La grande stratégie évolutive de la Russie : les conséquences de la confrontation entre les États-Unis et la Russie sur la sécurité européenne
Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017
Dmitri Trenin, directeur du
Carnegie Moscow Centre
La confrontation entre les États-Unis et la Russie qui a débuté en 2014 avec la crise ukrainienne, a un impact majeur sur la sécurité mondiale, en particulier en Europe. Cette confrontation est souvent comparée à la Guerre froide. Cette approche est trompeuse. La Guerre froide opposait deux blocs politiques et militaires presque égaux, chacun dirigé par une superpuissance ; il s'agissait d'une bataille idéologique, où chaque camp était "hermétiquement fermé" à l'influence de l'autre en ce qui concernait sa situation interne ; il existait une forme rudimentaire de respect réciproque entre les grandes puissances et leurs régimes ; il existait aussi des règles de conduite qui visaient à réduire le risque de ce qu'on appelait le « conflit central », c'est-à-dire une guerre entre l'Union Soviétique et les États-Unis.
La confrontation actuelle, en revanche, est fortement asymétrique. La Russie est inférieure en termes de puissance, d’influence et de stature internationale aux États-Unis, sans parler de l'Occident en général. Il y a certes un conflit de valeurs et deux visions du monde divergentes, mais point de "rideau de fer" qui constituerait une barrière pour les personnes ou pour les idées. Au lieu d’un respect mutuel, on constate un mépris considérable pour la partie adverse. Enfin il n'existe plus aucun "code de la route" pour les relations russo-américaines, ce qui accroît le risque d'accident.
Cette nouvelle configuration a d’importantes conséquences. Afin de compenser sa faiblesse, Moscou doit déstabiliser son adversaire, en agissant rapidement et en prenant Washington par surprise. Puisque le conflit se localise bien plus près de ses frontières que de celles des États-Unis, la Russie doit démontrer qu’elle a bien plus d’intérêts en jeu. Elle est donc préparée à prendre davantage de risques. Plus les avions de combat américains s'approchent du territoire russe, plus les intercepteurs russes volent près des avions américains. À plusieurs reprises au cours des trois dernières années, la distance se mesurait en mètres, plaçant la situation entre les mains de Dieu.
Cette nouvelle confrontation est dépourvue d’une ligne de front clairement délimitée. Le monde de l’information est devenu le champ de bataille géant d’une guerre sans frontières. Les flux d’information sont des armes pour la diffusion de fausses nouvelles ("fake news") ; il est pratiquement impossible de distinguer le vrai du faux ; la crédibilité des "sources les plus fiables" est irrémédiablement endommagée. L'absence de frontières dans l'espace informationnel estompe la distinction entre le national et l'international. Les batailles intérieures sont menées sur le front de la politique extérieure et inversement.
Le respect fondamental de l’adversaire s'est mué en mépris fondamental. Les grands médias occidentaux diabolisent systématiquement le président russe et son régime, cependant que la télévision publique russe ridiculise régulièrement les leaders européens ou américains. Il n’est plus question d’étudier ou de comprendre l’adversaire mais de le railler ou de l'humilier publiquement. Toute tentative d'adopter une position plus nuancée ou de trouver des voies de coopération est rejetée comme une faiblesse, un manque de patriotisme - ou pire. Du côté américain, il existe un sentiment de supériorité morale vis-à-vis de la Russie, qui rend le dialogue sérieux impossible.
En l’absence de tout compromis avec l’adversaire méprisé, il ne peut y avoir d'accord sur des règles et des normes. On attend au contraire de la Russie qu’elle suive les règles établies par les États-Unis sans protester lorsque les Américains violent ces mêmes règles. Il n’en résulte pas seulement un manque de confiance - celle-ci ne peut pas exister en pareille situation - mais une incertitude au sujet de l'adversaire, dont l’attitude devient imprévisible.
