Le nouveau face à face russo-américain et ses conséquences sur l’Europe

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Dr. Dmitry  Adamsky, Associate Professor School of Government,
Diplomacy, and Strategy IDC Herzliya, Israel.

 

L’évolution de la pensée stratégique et de l’art opératif russes

Pour comprendre la disposition d’esprit des stratèges russes à l’heure actuelle, il est utile de tenir compte de la vision prédominante à Moscou, dans laquelle leurs idées se sont développées.

Selon cette vision dominante, la confrontation avec l’Occident s’est poursuivie depuis l’effondrement de l’Union soviétique. La compétition géopolitique n’a pas pris fin avec la Guerre froide, elle a changé de forme sans que les principaux objectifs des acteurs aient varié. Cette compétition a revêtu deux dimensions. Au plan extérieur, Moscou a tenté de limiter les dégâts du moment unipolaire de l’après Guerre froide, au cours duquel son rôle dans l’arène internationale a subi une marginalisation sans précédent dans l’histoire moderne. Moscou s’est efforcé continuellement de faire tendre l’ordre international vers la multipolarité, afin de s’assurer un rôle dans le concert des grandes puissances. L’Occident pour sa part - toujours selon l’interprétation dominante à Moscou - s’est opposé à ces tentatives et a tenté de multiples manières d’empêcher la Russie de retrouver son statut de puissance internationale. Dans le même temps, la compétition avec l’Occident s’est déroulée sur la scène intérieure. Selon Moscou, l’Occident, depuis la fin de la Guerre froide, a essayé d’imposer à la Russie ses valeurs politiques et économiques ainsi que son mode de vie qu’il considère comme universel. Celui-ci a été perçu principalement comme un élément de soft power et un outil de subversion géopolitique. Ainsi, Moscou a considéré la compétition extérieure et la compétition intérieure comme deux aspects d’un même affrontement géopolitique mondial avec l’Occident.

D’après cette vision, la compétition stratégique avec l’Occident a connu depuis le début des années 2000 une escalade constante, devenant d’abord une confrontation puis une guerre. L’Occident a provoqué cette escalade pour une raison simple : la situation intérieure et extérieure de la Russie s’améliorait après une décennie de troubles consécutifs à la disparition de l’Union soviétique. A mesure que la Russie se redressait, la réaction occidentale se faisait plus forte et la pression s’accroissait tous azimuts. En dépit des serments faits par l’Occident - et considérés comme sincères à Moscou - de dissoudre l’OTAN, ou du moins de ne pas l’élargir, l’Alliance atlantique n’a eu de cesse de s’étendre vers l’est, intégrant d’abord d’anciens membres du Pacte de Varsovie, puis même les pays baltes, anciennes républiques soviétiques. Simultanément, Moscou a vu s’affaiblir le potentiel de sa force de dissuasion nucléaire, qui constituait pourtant sa seule parade stratégique compte tenu de son infériorité conventionnelle. Les Etats-Unis se sont retirés unilatéralement du traité ABM et ont commencé à déployer des systèmes de défense antimissiles à la périphérie de la Russie. Alors que les arsenaux nucléaires ont été réduits en application des traités START, les Etats-Unis se sont équipés de capacités de frappe planétaire (Prompt Global Strike), ce qui a soudainement remis en question l’efficacité des capacités russes de frappe en second. Ces inquiétudes se sont encore accentuées au milieu des années 2000, du fait de ce que Moscou a perçu comme une subversion occidentale dans sa zone d’intérêts privilégiés, en particulier après les révolutions colorées. Le problème le plus grave venait du rapprochement occidental avec l’Ukraine et la Géorgie, ressenti par Moscou comme une ingérence dans son étranger proche. En 2008, lorsque Moscou a recouru à la force en Géorgie, pour empêcher celle-ci de tomber dans l’orbite occidentale, la confrontation a franchi une ligne rouge pour devenir une véritable guerre.

