie avec la création du commandement des Western Approaches par l’amiral Horton et le maintien du système des convois malgré les difficultés.

Enfin, il ne faut pas oublier le succès américain dans l’océan Pacifique – seule guerre sous-marine jamais gagnée jusque-là !- : « les sous-marins américains ont coulé la moitié de la flotte commerciale nippone, provoquant une interruption des approvisionnements qui se révèle aussi dommageable que les bombardements aériens ».Face à une puissance maritime, ces sous-marins ont contribué à côté des bombardiers stratégiques et des groupes de porte-avions à la défaite de l’empire du soleil levant.

Au terme des deux conflits majeurs du XXème siècle, les sous-marins ont fait leur chemin dans la panoplie stratégique. S’appuyant sur la dépendance des grandes puissances aux flux de personnes, de matières premières ou de produits manufacturés, ils s’affirment comme des instruments majeurs pour la maîtrise de l’espace.

L’ère nucléaire

L’atome vient changer la donne, avec l’annonce de l’USS Nautilus, les 27 janvier 1955 : « Underway on nuclear power », et ce à un double titre. En effet, la propulsion nucléaire, qui confère mobilité, discrétion, ubiquité au sous-marin, démultiplie l’effet de l’arme nucléaire et du missile balistique intercontinental.

Il y a un changement de paradigme. Si la propulsion nucléaire assure autonomie, discrétion… le lancement d’un missile équipé de têtes nucléaires est une autre affaire : tir et allumage sous l’eau, précision de la navigation, ultérieurement têtes multiples et indépendantes… et le sous-marin devient sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE).

Derrière cela, deux choses importantes pour la stratégique navale. La première, chasseur, le sous-marin devient le chassé : il doit apprendre à se fondre dans l’océan, se « diluer » pour devenir invisible, indétectable, y compris pour ses congénères qui le cherchent, jusqu’à faire « moins de bruit que la mer »… C’est le prix de l’invulnérabilité qui garantit la frappe nucléaire en second. Seule la propulsion nucléaire l’autorise, pendant des semaines, jusqu’aux limites de la résistance des équipages.

La seconde, c’est que le sous-marin nucléaire change de « classe ». Arme du pauvre et du faible, le sous-marin nucléaire devient celle du fort et du riche. Il exige maîtrise de la complexité et des risques, il est d’un tonnage accru, ses performances sont augmentées d’un facteur de 2 à 10. Il implique de développer une ressource humaine en conséquence comme le mesurera d’emblée l’amiral Rickover aux Etats-unis, de manière durable, pour la conduite comme pour l’entretien.

Mais surtout, le sous-marin nucléaire va s’avérer lui-même un redoutable chasseur de sous-marin. Les conditions de la détection ont considérablement évolué. Le sous-marin de la Seconde guerre mondiale conduisait ses attaques en surface ou à l’immersion périscopique, beaucoup plus rarement en immersion profonde. Les progrès de l’acoustique, travaux notamment de Paul Langevin, vont changer la donne car seul le son pénètre dans l’eau. En liaison avec ceux de l’informatique et de la théorie du signal, ils vont faire du sous-marin nucléaire d’attaque –le SNA, SSN selon l’acronyme anglo-saxon- un redoutable « hunterkiller ».

Au bilan

En un peu plus d’un siècle, le sous-marin a montré que la maîtrise de l’espace sous-marin était accessible mais surtout un atout majeur pour la puissance navale, qu’il s’agisse de contrôler l’espace et les liens de communications ou d’offrir une capacité dissuasive de destruction mais aussi de s’y opposer.

Une approche géostratégique : l’exemple de la Russie et l’espace sous-marin

Le dossier de ce numéro spécial présente une approche des enjeux stratégiques russes en première partie : l’enjeu stratégique russe vaut aussi en matière sous-marine…

Une approche globale

En matière de stratégie, il n’est jamais inutile de commencer par regarder une carte. La carte est un produit de la géographie, science autrefois militaire, stratégique, secrète… Devenue publique la géographie s’est enrichie de nombreuses réflexions et d’autant de représentations.