Enfin, une différence fondamentale et très dangereuse avec la Guerre froide est l'absence de peur d'une guerre nucléaire. Alors que les arsenaux nucléaires des États-Unis et de la Russie comptent toujours des milliers d'armes qui garantiraient une destruction mutuelle, le facteur nucléaire est éliminé de l'équation, de crainte que Moscou n'utilise le seul élément restant de son ancien statut de superpuissance pour exercer une pression sur l'Occident. Étonnamment, la Russie est traitée comme si elle ne disposait pas d’un vaste arsenal nucléaire.
La thèse principale de cette communication est que depuis le milieu des années 2010, la Russie a opéré un brusque retournement de son orientation stratégique. Ses deux précédentes stratégies de politique étrangère ayant échoué, Moscou s'est engagé sur une voie différente, en quête d'une place et d'un rôle à jouer sur le plan international. La Russie poursuit des objectifs nettement différents, suivant une stratégie qu’on pourrait appeler "la grande Eurasie".
***
Avant de nous intéresser à ce concept géopolitique - qui évolue encore - nous devons examiner brièvement le double échec qui l'a généré. Au début de l'année 2014, un soulèvement populaire à Kiev, appuyé par certains membres de l'élite ukrainienne, a placé le Kremlin devant un vrai cauchemar : l'émergence d'une Ukraine dirigée par une coalition d'éléments pro-occidentaux et de nationalistes antirusses. Le président Poutine, qui jusqu'ici se contentait, grâce à ses liens privilégiés avec le président ukrainien, de gérer la relation avec ce qui avait été la deuxième plus grande république soviétique, a dû renoncer à cette apparente complaisance. Il a répondu au "coup" de Kiev en envoyant des forces militaires en Crimée, dont la population majoritairement russe fut appelée à se prononcer par référendum sur son rattachement à la Russie, puis en soutenant un mouvement séparatiste anti-Maïdan au sud-est de l'Ukraine, dans la région du Donbass.
Ces actions russes ont entraîné une rupture avec l'Occident, qui a condamné fermement une "agression", une "annexion illégale" et a imposé des sanctions à Moscou. Pour Poutine et ses collaborateurs, la gestion par les Européens et les Américains des événements d’Ukraine, qui ont conduit à Maïdan et à la chute du régime précédent, constituait rien de moins qu'une "agression politique". L'Occident avait pénétré dans le territoire historique du "monde russe", union étroite de peuples liés par la langue, la culture et l’appartenance ethnique. De ce fait, la Russie et l'Occident, qui s’étaient efforcés de bâtir un partenariat depuis la fin de la guerre froide, étaient de nouveau des adversaires.
Ce changement, survenu en quelques semaines, rompt avec la principale ligne de politique étrangère russe, qui avait été suivie y compris au cours des dernières années de l'Union soviétique : intégrer la communauté des nations occidentales, "revenir en Europe", travailler avec les ÉtatsUnis afin de maintenir la paix et la sécurité internationale. Il est certain que cette politique n'avait pas atteint tous ses objectifs, ni même la majorité de ceux-ci. Les rapports russo-occidentaux ont été éprouvés par les conflits dans les Balkans pendant les années 1990, par l'invasion de l’Irak en 2003 et par l'intervention en Libye en 2011. L'élargissement de l'OTAN à l'est a détruit la confiance des leaders russes dans les bonnes intentions américaines. L’évolution politique et socioéconomique de la Russie, et surtout la consolidation de l'autoritarisme, ont été ouvertement critiquées en Occident. Néanmoins, jusqu'en 2014, la Russie considérait l'Occident comme son partenaire principal et comme un modèle à suivre. Après 2014, cela n'était plus possible.
Si pour le Kremlin l'intégration occidentale était le "Plan A", ses efforts pour réunir les anciens pays soviétiques dans une unité géopolitique centrée sur Moscou constituaient le "Plan B". Cette "option post-impériale" était à la fois un complément et une alternative à l'intégration occidentale. Certains Russes espéraient concilier les deux. D'autres étaient préparés à abandonner la stratégie occidentale en faveur de « l’eurasienne », qui paraissait plus familière et accessible. Mais ces deux options sont devenues impraticables au même moment.