La guerre des cinq jours en Géorgie a constitué non seulement une rupture dans cette confrontation, mais aussi un signal d’alarme pour les stratèges russes. Cette guerre, que Moscou a qualifiée de succès stratégique, a été, d’un point de vue opérationnel et tactique, un fiasco total qui a démontré l’état déplorable des forces conventionnelles russes. Cette piètre performance reflétait le déclin constant de la puissance conventionnelle russe depuis une vingtaine d’années. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, dans un contexte général de déclin économique et de détérioration de ses forces conventionnelles, la Russie se reposait sur ses capacités nucléaires. Pendant presque vingt ans, Moscou a vu dans les armes nucléaires un moyen de compenser son infériorité conventionnelle. Cette doctrine, qualifiée par les experts occidentaux d’« escalate to de-escalate », était assez problématique et risquée. De façon implicite, la dissuasion globale s’appuyait sur les armes nucléaires stratégiques et la dissuasion face aux agressions conventionnelles régionales sur les armes nucléaires tactiques. Les premières réformes visant à améliorer la situation ont été entreprises au début des années 2000, lorsque la hausse du prix des matières premières a permis au Kremlin d’accroître régulièrement les ressources allouées aux armées. Malgré ces efforts, la guerre de 2008 a toutefois été un clair fiasco en termes d’efficacité militaire.

Les analyses des experts de Moscou ont mis en relief les déficiences de l’armée russe dans trois domaines. La première déficience était la faiblesse de l’arsenal de munitions guidées de précision et des moyens de confrontation disponibles dans l’ensemble des corps de l’armée russe. Le deuxième était l’obsolescence des capacités dites C4ISR (Command, control, communications, computer, information, surveillance, reconnaissance), et par conséquent l’incapacité de mener efficacement des opérations dans le cadre de la guerre en réseau (Network-Centric Warfare). Enfin, cette guerre a démontré que l’armée russe en général, et les forces au sol en particulier, avaient perdu de leur capacité à mener des opérations combinées. Depuis lors Moscou s’est engagé dans une réforme militaire majeure. Le principal objectif de ce vaste effort a été de reconstruire et de moderniser les forces conventionnelles, après quasiment vingt ans de déclin. Une insistance particulière a été mise sur les trois domaines mentionnés plus haut. Le but ultime était de rapprocher autant que possible les forces conventionnelles russes de l’idéal-type du « complexe reconnaissance-frappe » (reconnaissance-strike complex).

La stratégie mise en place depuis lors constitue une rupture avec la doctrine précédente (« escalate to de-escalate »). Si les arsenaux nucléaires conservent leur importance, ils se conjuguent avec d’autres formes, non nucléaires et non militaires, d’influence stratégique. Cette évolution représente en soi un véritable changement de paradigme. L’arsenal nucléaire cesse d’être l’outil exclusif de la sécurité nationale, la stratégie russe se diversifie et renoue non avec la force brute, mais avec la coercition. A partir de 2008, la théorie et la pratique militaires russes ont mis l’accent sur les forces conventionnelles et sur les moyens non nucléaires de dissuasion. Cette modernisation devrait se poursuivre au cours des prochaines années, quoique de manière probablement moins ambitieuse. Parallèlement aux augmentations du budget et des effectifs, l’armée, conformément à la tradition et à la culture stratégique russe, a cherché un cadre conceptuel et doctrinal pour guider cette réforme.

Le cadre conceptuel et doctrinal

Les experts occidentaux ont souvent désigné ce cadre conceptuel du nom de « doctrine Gerasimov », par référence à un discours prononcé en 2013 par le chef d’état-major des armées russes. A l’époque, Gerasimov invitait les hauts responsables militaires à penser le nouveau caractère de la guerre. Dans son discours, et dans les publications qui ont suivi, Gerasimov affirmait qu’une nouvelle révolution des affaires militaires (Revolution in military affairs) était en cours, esquissait les contours du nouveau régime de la conflictualité tel qu’il l’envisageait, et appelait au développement d’une théorie permettant d’accompagner la modernisation des armées. En dépit de l’écho considérable qu’ont eu ses conceptions en Russie et à l’étranger, les principales idées avancées par Gerasimov n’étaient pas totalement nouvelles. Son discours, probablement préparé pour lui par les experts de son état-major, reprenait un certain nombre d’idées qui avaient cours depuis le milieu des années 2000 dans la communauté des experts russes, sous le nom de « guerre de nouvelle génération » (New Generation Warfare) ou plus récemment de « nouveaux types de guerre » (New Types of Warfare). De surcroît, contrairement à une croyance répandue en Occident, la vision de Gerasimov, souvent désignée par l’expression trompeuse de « guerre hybride », n’est pas une doctrine écrite ou un manuel, mais un essaim d’idées, un produit en constante évolution de la communauté stratégique.