Pourquoi la Russie, puissance continentale, cherche-t-elle le large, alors qu’elle est autosuffisante dans de nombreux domaines ? Faut-il voir dans le large, un signe de puissance ? Nous y reviendrons.

J’aime beaucoup cette représentation de Pascal Marchand4 (insérer la carte) : tout y est ou presque ! L’immensité, la centralité de la Russie... mais aussi tout ce qui fait son sentiment d’enfermement. Comment peut-on être le plus grand pays du monde et se sentir enfermé ? Autrement dit, quels accès au large ?

La Crimée ? Au-delà de la querelle historique, il ne faut pas sous-estimer le poids de la base de Sébastopol qui ouvre sur la Méditerranée via la mer Noire. Celle-ci est certes fermée par les détroits sous le contrôle de la Turquie, membre de l’OTAN, par lesquels le transit de sous-marin est strictement encadré. Pour autant, la tentation de recréer une profondeur stratégique conduit la Russie à y stationner trois, et peut-être bientôt six, sous-marins classiques modernes qui renforcent le sentiment d’une mer « russe », bordée par un allié de l’OTAN et deux pays de l’union européenne… La mer baltique est également fermée par l’OTAN qui tient les détroits du Danemark et où opèrent des forces navales allemandes et polonaises, adaptées aux dimensions comme aux caractéristiques de ce théâtre.

Le Pacifique ? Faut-il interpréter le transfert de deux récent sous-marins stratégiques depuis la Flotte du Nord comme une bascule d’efforts pour rééquilibrer les moyens stratégiques entre Ouest et Est face à la montée en puissance stratégique de la Chine et le rééquilibrage annoncé par les Etats-Unis ? L’accès à l’océan reste toutefois fortement limité par les glaces qui envahissent une partie de l’année la mer d’Okhotsk. Vers le large, il ne reste alors que le Nord-Ouest, la mer Blanche, la mer de Barentz et son glacis naturel, la mer de Norvège, avec le verrou du GIUK (Greenland, Island, United Kingdom), aux mains de l’OTAN mais qui ouvre sur l’océan Atlantique, artère vitale pour l’Occident.

Face à ce sentiment russe d’enfermement, le sous-marin joue un rôle significatif dans la stratégie russe d’affirmation de puissance par l’accès aux mers libres et la confrontation avec les stratégies occidentales.

Russie et forces sous-marines

Le sous-marin russe est issu d’une vieille tradition : dès 1856 Bauer présente son Diable marin lors du couronnement d’Alexandre II. Il est notamment suivi par Dzerwiecki (1877) à qui l’on doit l’invention du périscope. A la suite de Tsushima, l’arme sous-marine russe est créée en 1906 mais elle reste cantonnée à un rôle d’attaque des escadres et n’opérera que dans ce rôle, en Baltique et en mer Noire, au cours de la Première guerre mondiale.

Staline développera des forces sous-marines qui en 1941 seront, numériquement, les premières du monde avec 240 sous-marins mais qui, en dépit de pertes significatives –plus d’une centaine-, ne joueront qu’un rôle secondaire dans le second conflit mondial, essentiellement dans la défense des approches russes dans des missions de contre blocus. En revanche, il intègre la dépendance du bloc occidental à l’égard des voies de communication et, singulièrement, de l’Atlantique nord.

C’est la bombe qui change, ici aussi, la nature des forces sous-marines soviétiques et les missions qui leur sont confiées. Dix ans à peine après le premier essai nucléaire d’août 1949, un premier sous-marin classique lanceur d’engins est mis en service, en 1958, capable de ne tirer qu’en surface. La propulsion nucléaire en sera maîtrisée que cette même année.

Dès lors, sous l’impulsion remarquable de l’amiral Gorskhov qui restera à la tête de la marine russe pendant près de 30 ans, s’opère une reconsidération de l’espace stratégique : le bastion arctique tout d’abord, avec un premier passage sous le pôle Nord en 1962 (il faut faire surface pour tirer sous la glace !) pour la dissuasion et sa protection par un glacis, disputé par l’OTAN en mer de Norvège, l’Atlantique Nord et la Méditerranée ensuite, en interdiction des groupes de porte-avions alliés, considérés comme la menace principale. Curieusement, la chasse aux sous-marins stratégiques occidentaux n’apparaît pas.