La crise ukrainienne a eu en effet de vastes conséquences. Pendant que les pays occidentaux accusaient la Russie d’être une menace pour la sécurité européenne, certains membres de la Communauté des Etats indépendants ont pris leurs distances, voyant que Moscou annexait le territoire de l’un d'entre eux, défendait les droits des nationaux russes, et utilisait la force pour faire valoir ses intérêts. Il n’y eut pas de condamnation formelle mais le "Plan B" devenait inapplicable : les États membres de la CEI n’accepteraient guère qu’une union douanière et une coopération en matière de sécurité. Un centre de pouvoir dirigé par Moscou ne verrait pas le jour en Eurasie.
Trois ans plus tard, la rupture avec l'Occident et la prise de distances des États de la CEI n’ont fait que s’accentuer. A la suite des sommets de l'OTAN de 2014 et 2016, l'Europe est entrée dans une nouvelle période de face à face militaire, cette fois tout le long de la frontière occidentale russe. Les troupes américaines, britanniques, françaises, allemandes ou des autres membres de l'OTAN sont maintenant déployées de façon permanente en Pologne et dans les pays baltes. Même la Suède et la Finlande, pays neutres, penchent ouvertement vers les États-Unis et l'OTAN. Le conflit couve dans le sud-est ukrainien, malgré une série de cessez-le-feu, et l'Ukraine est devenue l'ennemie implacable de la Russie, probablement pour plusieurs générations. Les forces américaines et russes ont été à deux doigts d'une collision cinétique en Europe et au Moyen-Orient.
L'union douanière, bien qu’elle soit devenue l’Union économique eurasienne, n'est pas un grand succès. L'économie russe a connu une récession ; les relations avec la Biélorussie sont émaillées de récriminations mutuelles ; le Kazakhstan se montre jaloux de sa souveraineté ; le Kirghizistan qui a rejoint l'Union en 2015 continue à peser le pour et le contre de son adhésion ; l'Arménie, autre nouveau membre, est mécontente des transferts militaires russes vers l'Azerbaïdjan, qui n'est membre ni de l'Union économique, ni de l'alliance de sécurité. Le Tadjikistan n'y a pas adhéré et l'Ouzbékistan garde ses distances.
La politique étrangère russe s’est trouvée en suspens. Le « plan C » (pour Chine), soutenu par certains Russes et redouté par d'autres, n'a pas marché. Alors que la Russie s’éloignait de l’Europe et s’opposait aux Etats-Unis, Pékin a eu l’occasion de resserrer ses liens avec elle. Au second semestre de 2014, la Chine aurait obtenu le réalignement de la Russie si elle l'avait demandé. Mais les autorités chinoises ont résisté à la tentation, considérant que les risques étaient trop élevés et les avantages trop faibles. Pékin craignait probablement de dégrader ses relations avec les EtatsUnis et de ne pouvoir gérer la Russie en tant que partenaire mineur.
Au lieu d'intégrer un système dirigé par des puissances étrangères ou de réunir d’anciennes provinces récalcitrantes, la Russie a ainsi la chance de développer une vraie stratégie nationale, adaptée à ses propres valeurs, intérêts et objectifs - ce qui n’est pas synonyme d'isolationnisme.
Les piliers d'une telle stratégie sont évidents. La Russie occupe une position centrale dans la masse continentale eurasienne. De la Norvège à la Corée du nord, elle a des frontières avec une douzaine de pays, dont la Chine, les États-Unis et le Japon ; elle a accès à l'Océan Atlantique et à l'Océan Pacifique, et possède le littoral le plus long - et la zone économique exclusive la plus importante - en Arctique. Ce pays de la taille d'un continent, doté d'abondantes ressources naturelles et d'une profondeur stratégique, mais dont la démographie est faible, fait face au défi de son développement intérieur. C'est à cette ambition, et non pas à des fusions-acquisitions étrangères, que la Russie devrait se consacrer.
Pays multi-ethnique et multi-confessionnel où les éléments russe et orthodoxe prévalent, sans opprimer les autres, la Russie se situe à la fois à l'est de l'Occident et à l'ouest de l'Orient, comme en témoigne son emblème officiel, l'aigle byzantin à deux têtes. Elle devrait s’efforcer d’être un élément stabilisateur du système international. Cette position serait naturelle pour les Russes qui n'ont jamais toléré d'être dominés par d’autres et qui ont été désabusés par leur tentative malheureuse de primauté mondiale. L’internationalisme soviétique a toutefois légué à la Russie une vision globale du monde, ce qui peut toujours être utile.
