Les enjeux stratégiques des espaces sous-marins

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Alexis Morel, Directeur général
de Thales Underwater Systems

 

Etant le seul des intervenants à m’exprimer ici sans l’expérience d’avoir passé de longs mois à la mer aux commandes d’un sous-marin, d’une frégate ou d’un porte-avions, j’aborderai le sujet de la conférence avec une certaine modestie, en essayant de tirer le meilleur parti du recul que peut offrir la position de l’industriel mais aussi de mon expérience passée au service de l’Etat.

Permettez-moi tout d’abord de remercier la Chaire sur les grands enjeux stratégiques contemporains pour l’occasion d’aborder un sujet essentiel à la compréhension du débat stratégique contemporain, en levant à trois un (petit) pan du voile sur l’arme sous-marine qui reste entourée de mystères et de fantasmes, et de représenter, avec deux camarades de combat, le point de vue de l’industriel qui apporte à notre pays, à son grand chantier et intégrateur naval DCNS, à notre marine et aussi à d’autres (Royaume-Uni, Etats-Unis, Australie et plus d’une cinquantaine d’autres marines dans le monde) des systèmes de lutte sous la mer.

Que recouvre, tout d’abord, cette appellation de lutte sous la mer et les solutions qu’offre Thales dans le domaine sous-marin ?

Trois activités sont concernées : le déminage maritime, autrement appelée la « guerre des mines » ; la détection sous-marine, c’est-à-dire la capacité pour un sous-marin de se diriger, de gérer sa discrétion et de détecter le premier son ou ses adversaires ; et la lutte anti sous-marine de surface, qui vise à détecter et potentiellement à éliminer, à partir d’un bâtiment de surface, d’un avion ou d’un hélicoptère de patrouille maritime les sous-marins adverses.

Ces activités ont en commun le recours à une technologie, l’acoustique sous-marine qui réunit la science des senseurs acoustiques, actifs et passifs, de toute taille et à partir de différents matériaux (céramiques ou polymères spéciaux), l’algorithme qui permet de former et de lire le signal émis ou reçu, et les compétences d’ingénierie matérielle (mécanique, électronique) et logicielle qui permettent de passer du capteur au système et même au « système de systèmes ».

1) L'enjeu du temps long

L’industrie aime le temps long et notre espace public offre si peu au fond que c’est utile en soi de le noter.

Derrière les technologies qui permettent de détecter à courte, moyenne ou long distance, de reconnaître et de classifier, et les centres d’excellence dont dispose Thales, on trouve des compétences et des savoir-faire qui ont mis du temps à se constituer et qui restent fragiles parce que ce sont des compétences de niche dans l’industrie navale que Thales a consolidé au fil des années au sein d’un même domaine d’activité, de niveau mondial, Thales Underwater Systems, en France, au Royaume-Uni, en Australie et aux Etats-Unis.

Pour la France, sans remonter au XVIIIe siècle et aux essais d’acoustique sous-marine dans le lac Léman pour déterminer la vitesse de propagation des ondes acoustiques sous l’eau, il y a d’abord, historiquement, un lien fort entre le développement d’une base industrielle dédiée à l’acoustique sous-marine en France (dans les centres du Brusc, de Cagnes sur mer, de Brest, de Sophia Antipolis et d’Aubagne) et les grands programmes de la dissuasion. Ce lien reste vrai et vivant aujourd’hui.

La décision de doter la France de la « permanence à la mer » est un premier élément structurant, mais au-delà des sous-marins eux-mêmes, leur mise en œuvre fait directement appel aux autres domaines de lutte sous la mer sans lesquels les sous-marins ne peut pas être mis en œuvre dans de bonnes conditions (chasseur de mines pour dégager les sorties, les frégates pour la lutte ASM, les SNA pour la protection des approches et l’escorte du porte-avions, etc). Dans cette logique, soutenue par l’Etat au plus haut niveau, la DGA, avec les études amont et les programmes, est absolument essentielle à l’atteinte des performances recherchées pour la mise en œuvre de la composante océanique de la dissuasion.

Indépendamment de l’histoire, assurer la fiabilité et la performance des systèmes de détection acoustiques dans l’environnement infiniment complexe qu’est la mer (et hostile – c’est le combat du Capitaine Némo avec la pieuvre tous les jours) implique de capitaliser sur les générations successives de systèmes à la mer et des savoir-faire constitués sur au moins trois générations.