Néanmoins, il est possible de faire quelques remarques générales sur la façon dont la doctrine Gerasimov envisage les opérations à l’ère moderne et le nouveau caractère de la guerre. En premier lieu, le trait le plus caractéristique de cette nouvelle approche est probablement qu’elle appelle à fusionner dans un ensemble opérationnel intégré tous les outils militaires, conventionnels, sous-conventionnels et non conventionnels (c’est-à-dire nucléaires). Contrairement à la doctrine « escalate to de-escalate », cette approche voit dans l’arsenal nucléaire une condition nécessaire mais non suffisante du succès opérationnel. En second lieu, cette nouvelle approche considère qu’à l’ère des guerres de nouvelle génération, les outils militaires sont associés à des formes non militaires d’influence, comme la diplomatie, l’économie, les moyens d’information ou de propagande, voire l’exploitation des mouvements de contestation populaires. Par rapport à la période précédente, la part prise par chacune de ces formes d’influence stratégique a varié, et le rôle de la force cinétique brute a été réduit au strict minimum. Bien que le ratio des efforts militaires sur les efforts non militaires soit de 1 à 4, l’armée est toujours perçue comme tenant le rôle majeur.

Pour illustrer cette nouvelle approche de la guerre, le discours russe fait souvent référence au comportement adopté par les Occidentaux pour changer le régime en Libye, en Ukraine et en Syrie. Dans ces trois cas, Moscou considère que les Occidentaux se sont livrés à une « guerre hybride » - une forme de subversion combinant soft power, chaos contrôlé, révolution colorée, complétée par l’emploi de moyens militaires réguliers et irréguliers. Le cas libyen a été présenté comme l’exemple d’une utilisation de cette stratégie, qui aurait été couronnée de succès principalement à cause de l’inaction russe. Au contraire, la tentative de changer le régime de la Syrie a été décrite comme un échec de la guerre hybride, dû à une habile réaction de la Russie.

Dans le cas ukrainien, les résultats sont jugés plus mitigés - d’abord un succès des Occidentaux, puis une inversion de tendance en faveur de Moscou, grâce aux contre-mesures adoptées par la Russie. En outre, cette nouvelle vision met l’accent sur les deux dimensions de la guerre informationnelle - la dimension cognitive-psychologique et la dimension digitale-technologique, ce qui inclut la guerre électronique et les opérations cybernétiques. L’information est le lien qui fait tenir ensemble tous les efforts, militaires comme non militaires, de la guerre de nouvelle génération. Par ailleurs, la nouvelle approche confère un rôle plus central que par le passé aux forces spéciales. La guerre de nouvelle génération marque ainsi une transition des grandes batailles visant à l’anéantissement total vers la contrainte et la dissuasion. L’approche russe actuelle fait de la perception le centre de gravité des opérations modernes.

Le mécanisme de cette nouvelle approche est assez simple. Un flux informationnel ininterrompu, déployé sur tous les fronts et à destination de toutes les audiences possibles, renforcé par la menace nucléaire et complété par la dissuasion intra-guerre vise à influencer l’adversaire, à la dissuader de tenter une agression, à obtenir une désescalade ou à imposer la volonté de la Russie avec le moins de violence possible.

Depuis 2013, plusieurs innovations ont cherché à transformer l’armée russe dans ce sens. Parmi d’autres innovations, deux nouveaux services ont été institués. L’un est le commandement des forces spéciales, qui conçoit celles-ci, au-delà de leurs missions traditionnelles, comme des atouts majeurs sur le champ de bataille. L’autre est le commandement des opérations d’information, qui, conformément à l’approche russe, inclut probablement les aspects digital-technologique et cognitif-psychologique de la guerre informationnelle.

Cette approche stratégique innovante, qui unit les outils nucléaire, conventionnel et cybernétique dans un mécanisme intégré, a été mise en application par la Russie en Europe, en Ukraine et au Moyen-Orient. Ces théâtres ont fourni l’occasion de tester, de concrétiser, de raffiner le cadre conceptuel et doctrinal qui vient d’être décrit. Sans idéaliser l’approche des Russes, ni leur attribuer des capacités dont ils ne disposent pas, on pourrait dire que les milieux militaires russes ont fonctionné dernièrement comme une sorte de machine à apprendre. Des exercices mettent à l’épreuve les doctrines conçues dans les débats théoriques. Les nouvelles approches opérationnelles sont testées empiriquement lors de combats réels. Ces expériences apportent des enseignements, qui informent à leur tour les débats conceptuels, dont les produits sont testés lors des exercices et des combats.