***
Les victoires provoquent souvent le relâchement et la décadence, comme l'expérience russe d'après 1812 ou d'après 1945 le démontre, alors que les défaites peuvent être instructives. La Russie a beaucoup appris de son histoire récente, depuis la "nouvelle pensée" de Mikhaïl Gorbatchev. Elle a acquis la certitude que les idéologies, en politique étrangère, peuvent s'avérer coûteuses et trompeuses. Après avoir déclenché la dissolution de l'Union soviétique, la Russie a dû abandonner ses ambitions impériales - le cas de l'Ukraine est extrêmement important à cet égard. Elle a substitué au concept d’empire celui de grande puissance, plutôt centrée sur elle-même qu'expansionniste - la Crimée n’y change rien. Elle reconnaît la nécessité de la force militaire, sans oublier l'importance fondamentale des facteurs internes, économiques, politiques et éthiques : l'Union soviétique est morte, alors que l'armée soviétique avait atteint le faîte de sa puissance. La volonté politique au sommet et le soutien populaire sont la condition sine qua non de la stabilité d'un Etat. La Russie sait qu’il est pour le moins prématuré d’annoncer la mort de la géopolitique, comme on le faisait souvent en Europe jusqu’à très récemment.
Les sources intellectuelles de la nouvelle politique étrangère russe vont d’une version "civilisée" de la Realpolitik à des conceptions éthiques héritées du christianisme orthodoxe. Dans cette vision du monde, les États sont les acteurs essentiels des relations internationales. Les règles westphaliennes sont toujours, en grande partie, valables. Les organisations internationales, créées par les Etats, en sont les serviteurs et non les maîtres. Cependant, l’égalité affichée dans les relations entre Etats est de pure forme. Les sphères d'influence n'ont pas disparu, leurs centres n’ont fait que se déplacer. L'ordre international est préservé plus efficacement par un groupe restreint d'États dirigeants - dont, justement, la Russie - agissant de façon consensuelle et tirant leur légitimité des biens publics - paix, justice, prospérité - qu'ils partagent avec les autres États.
Pour cette "Russie mondiale", divorcée de l'Europe, à moitié séparée d’une "famille impériale" dont les membres ont atteint la majorité, et qui n'est pas considérée en Asie comme asiatique, seul l'ensemble du continent eurasien a un sens, en tant qu’aire géopolitique et cadre intellectuel. D'où la stratégie d'une "grande Eurasie".
Cette stratégie vise à conférer à la Russie un statut d’acteur indépendant, sur un pied d’égalité avec la Chine à l’est, l'Union européenne à l'ouest, et bientôt l'Inde au sud. C’est la relation avec la Chine qui préoccupe le plus la Russie, eu égard à la puissance de Pékin et à l’élargissement constant de son horizon géopolitique. Le mot d'ordre est "harmonisation". Le pari de Moscou est de convaincre Pékin que ses intérêts seraient servis plus efficacement si sa puissance était intégrée - et maîtrisée - au sein d’institutions collectives, dans lesquelles d'autres, comme la Russie, exerceraient une influence. Une de ces institutions est l'Organisation de coopération de Shanghai.
La Russie semble avoir trouvé une formule satisfaisante pour les relations russo-chinoises : jamais l'un contre l'autre, mais pas nécessairement l'un avec l'autre. Cette formule conciliant assurance et flexibilité peut servir de modèle pour les différentes relations entre puissances majeures. La Russie doit travailler assidûment pour "harmoniser" ses relations avec ses nombreux partenaires en Asie et au Moyen-Orient, du Japon à la Corée du Sud et au Vietnam, de l'Indonésie à l'Iran, au Pakistan et à la Turquie. La "nouvelle frontière" de la politique étrangère de Moscou est longue et variée.