Cette orientation stratégique conduit au développement de moyens performants au plus fort de la guerre froide avec notamment les SSBN Typhoon (48 000 t, 20 missiles SSN-20 MIRVé, portée 8 000 km…), les SSGN Charlie (qui serviront à l’Inde pour concevoir son SNLE l’Arihant…) puis Oscar pour la chasse aux porte-avions, les SSN Victor, Alfa, Akula, Sierra, les SSK Kilo… pas moins de 375 sous-marins à la chute du Mur, de valeur toutefois inégale.

L’effondrement de l’Union soviétique vient ruiner cet outil de puissance mais qui sera parmi les premiers à connaître un renouveau. Les fruits commencent à en être perceptibles : les deux principales composantes -stratégiques et tactiques- connaissent un nouveau départ à partir de projets gelés à la fin du XXème siècle.

L’exemple du couple sous-marin stratégique Boreï et de son missile intercontinental Boulava est frappant. La mise au point du missile semble avoir été laborieuse, marquée par de nombreux échecs mais qui semblent désormais appartenir au passé. Aucun autre pays ne s’est lancé récemment dans le développement simultané du sous-marin et du missile… Huit sous-marins sont prévus, sept commandés, trois en service dont deux dans le Pacifique. Les cinq premiers portent les noms des princes de Kiev qui ont fait la Russie : Iouri Dolgorouki, Alexandre Nevski, Vladimir Monomaque, Prince Vladimir, Prince Oleg.

En parallèle, la Russie met en service un nouveau sous-marin d’attaque, armé de missiles de croisière, le Severodvinsk (13 500 t), tête de série au programme Yasen. Douze unités pourraient être construites.

Cet effort industriel et militaire s’accompagne d’un renforcement de l’activité des sous-marins de la Flotte du Nord qui retrouvent le chemin de l’Atlantique : ils sont signalés par la presse en 2009, 2010 et 2012, parfois au large des côtes américaines… plus récemment au large de l’Ecosse (2015) ou à l’ouvert du golfe de Gascogne (2016). La portée stratégique de ces déploiements est toutefois difficile à évaluer.

On ne peut exclure qu’ils s’inscrivent dans un projet concerté et politique de réaffirmation de la puissance stratégique russe, marqué par la diffusion en juillet 2015 d’une nouvelle doctrine navale russe : priorité à l’Arctique et à l’Atlantique, dans la continuité de la doctrine Gorskhov, face à l’OTAN, développement en mer Noire alors que les Etats-Unis poursuivent, un peu ralentie par les événements récents en Atlantique et en Méditerranée, leur bascule stratégique vers le Pacifique où sont déployés aujourd’hui 40% de ses navires de guerre.

Un défi nouveau : les câbles sous-marins…

L’information est la clé des conflits d’aujourd’hui et de demain plus encore. Alors, comment ne pas s’inquiéter lorsque la presse américaine fait état de possibles opérations de sous-marins et de bâtiments qualifiés « d’espions » russes « trop près pour la tranquillité américaine » fin octobre 20155 à proximité de câbles transatlantiques et que cette information est reprise par d’importants responsables militaires américains. Pour mémoire, un peu moins de 300 câbles « civils » voient passer 10 Md€ par jour et 95 % des communications mondiales.

La difficulté est liée à la nature de l’intervention et à ses conditions. S’il est fréquent que les câbles soient endommagés à proximité des côtes (pêcheurs, mouillages..), où ils sont facilement réparables, couper discrètement –parce que c’est nécessaire au succès de l’opération- un câble par plusieurs centaines voire milliers de mètres de fond nécessite des compétences particulières et un peu d’audace. D’autres modes d’action –écoute, brouillage, sabotage…- sont encore plus complexes et font appel à des savoir faire et des technologies peu répandus.