Ainsi, on pourrait considérer que les opérations en Géorgie, en Crimée, dans l’est de l’Ukraine, en Syrie, et l’activisme théorique qui les a accompagnées, s’inscrivent dans un même processus d’apprentissage. Cette démarche d’apprentissage a été nourrie par le climat professionnel innovant qui caractérise la communauté stratégique russe ces dernières années. L’apprentissage par la pratique et la capacité apparente d’accepter l’échec favorisent la flexibilité conceptuelle et le dynamisme. Ceux-ci, à leur tour, favorisent l’expérimentation, les adaptations opérationnelles et les ajustements stratégiques. En fait, la pensée stratégique et l’art opératif russes évoluent constamment et ne doivent pas être abordés de manière statique, mais dans une dynamique et en tenant compte d’un contexte historique et conceptuel plus large.

Le caractère innovant de l’approche stratégique russe actuelle

Il est crucial d’analyser dans quelle mesure l’approche stratégique actuelle de la Russie est innovante. Les sources occidentales décrivent souvent le caractère innovant de la pensée stratégique russe en la qualifiant d’ « hybride », d’asymétrique, en affirmant qu’elle ne fait pas de distinction entre guerre et paix. Cette analyse est dans une large mesure exacte, mais ces aspects ne sont pas vraiment nouveaux dans la tradition de l’art opératif russe. Ils représentent une continuité plutôt qu’un changement dans l’art russe de la stratégie.

La recherche d’asymétrie n’est pas fondamentalement nouvelle pour la Russie. La « ruse militaire » désigne, dans le langage des professionnels russes, un comportement consistant à exploiter les faiblesses et à éviter les forces de l’adversaire. Ce concept de ruse a été une composante centrale de l’art militaire dès les époques tsariste et soviétique, et elle correspond à ce qu’on appelle aujourd’hui la stratégie asymétrique. La précédente vague de conceptualisation autour de la notion d’asymétrie remonte aux années 1980, lorsque les experts soviétiques cherchaient des réponses efficaces à l’Initiative de défense stratégique des Etats-Unis. L’un des architectes de la réponse asymétrique, qui est aujourd’hui l’un des plus grands intellectuels russes dans le domaine de défense, Andrei Koloshin, a popularisé l’expression d’ « approche asymétrique » depuis les années 1990. Ainsi, bien avant la publication de la doctrine militaire actuelle, il était de bon ton, parmi les élites politiques et militaires russes, de parler d’asymétrie et d’approche indirecte. En outre, l’approche russe est également symétrique - au moins du point de vue des Russes. La nature de la menace conditionne la nature de la réplique. Moscou a cru que les Etats-Unis menaient un nouveau type de guerre (hybride), s’est senti menacé, et a cherché des contre-mesures adéquates.

De même, le terme d’« hybridité » est impropre si l’on cherche à décrire le caractère innovant de l’approche russe. Les auteurs russes ne parlent pas de « guerre hybride » pour décrire leur approche, mais utilisent cette expression pour désigner la manière occidentale de faire la guerre, qu’ils tentent de contrer. Jusqu’à une période récente, la « guerre hybride » ne faisait pas partie du jargon russe. Au début de l’année 2017, le chef d’état-major Gerasimov a exprimé ses réserves quant à l’emploi de ce terme pour décrire le comportement stratégique et opérationnel des Occidentaux - et donc a fortiori celui des Russes. De fait, l’histoire intellectuelle de ce terme et le contexte de sa diffusion en Occident n’ont rien eu à voir avec la Russie. Il a émergé en Occident au milieu des années 2000, alors que les Etats-Unis et leurs alliés s’interrogeaient sur les nouvelles formes de guerre contre des acteurs étatiques et non-étatiques. C’était alors le Moyen-Orient qui constituait la principale source d’inspiration pour les premières conceptualisations de la guerre hybride.