***
Dans cette vision continentale, les relations avec l'Europe demeurent extrêmement importantes, malgré la distance qui s’est récemment creusée entre la Russie et l'Union européenne. Les pays d'Europe de l'ouest sont toujours la source principale de technologie et d'investissements, un marché majeur et un pôle d'attraction culturelle. Bien qu'elle ne fasse pas partie de l'Europe - si on assimile celle-ci à l'Union européenne - la Russie reste un pays européen. Le désir russe de voir l'Europe s'affranchir de la tutelle américaine ne sera pas exaucé dans l'avenir proche, mais la "grande stratégie eurasienne" amènera Moscou à chercher des convergences, principalement avec les acteurs-clés comme Berlin, Paris, Rome et Madrid, et avec des intermédiaires comme Vienne voire Helsinki. Londres est probablement écarté en tant que banlieue de Washington. Stockholm, Varsovie et les capitales baltes devront être "isolées". Il ne s'agit pas pour la Russie d'une tentative d'imposer sa domination à ses voisins européens, mais plutôt de la quête d'une "vraie Europe", fidèle à la vision de Charles de Gaulle ou de Willy Brandt, distincte de ses partenaires atlantiques. Hélas, en l'absence des grands hommes du passé, la Russie devra discuter avec des atlantistes conventionnels ou avec des nationalistes intransigeants. Les Européens de l'Est sont habituellement négligés dans ce schéma.
Les Russes comprennent probablement qu'un rapprochement avec l'Europe serait impossible sans règlement de la crise ukrainienne. Mais nous sommes très loin d’une solution. L'accord de Minsk de 2015, négocié avec la chancelière allemande et le président français, était mort-né. Appliquer l'accord de Minsk aurait été un suicide politique pour les autorités ukrainiennes. Abandonner l'idée d'accéder à l'Alliance atlantique ; transformer l’Ukraine unitaire en une fédération dont certains membres pourraient se tourner vers la Russie ; amnistier ceux que Kiev considérait comme "terroristes" et les accueillir au parlement ; laisser le Donbass devenir un point névralgique de l'opposition aux autorités post-Maïdan ; enfin payer pour le Donbass était simplement impossible pour les dirigeants ukrainiens, qui étaient dans le même temps contestés par les nationalistes.
Sans règlement politique, le conflit au Donbass risquer de se prolonger et de rester figé jusqu'à ce que la situation en Ukraine, en Russie ou en Europe change concrètement. De même, il n’est pas envisageable pour la Russie de « rendre » la Crimée à l’Ukraine : Moscou considère le rattachement de cette province à la Fédération de Russie comme définitif et fondé sur la volonté de l’écrasante majorité de la population locale. Dans l’avenir proche, les relations russo-ukrainiennes seront une source de tensions pour l’ensemble du continent, et nous ne pouvons qu’espérer qu’elles seront gérées de façon pragmatique.
Parmi les sujets sensibles pour les relations entre Russie et Union européenne, figurent également les problèmes moldave et géorgien. Si le conflit entre la Moldavie et la République autoproclamée de Transnistrie, vieux de 27 ans, demeure dans l'impasse, il n'en est pas moins un foyer potentiel de tensions.
La Russie soutient la Transnistrie et maintient dans la région un petit contingent militaire. En Géorgie, les régions sécessionnistes d’'Abkhazie et d’Ossétie du Sud ont été reconnues par la Russie en tant qu'Etats indépendants en 2008, et des forces militaires russes stationnent dans les deux Républiques. Depuis lors, il n'y a pas eu d'incidents majeurs dans cette région, mais un rapprochement de Tbilissi avec l'OTAN pourrait raviver les tensions. La Biélorussie est un allié militaire de la Russie et un proche partenaire économique. Néanmoins, le président Alexander Lukashenko est déterminé à affirmer sa liberté d’action diplomatique, alors même qu’il compte sur les aides russes pour maintenir l'économie biélorusse à flot. Au pouvoir depuis 1994, Lukashenko est aux prises avec une opposition relativement modeste mais pugnace. Si Lukashenko était contesté plus sérieusement, et s'il risquait de perdre le contrôle du pays, la Russie devrait probablement réagir. Comme dans le cas de l'Ukraine en 2014, le Kremlin ne pourrait tolérer qu’un gouvernement pro-occidental ou nationaliste s’installe dans un pays si proche, situé sur l’axe entre Moscou et Berlin.