Tous font appel à des drones sous-marins capables d’opérer profondément, domaine dans lequel la Russie possède un vrai savoir faire, dont la presse américaine s’est fait l’écho, lorsque le Yantar, navire hydrographique selon la Russie mais équipé de ROVs à grande profondeur, a opéré de manière prolongée au large de la côte Est des Etats-Unis en 2015. Un nouvel épisode de la guerre froide… avec la technologie du XXIème siècle ? En tout cas, application du Schwerpunkt cher à l’amiral Doenitz… Comment répondre à de tels actes, indépendamment de l’identification de leurs auteurs ? La réponse à cette question reste dans le clan occidental…

Quoiqu’il en soit, ce défi nouveau témoigne de la faculté de la Russie à utiliser l’espace et les technologies pour s’affirmer comme une grande puissance, faire sentir aux Occidentaux leur fragilité et, peut-être, chercher à remettre en cause l’ordre d’après 1989. Il illustre le concept de « guerre non linéaire », développé par les théoriciens russes, qui vient déstabiliser un Occident volontiers oublieux des références historiques6 et qui peine à développer une nouvelle grammaire dans ses relations avec Moscou.

Conclusion : espace sous-marin et puissance

Similitude de l’espace et du monde sous-marin : tous deux sont des milieux peu accessibles parce qu’hostiles mais aussi des lieux de création de richesse et de liberté d’action, au contraire de l’espace terrestre qui est entièrement possédé. L’espace sous-marin est l’objet d’une conquête plus lente et depuis plus longtemps que l’espace exo atmosphérique : sans doute parce que c’est plus difficile ?

Comme l’espace, le monde sous-marin est res nullius, chose de personne et donc de celui qui l’occupe : à travers cela, c’est donc un lieu stratégique par excellence où s’exercent les principales fonctions stratégiques : dissuasion, connaissance et anticipation par la maîtrise ou le déni de l’information, projection de puissance…

J’ai choisi d’illustrer mon propos par l’exemple russe, objet de la première partie de ce dossier mais aussi parce que c’est un excellent exemple d’une stratégie, pensée par les décideurs et qui trouve à s’exprimer dans une remarquable cohérence, en dépit d’inhérentes difficultés et, surtout, d’une volonté qui s’exprime dans la durée, nécessaire à la mise en œuvre d’une stratégie, complexe par ailleurs. On ne dira jamais assez l’importance du temps dans la stratégie…

J’aurais aussi bien pu choisir la Chine qui montre, d’une manière différente mais toute aussi intéressante, un rapport de puissance à la maîtrise militaire de l’espace maritime et sous-marin. Le contexte géographique, historique et culturel est évidemment différent, la Chine ayant choisi de tourner le dos à la mer pendant de longs siècles, mais à bien y regarder, la volonté chinoise de faire de la mer de Chine méridionale une mer chinoise reprend de nombreux comportements observés chez les Russes depuis 70 ans. Et cela explique le développement des forces sous-marines régionales au Vietnam, en Malaisie, à Singapour à base de sous-marins classiques pour faire respecter leur souveraineté dans cet espace clos.

In fine, incertitude et foudroyance,7 énoncés hier par l’amiral Labouérie, restent les maîtres mots de l’action sous-marine et les piliers d’une stratégie de maîtrise des océans qui a encore de beaux jours devant elle.

 


1 Diplomate, créateur du centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie à l’Ecole normale supérieure… la stratégie est bien « interdisciplinaire »…
2 Cité par Henri Le Masson « Du Nautilus (1800) au Redoutable », Presses de la Cité, Paris 1969, pp. 191-192.
3 Hervé Couteau-Bégarie Traité de stratégie, 3ème édition, Economica, Paris 2001, p. 602
4 Pascal Marchand, Atlas géopolitique de la Russie, éditions Autrement, 2012
5 David Sanger, Eric Schmitt, NY Times 25 octobre 2015 “Russian ships near data cables are too close for US comfort”.
6 « Sans le ciel », nouvelle de Nathan Dubovitsky, édition du Toucan, avril 2014
7 Vice-amiral d’escadre Guy Labouérie, « Stratégie, réflexions et variations », ADDIM 1992, pp. 78 à 80