La pensée stratégique russe actuelle, même si à certains égards elle se rapproche du modèle de la guerre hybride, reflète surtout le caractère holiste de la mentalité et de la tradition intellectuelle russes. Cette approche holiste embrasse une vue globale et décrit chaque élément de la réalité comme étant constamment en interaction avec les autres. Cette approche est emblématique de la tradition intellectuelle russe, dans la littérature, la philosophie religieuse, les sciences naturelles, exactes et sociales, et la théorie militaire. Ainsi, bien que cette pensée stratégique puisse sembler innovante aux observateurs de la politique étrangère et de sécurité russe, elle s’inscrit dans la continuité de la tradition militaire et intellectuelle de ce pays.

Les chercheurs occidentaux considèrent parfois que le caractère innovant de la stratégie russe réside dans sa continuité, alors qu’en Occident une césure est opérée entre temps de guerre et temps de paix. En effet, l’approche stratégique russe est plus large que l’approche occidentale. La langue russe utilise souvent le terme de « lutte » (bor’ba) pour désigner diverses formes d’interaction stratégique, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix. Ce terme a été utilisé et il a façonné la réflexion russe depuis l’aube de la pensée militaire soviétique. Dans le lexique des études stratégiques occidentales, c’est probablement l’expression « compétition stratégique » qui serait la meilleure approximation du terme russe de « lutte ».

Cela dit, deux authentiques nouveautés peuvent être relevées dans l’approche stratégique russe actuelle. La première et la plus importante est que cette approche repose non sur la force brute mais sur une stratégie de coercition. La stratégie russe orchestre des actions militaires et non-militaires dans de multiples domaines, tout en minimisant les engagements cinétiques. En tant que telle, elle constitue une rupture avec le paradigme de la grande guerre qui a dominé la pensée militaire russe pendant des décennies. Il y a désormais une prédisposition à la logique de dissuasion et de contrainte. La seconde nouveauté, qui a déjà été évoquée plus haut, est le rôle sans précédent assigné à la guerre informationnelle.

Le style stratégique russe

La conduite récente de la Russie sur certains théâtres d’opérations permet de faire quelques remarques générales sur le style stratégique russe.

En premier lieu, la conduite de la Russie sur le théâtre syrien a bien montré que la logique qui préside à la stratégie et à l’emploi des forces russes est celle de la « suffisance raisonnable ». Ce terme a été repris du langage soviétique de la fin de la Guerre froide. Il traduit le fait de rechercher un résultat politique maximal en maintenant l’engagement militaire au strict minimum. L’application de ce principe en Syrie et ailleurs permet à la Russie de ne pas franchir le point culminant de l’intervention. La « guerre de nouvelle génération » entre naturellement en résonance avec ce principe. L’association de divers outils de coercition issus de différents domaines fait en sorte que les limites de chaque forme d’influence soient compensées par d’autres capacités. Quand l’efficacité d’un type d’influence s’affaiblit, celle-ci est suppléée par d’autres types de coercition qui peuvent être employés de manière pressante et peuvent aller jusqu’à l’escalade dans l’usage de la force.

En second lieu, il semble que Moscou suppose que sur tous les théâtres de confrontation, il y a une asymétrie entre ses intérêts fondamentaux et ceux de ses adversaires occidentaux. Partant de ce principe, Moscou pense pouvoir se permettre un comportement plus agressif et une plus grande prise de risque, car la balance de la crédibilité en termes de dissuasion penche en sa faveur. Il est possible que Moscou considère que l’Occident finira par reculer parce qu’il a moins d’intérêts en jeu en Ukraine et en Syrie, et que les Etats-Unis, parce qu’ils en sont conscients, essaient d’éviter une escalade.

Par conséquent, les responsables au sein de la communauté stratégique russe pensent peut-être qu’ils peuvent dominer chaque théâtre en jouant sur le risque d’escalade. Enfin, Moscou a fait preuve au cours des dernières années, en particulier dans les périodes de crise, de rapidité dans le cycle décision-exécution et d’efficacité dans l’emploi de diverses formes de puissance dans le cadre des opérations. Ces qualités s’expliquent peut-être par un système de prise de décision centralisé, institutionnalisé sans être excessivement bureaucratique. Dans l’ensemble, il semble que l’architecture et l’appareil de sécurité nationale russe correspondent au modèle classique du « manager stratégique intégral » de Svechin, et à une version moderne du concept russe traditionnel d’un haut commandement politico-militaire suprême en temps de guerre. Le contrôle politique permanent sur la formulation et l’exécution de la stratégie militaire assure l’utilité de l’usage de la force, et entretient la relation dialectique entre les fins et les moyens suivant la logique clausewitzienne.