Depuis 2014, les pays baltes n'ont pas été une cible déclarée pour la Russie. Mais les peurs ancrées historiquement en Estonie, en Lettonie et en Lituanie ont décidé l'OTAN à déployer des forces symboliques dans la région, afin de rassurer ces Etats. De petites bases militaires occidentales se sont installées, plus près des frontières russes et de l'ancienne capitale impériale Saint-Pétersbourg que jamais dans l'histoire moderne. Dans leur configuration actuelle, les forces de l'OTAN dans les pays baltes ne représentent pas une vraie menace pour la Russie, mais elles contribuent à créer l’image d'un "ennemi à nos portes". Sans un cadre de sécurité commune, répondre à l'inquiétude de certains pays revient à aggraver l'insécurité des autres.
Il est cependant peu probable, dans l'environnement actuel, que la Russie opte pour un scénario séparatiste dans les régions d’Estonie ou de Lettonie densément peuplées de Russes. Contrairement à la Crimée, ni Daugavpils en Lettonie ni Narva en Estonie n’ont le sentiment d'appartenir à l'État russe. Même si les Russes de ces régions souffrent d'appartenir à la catégorie des "non-citoyens" ou d'être assimilés par les Estoniens ou Lettons, ils tournent leur regard vers l'Union européenne plutôt que vers la Russie. Le Kremlin n'a aucune raison stratégique et ne dispose pas des moyens politiques pour essayer de détacher des pays baltes de petites régions de population russe. À ce stade, la Russie ne sait même pas ce qu'il faut faire du Donbass, alors que Minsk est déclaré mort.
Le déploiement continu de missiles balistiques américains en Roumanie et en Pologne n'affaiblit pas sérieusement la posture de dissuasion russe. Mais pour les Russes, il s’inscrit dans un effort global des États-Unis visant à construire des défenses stratégiques qui leur permettraient, en combinaison avec les forces stratégiques non-nucléaires et les équipements spatiaux, d’acquérir la supériorité sur la Russie. Des experts sérieux jugent un tel scénario improbable, compte tenu de la capacité de pénétration défensive des missiles russes. Mais le Kremlin paraît préoccupé. A l’heure actuelle, le contrôle des armements par les États-Unis et la Russie est à l’arrêt, et il pourrait s'effondrer à l’avenir, puisque les traités existants ne sont pas reconduits quand ils expirent, et qu’aucun accord nouveau n’est signé.
L'Europe devrait s’inquiéter particulièrement du sort du Traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), qui interdit les missiles balistiques et de croisière, terrestres ou aériens, ayant une portée de 500 à 5.500 km. Le litige en cours entre Moscou et Washington, sur les violations présumées du traité par la partie adverse, fait craindre une abrogation de celui-ci. Dans ce cas, les "euromissiles" russes et américains feraient leur retour dans un paysage stratégique européen de plus en plus militarisé.
Ainsi, les scénarios réalistes pour l'avenir de l'Europe annoncent une confrontation prolongée entre la Russie et les États-Unis, couplée à un éloignement entre la Russie et l'Europe. Il n’en est que plus nécessaire que, des deux côtés, on veille à prévenir les incidents, à renforcer la confiance et à éviter les conflits.
***
La partie analytique de cette conférence reflète la vision qu’a l'auteur d'un environnement qui a changé de façon dramatique durant les trois dernières années. En ce qui concerne la partie conceptuelle, il ne s'agit certainement pas du résumé d'un article préparé dans les salles sécurisées du Kremlin, mais plutôt d’une reconstruction du modèle émergent de la politique étrangère russe après 2014, enrichie des réflexions personnelles de l'auteur sur la direction que la Russie pourrait ou devrait prendre après l’effondrement du cadre de pensée stratégique post-soviétique. La politique étrangère russe est encore en mutation, mais l’orientation du changement est significative.