Nos systèmes progressent avec chaque génération de sous-marin ou de frégate, et au fil du cycle de vie d’un bateau. Comme toute construction complexe, fondée sur de l’expérience et des savoir-faire uniques, nos compétences sont fragiles. Elles dépendent de deux éléments essentiels : d’un fort investissement propre dans nos activités et de l’investissement des études amont de la DGA et de nos clients export en Europe, mais aussi en Asie, d’une part, et d’autre part, du recrutement des meilleurs dans les écoles d’ingénieurs. Enfin la qualité des relations nouées avec d’autres entreprises, les PME notamment, très innovantes et parfois plus agiles que nous ne savons l’être (comme ECA, Ixblue etc) est très importante dans la durée.

Au final, grâce à ce sens du temps long, la France dispose de compétences que peu de pays maîtrisent ; on trouve au meilleur niveau dans ce domaine le Royaume-Uni, à travers Thales, mais aussi Ultra, les Etats-Unis, à travers des entreprises comme Lockheed Martin, Raytheon, Northrop Grumman, et les centres de recherche de l’US Navy, et l’Allemagne à 3 travers Atlas Elektronik. N’oublions pas bien entendu les entreprises et instituts de recherche chinois et russes très actifs et innovants dans le domaine, avec lesquels nous n’avons pas d’échanges, ni de coopérations.

Cette première référence au temps long n’est pas synonyme d’un héritage mollement entretenu, mais le signe qui permet de mesurer l’engagement à maintenir des savoir-faire uniques sur des durées très longues, ainsi que le chemin parcouru et la distance qui nous sépare encore des technologies dans lesquelles nous investissons aujourd’hui et qui transformeront demain le champ de bataille naval.

2) Le temps court et le cycle dans lequel nous nous trouvons

Si on remonte au début de la décennie, et en ne prenant que les faits publics et de source ouverte, l’intensité de la menace sous-marine va croissant.

Du naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan en 2010 aux « descentes » régulières de sous-marin russe vers les côtes britanniques et françaises pour mettre à l’épreuve la sécurité des approches maritimes des membres de l’OTAN et de l’UE, la menace sous-marine est de retour au premier plan pour cette décennie et ne devrait pas décroitre au cours de la prochaine.

Aucun des domaines de lutte n’est épargné puisque la menace des mines n’a pas non plus disparu, comme en témoigne le minage des ports libyens en 2010-2011, l’envoi régulier de forces de lutte anti-mines en Mer rouge et dans le Golfe, qui atteste de la permanence de cette menace pour la sécurité des lignes de communication maritime.

Cette géographie mondiale de la menace n’est pourtant que la partie émergée d’un iceberg qui met en réalité les menaces sous-marines au premier rang des préoccupations des stratèges alliés et fait désormais presque des espaces sous-marins un théâtre d’opération à part entière pour les marines de premier rang.

Vu de l’industrie, cette situation se traduit d’abord par un investissement visible dans le secteur naval partout dans le monde, et donc une demande forte d’innovation et de nouveaux systèmes, mais aussi en Europe, ce qui est plus nouveau après des décennies de coupes budgétaires (hors France et Royaume-Uni, que la dissuasion a amenés à maintenir un investissement élevé).

L’Europe compte ainsi pas moins de cinq grands programmes de frégate (Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Italie, France, mais aussi Roumanie, Pologne, Finlande) et une demi-dizaine de nouveaux projets de sous-marins (outre les programmes de SNLE de prochaine génération en France et au Royaume-Uni : Norvège, Pologne, Pays-Bas).

La France a pris la mesure de cet enjeu, comme en atteste entre 2015 et 2017, le lancement de grands programmes navals : nouveau SNLE (3G), nouvelle frégate (FTI), et système de lutte anti-mines du futur (MMCM), en coopération avec le Royaume-Uni.

La plupart de ses Alliés et les autres puissances entrent aussi dans un cycle de réinvestissement, dont le centre de gravité est désormais l’Asie Pacifique. En ne comptant que les sous-marins, Chine, Australie, Indonésie, Malaisie, Singapour, Japon, Corée, Thaïlande, Inde et Pakistan ont des projets de sous-marins actifs ou en préparation à brève échéance.

3) La course aux technologies. Où est la nouvelle frontière en matière de technologies sous-marines ?

On ne repousse pas tous les jours les lois de la physique mais les capacités technologiques offertes par la numérisation, les traitements logiciels, la connectivité, les développements dans les technologies de positionnement et les nouveaux matériaux amènent sur le champ de bataille des possibilités nouvelles que l’industrie doit explorer pour rester pertinente.

