« Maîtriser l’espace sous-marin : de la connaissance à l’intervention »

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Intervention de l’Amiral Bernard-Antoine Morio de L’Isle

 

Par nuit claire, si nous osons lever les yeux de nos smartphones, nous serons probablement attirés par l’immensité du ciel, les étoiles, les planètes. Très vite il nous viendra à l’esprit la conquête spatiale de l’Homme. L’espace exo atmosphérique fascine.

Mais il existe un autre espace parfois plus oublié, tout aussi fascinant et pourtant très proche de nous. Cet espace, c’est la mer et plus particulièrement l’espace sous-marin. Un espace aventureux, dangereux, silencieux, opaque… Un espace de liberté, mais une liberté que d’aucuns voudraient brider ou à tout le moins contrôler.

Les grandes profondeurs sont peu connues. Ainsi, seulement 5 à 10 % des fonds marins sont cartographiés avec précision et 1 600 espèces marines sont découvertes chaque année. Certains chercheurs estiment ainsi que l’on connait mieux l’espace proche que les fonds marins de notre planète !

Les espaces sous-marins demeurent concrètement encore peu utilisés et sous exploités au regard de leur potentiel énorme. Toutefois quelques applications singulières ont déjà percé et se généralisent depuis quelques années grâce aux progrès technologiques. Outre l’exploitation des hydrocarbures en offshore à des profondeurs de plus en plus importantes, on trouve dans les grands fonds des câbles sous-marins, des gliders, drôles d’engins se déplaçant au gré des courants, des drones, des sous-marins civils et militaires, et bien d’autres engins encore.

Pour conserver notre liberté d’action, notre autonomie d’appréciation, notre autonomie de décision, mais aussi pour protéger notre souveraineté sur nos 11,7 millions de km² de zone économique exclusive, nous devons connaître ce vaste environnement sous-marin pour, in fine et si nécessaire, intervenir et garantir notre souveraineté.

« Dans un contexte géostratégique tendu, la sûreté de nos espaces et, plus largement la sûreté de la haute-mer constitue un défi majeur face à de nombreuses menaces et activités illicites ».1 Que peut-on entendre par « Maîtriser les espaces maritimes » ? Quels sont les enjeux de la connaissance de ces milieux bien particuliers ? Enfin, de quels moyens d’intervention disposons-nous ?

1. Une maîtrise qui ne peut être que ponctuelle.

La maîtrise des mers a fait l’objet de bien des théorisations qui reviennent souvent au précepte des origines « celui qui commande sur mer, commande partout ».2

 Mais comment le comprendre pour les espaces sous-marins qui ajoutent la troisième dimension à celles de l’immensité des Océans.

Une maîtrise parfaite, en tout temps, en tous lieux, me semble totalement illusoire.

Déjà l’analyse des engagements passés rappelle que ceux qui ont imaginé une maitrise permanente et totale se sont lourdement trompés. Au cours de la première guerre mondiale, les Alliés, après avoir tenté de sécuriser ne serait-ce que les routes maritimes, revinrent rapidement à l’escorte des convois précieux. La question se reposa presque dans les mêmes termes trente ans plus tard. Plus proche de nous, la lutte contre la piraterie en Océan Indien dans le golfe d’Aden a été gagnée par l’ intervention à terre contre les organisations, la projection d’équipes de protection étatiques ou privées sur les navires de commerce, la mise en place de règles de comportement sous l’égide de l’OMI3 pour sensibiliser les navires de commerce, l’instauration d’un suivi étatique de leurs mouvements (contrôle naval volontaire) et si nécessaire l’escorte rapprochée effectuée par les navires de guerre.

Au sein des espaces sous-marins ce principe reste de rigueur mais il est encore renforcé par l’opacité du milieu.

Hors de quelques lieux bien spécifiques par leur géographie, il va s’agir pour le marin des profondeurs, suivant le principe de la concentration des efforts, d’obtenir la supériorité locale le temps de la réalisation de sa mission.

Il lui faudra cependant auparavant se déplacer, ce qui suppose une liberté d’accès, qui elle-même exige une connaissance fine des espaces sous-marins.

On occupe les espaces sous-marin afin d’y mettre en œuvre une stratégie, élaborer des manœuvres, acquérir en un lieu une supériorité tactique, parfois stratégique mais tout cela restera très temporaire. La mer est un espace de liberté, les espaces sous-marins sont un espace de liberté au carré.

Quand j’évoque les espaces sous-marins, ce qui me vient immédiatement à l’esprit c’est : la libertél’impunité, le secret, la clandestinité. Ce n’est pas sans rappeler le cyberespace. Ce domaine moderne est probablement plus familier à nos contemporains.

Si le cyberespace leur parle, ils comprendront très bien l’intérêt des espaces sous-marins.

Le cyberespace, comme le monde sous-marin, est un espace de liberté qui peut être opaque malgré une impression contraire (tout y est en effet si facilement accessible). C’est aussi un espace stratégique où des conflits/attaques ne cessent de s’y dérouler, où l’on peut se cacher, usurper des identités. Sa maîtrise est complexe, sinon impossible.

La grosse différence entre ces deux domaines est bien sûr son accessibilité. Le cyberespace, espace immatériel, est plus aisément accessible que les espaces profonds.

2. Qui recherche actuellement la maitrise des espaces sous-marins?

En premier lieu, les Etats ; pour préserver leur souveraineté tout d’abord, connaître leur environnement immédiat ensuite, et éviter les activités illicites à caractère civil ou militaire.

Aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle course aux armements. Après la guerre des étoiles, voici la guerre des sous-marins. Le retour des Etats-puissance s’accompagne de la remontée en puissance ou de la création de plusieurs flottes de sous-marins (Russie, Chine, Pakistan, Iran, Inde, Australie, etc.).

Les acteurs civils, hors défense, sont eux, essentiellement regroupés autour de la recherche minière, son exploitation et les télécommunications avec le développement des câbles sous-marins. On rencontre peu d’ONG. Probablement parce que développer des systèmes performants, résistants à la pression des fonds sous-marins a un coût très élevé. C'est une des raisons pour lesquelles très peu d'hommes sont descendus en dessous des 4 000 m et que plus de 75 % de ces zones très profondes restent inexplorées.

C’est aussi une des raisons qui fait que disposer d’une flotte sous-marine efficace nécessite de la persévérance et ne se conçoit que dans la durée, au travers de liens forts entre Etat, industrie et monde scientifique. On ne se décrète pas du jour au lendemain « expert en monde sous-marin ».

Pour que l’Etat dispose d’une appréciation autonome de situation il est indispensable d’associer 5 scientifiques et industriels.

3. La nécessité de la connaissance géophysique des mers et des océans.

La maîtrise des espaces sous-marins passe d’abord par la connaissance physique du milieu. Cette dernière, au travers des services ou instituts océanographiques, est un prérequis essentiel à la projection de la puissance maritime.

A l’origine et souvent encore aujourd’hui, ces services étaient rattachés aux amirautés des pays qui possédaient de grandes marines. Assez naturellement, on s’est intéressé avant tout aux disciplines susceptibles de faciliter la navigation : la cartographie, l’hydrographie… Par la suite, l’intérêt s’est progressivement porté sur l’exploration d’autres domaines des sciences marines comme l’étude des ressources marines vivantes, notamment pour la pêche ou encore l’étude géologique des fonds marins.

La France dispose ainsi du service hydrographique et océanographique de la marine, le Shom, qui est l'héritier du premier service hydrographique officiel au monde, créé en 1720 !

La France dispose également de l’Ifremer, l’Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (1984). En plus d’être un institut de recherche, l’Ifremer est l’une des trois seules institutions au monde à posséder en propre une flotte de navires océanographiques ainsi que plusieurs submersibles opérant jusqu’à 6.000 mètres de profondeur comme le sous-marin habité Nautile et le ROV4 Victor 6000, un système téléopéré. Le Nautile rend ainsi accessible 97 % de la superficie des fonds marins, la moyenne de la profondeur des océans étant de 4 500 m.

Depuis presque 50 ans, la recherche océanographique française est clairement pionnière dans l’exploration des espaces maritimes et des grands fonds marins. Elle dispose d’une expertise internationale unanimement reconnue dans ce domaine. C’est pourquoi, afin de la rendre à la fois plus lisible et plus visible au plan international, le ministère de la recherche a décidé le regroupement des moyens et équipements de plusieurs organismes - CNRS, Ifremer, Institut PaulEmile Victor et IRD, l’institut de recherche et de développement - au sein de la « Flotte Océanographique Française ». Cette flotte regroupe dorénavant l’ensemble des navires hauturiers, côtiers et des équipements associés dont les submersibles que je mentionnais précédemment.