Le premier défi est sans doute celui de l’autonomie, de la robotisation et de l’intelligence artificielle, à travers les drones qui va amener à une véritable transformation de l’offre industrielle à brève échéance ; cette révolution est déjà à l’œuvre dans le déminage maritime puisque Thales conduit un grand programme franco-britannique de lutte anti-mines du futur à base de robots et de drones sous-marins (MMCM - maritime mine counter measures) auquel participe aussi ECA, spécialiste des drones.

C’est un sujet majeur d’investissement et de développement pour Thales à travers l’ensemble de ses activités et en particulier la lutte sous la mer. Après avoir élaboré un prototype de drone multi-missions (renseignement, lutte anti sous-marine, guerre des mines) exposé lors du salon Euronaval en octobre 2016, Thales est aujourd’hui engagé dans une coopération avec DCNS, leader des systèmes navals, et ECA, leader dans le domaine de la robotique et des drones pour la réalisation de ce projet. Il s’agit de réussir avec une filière nationale dans le domaine des drones navals en tirant toutes les leçons de l’échec de tant de projets de drone longue endurance dans le domaine aérien.

Le second défi concerne l’application au domaine militaire de toutes les potentialités des nouvelles capacités informatiques et de traitement logiciel dont l’évolution est très rapide. La richesse de nos systèmes vient de la qualité de nos capteurs mais aussi de la qualité et de la complexité des logiciels de traitement du signal (fiabilité de la détection ; reconnaissance). L’installation de capteurs de plus en plus sensibles est par exemple facilitée par les gains de puissance de calcul, qui offre des potentialités nouvelles dans des espaces fortement contraints comme celui des sous-marins, des avions de mission ou d’hélicoptères, voire des drones.

De nouvelles technologies appliquées à la détection sous-marine offrent la possibilité de ruptures technologiques. Thales a ainsi lancé en 2016, avec le soutien de la DGA, le développement d’un nouveau type d’antenne sonar, à base d’une technologie innovante à base de lasers.

Enfin, la question des alternatives à l’acoustique se pose à intervalles réguliers, par exemple la détection par gravimétrie quantique. Malgré les progrès de la physique, cette technologie bute toujours dans le domaine sous-marin, pour la détection à longue distance, sur l’extrême complexité du milieu.

Il ne fait aucun doute, devant la richesse des innovations qui dévore l’industrie d’aujourd’hui, que nous devons sans cesse rester à l’affut des technologies nouvelles dans tous les domaines pour rester pertinents dans un monde où les rivalités stratégiques et l’importance des espaces maritimes crée bien les conditions d’une course aux technologies pour la maîtrise des mers.

4) Maîtriser la tension créatrice entre souveraineté et coopération

Comment peut-on à la fois être à la fois le fournisseur des grands systèmes sonars de la Marine Nationale, de la Royal Navy, et le fournisseur de plus d’une cinquantaine de marines dans le monde, y compris les Etats-Unis ?

L’activité sous-marine, comme d’autres chez Thales, a en effet la particularité de se situer à la fois au cœur de la souveraineté nationale pour nos principaux clients, en France, en Australie et au Royaume-Uni, et de tirer aussi sa croissance et sa compétitivité de programmes gagnés à l’export dans des pays, où nous pouvons être amenés à établir, comme en Inde, une présence de long terme.

Pour réussir sur ces deux fronts, trois ingrédients restent essentiels.

D’abord l’expérience et les succès opérationnels de nos grands clients comme la Marine nationale, la Royal Navy, la marine australienne ou l’US Navy, sont essentiels pour établir notre position de leadership technologique de niveau mondial ; en France la proximité avec DCNS est aussi fondamentale, pour les sous-marins et les bâtiments de surface, comme elle l’est au Royaume-Uni avec BAE.

Ensuite, pour l’export, la capacité à inscrire nos projets dans des partenariats implique de développer une présence industrielle locale et une confiance de long terme, à condition bien sûr, compte tenu de la sensibilité de ces technologies, que ces projets soient cohérents avec la politique étrangère de nos pays d’origine, principalement la France et le RoyaumeUni ; c’est le cas avec l’Inde, le Brésil et l’Australie.

Enfin, la possibilité pour l’industriel d’organiser une spécialisation des moyens de recherche et développements et des centres industriels est indispensable pour rester compétitif et offrir les systèmes les plus performants au meilleur coût.

L’existence de telles interdépendances, comme nous souhaitons les approfondir à terme entre la France et le Royaume-Uni pour la lutte anti sous-marine et la guerre des mines, ou entre l’Italie et la France pour les torpilles, met beaucoup de temps à se construire et 6 implique que l’industrie ait la confiance de ses clients nationaux pour organiser les bases industrielles de façon pérenne.