Cette notoriété est aussi reconnue à notre pays dans le domaine de l’océanographie satellitaire, particulièrement importante pour l’étude du climat et de la pêche. En effet, il n’est plus indispensable d’aller sous l'eau. L'espace permet dès à présent de mieux connaître une partie des espaces sous-marins. Plusieurs missions satellitaires ont déjà, depuis 30 ans, considérablement amélioré la connaissance des océans et la compréhension de leur fonctionnement. Il faut donc tirer profit de l'avance du domaine de la recherche et de la technologie spatiale sur son pendant océanique.

4. L’importance de la recherche scientifique marine (RSM)

L’amélioration de la connaissance physique et scientifique des mers doit beaucoup à certaines organisations intergouvernementales, telles que l’Organisation hydrographique internationale (OHI) ou la Commission océanographique intergouvernementale (COI) de l’UNESCO. Mais il reste beaucoup à faire. L’Institut de recherche et de développement, l’IRD considère ne connaître que moins de 10% de l’écosystème intralagonaire de Nouvelle-Calédonie, par exemple. Les molécules qui permettront de réaliser les médicaments du futur y sont peut-être cachées.

Le régime juridique de la Recherche Scientifique Maritime, la RSM, est, à lui seul, parfaitement représentatif du triptyque liberté/souveraineté/coopération. En effet, la RSM est tout à la fois considérée dans la convention de Montego Bay comme une préoccupation d’intérêt général pour la communauté internationale, ainsi les Etats et les organisations internationales ont le devoir d’encourager et de faciliter le développement de la RSM et de coopérer en ce domaine ; mais elle est aussi considérée comme un enjeu stratégique pour les Etats : en ce que la CNUDM5 leur reconnaît, en particulier, le droit d’exercer un contrôle étroit sur les activités de RSM menées dans leurs eaux.

En haute mer, c’est le principe de liberté de la recherche qui prévaut et tout Etat ou organisation internationale est libre d’y mener des activités de RSM tant que ces dernières respectent les conditions générales posées par la CNUDM : la recherche doit être menée à des fins pacifiques ; elle ne doit pas porter atteinte aux autres usages légitimes de la mer ; elle doit se conformer aux règles applicables à la protection de l’environnement marin.

5. Une connaissance à des fins stratégiques

A la nécessité de connaître les espaces sous-marins sous l’angle géophysique et scientifique, s’ajoute celle de les connaître sous l’angle stratégique. Connaître son environnement pour optimiser la performance de mes senseurs si je suis « chasseur ». Connaître son environnement pour identifier mes objectifs au sein de la multitude des acteurs qui opèrent en mer. Connaître mon environnement et savoir le prédire avec précision pour mieux me dissimuler si je suis à la recherche d’une grande discrétion.

Il nous faut donc connaître la nature et la densité du trafic maritime mais aussi l’usage de la mer par chacun des acteurs civils ou militaires. Il faut également acquérir le renseignement sur les forces aéromaritimes. Ainsi, contrôler les flux maritimes est indispensable pour celui qui souhaite conserver la liberté de ses approvisionnements stratégiques et la capacité d’exploitation de ses zones d’intérêt.

Pour obtenir cette connaissance stratégique, les moyens étatiques militaires sont variés.

Satellites, bâtiments de surface et sous-marins, mais aussi des centres experts et des hommes à terre. J’évoquerai la CEPHISMER qui est la CEllule Plongée Humaine et d’Intervention Sous la MER de la marine nationale. Sa mission est de développer de nouvelles solutions liées à la pratique de la plongée sous-marine. Cette entité est assez peu connue aujourd’hui, mais le nom de JacquesYves Cousteau est lui, connu d’un grand nombre. Avec le capitaine de corvette Philippe Tailliez et Frédéric Dumas, le lieutenant de vaisseau Cousteau formait les « Mousquemers ». Ils sont à l'origine du GRS,6 l'ancêtre de la CEPHISMER. Le premier scaphandre autonome, l’étude de la physiologie humaine sous l’eau, les premières tables de plongées, c'est eux. Le déminage des ports et des côtes français à la sortie de la seconde guerre mondiale, c’est eux aussi. Dès 1948, le GRS participa également aux expériences dans le domaine des bathyscaphes. Puis dans les années 70, il participa avec la Comex,7 société spécialisée dans l'ingénierie et le monde sous-marin, à la mise au point de mélanges de gaz respirables permettant à des scaphandriers de travailler à des profondeurs de l'ordre de 200 ou 300 mètres, voire de 500 mètres.

Les militaires ne sont pas en reste dans le domaine de l’exploration aussi !

6. L’espace sous-marin, espace d’intervention

Si la mer est de plus en plus considérée comme un réservoir de ressources naturelles dont la conservation et la préservation constituent un enjeu de premier plan, elle demeure aussi un espace de projection ou d’expansion pour les puissances maritimes. Le régime de navigation sous-marine fixé par la convention des Nations unies sur le droit de la mer, ne méconnait pas le principe de liberté en mer, mais restreint cette liberté dès lors que la compétence de l’Etat côtier se renforce. Ainsi pour que son passage soit considéré comme inoffensif, le sous-marin devra transiter en surface dans les eaux sous souveraineté étrangère, mer territoriale et eaux intérieures. Le sous-marin est alors tenu d’arborer un pavillon, et se voit rejoindre le régime général des navires de surface.

La mer demeure un espace d’intervention et un domaine où s’expriment des rapports de force entre Etats. La volonté d’expansion, voire d’extension, en mer peut se manifester sous diverses formes, ouvertes ou masquées (revendications d’espaces maritimes, affichage d’ambitions maritimes, prospections diverses etc…) et générer des tensions. Ces tensions peuvent vite prendre de l’acuité lorsqu’elles se cristallisent autour de zones maritimes resserrées ou dans lesquelles passent d’importantes voies de navigation internationales, ce qui est le cas, par exemple, de la mer de Chine ou de certains détroits comme Ormuz.

Les espaces sous-marins revêtent un intérêt stratégique à tous ces égards en raison de l’extraordinaire liberté de manœuvre qu’ils autorisent. Dans ce contexte, les flottes sous-marines ont une importance déterminante dans les rapports de forces entre puissances, compte tenu de la variété des missions qui peuvent leur être confiées : acquisition de renseignements, surveillance des mouvements maritimes, contrôle aéro-maritime, déploiements de forces spéciales, dissuasion… Il ne peut y avoir de maîtrise ponctuelle des mers sans les sous-marins.

Le sous-marin militaire tire son avantage du milieu qui, au-delà de distances faibles, reste opaque à toute forme d’investigation autre que les ondes sonores. Toutes les études effectuées jusqu’ici montrent qu’il devrait rester, à long terme, le plus discret des véhicules militaires.

Les plus performants atteignent, dans certaines conditions, un niveau de bruit rayonné inférieur au 9 bruit de fond de la mer. Même si les systèmes de détection anti-sous-marine continuent d’évoluer, il est possible d’admettre sans risque que l’opacité de la mer, résultant des lois de la physique, étant vouée à durer, le sous-marin restera pour longtemps un objet très difficile à détecter et par la même une arme redoutable.

Les narcotrafiquants l’ont bien compris. Dès le milieu des années 1990 d’importantes cargaisons de cocaïne ont commencé à transiter des pays de production latino-américain vers la cible de consommation nord-américaine, en utilisant d’abord des semi-submersibles autopropulsés, puis de véritables sous-marins issus de construction artisanales et mis en œuvre par des sous-mariniers expérimentés, sachant jouer de la bathymétrie et des reliefs sous-marins pour rester invisibles à leurs chasseurs étatiques.

Les profondeurs des océans nous réservent encore des surprises. À vocation militaire, scientifique, industrielle ou touristique, l’aventure sous-marine n’en est qu’à ses balbutiements. En 2035, il n’est pas exclu de penser que, malgré les conséquences parfois spectaculaires des dérèglements climatiques, l’homme sera davantage capable d’accéder et de se mouvoir dans ce milieu physique.

La contrepartie de cette meilleure connaissance et utilisation des espaces sous-marins est un accroissement du processus de territorialisation des espaces aquatiques et subaquatiques pour des raisons politiques, économiques ou de simple survie.

 


1 Extrait de l’avant-propos de la stratégie nationale de sûreté des espaces maritimes adoptée en comité interministériel de la mer du 22 octobre 2015.
2 Thémistocle
3 OMI : organisation maritime internationale
4 Remotely Operated Vehicule
5 Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer
6 Groupe de recherche sous-marine
7 Compagnie maritime d’expertise