Où va le monde ?

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Leçon Inaugurale, discours d’Elisabeth Guigou1,
Présidente de la Commission des Affaires
Etrangères de l’Assemblée Nationale

 

Enjeux stratégiques pour la France et l’Europe 

C’est un très grand honneur de prononcer devant vous la leçon inaugurale de la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » dans cet amphithéâtre magnifique et prestigieux qui porte le nom d’un des plus grands premiers ministres de notre histoire.

Vous savez qu’une des décisions les plus importantes du cardinal de Richelieu a été de refuser d’engager la France dans la guerre du Saint empire romain germanique contre les princes protestants d’Europe centrale. Il considérait que l’intérêt de la France n’était pas d’aider les Habsbourg à défendre leur empire contre la Réforme et que cet intérêt devait primer sur la qualité de « fille ainée de l’Eglise » du Royaume de France. Ainsi, la France est restée prudemment à l’écart de la Guerre de Trente ans, avant de s’engager aux côtés des princes protestants ce qui lui a permis de devenir la puissance dominante du continent. A un moment où la religion joue un rôle excessif dans la vie internationale, il me parait utile de rappeler cette référence.

Ayant dit cela, je pense que la politique étrangère de notre pays ne peut être inspirée seulement par de froids calculs mais doit aussi reposer sur des principes universels qui font sa singularité.

Richelieu est une référence importante de la Realpolitik, qui consiste à analyser les rapports de force avant de prendre une décision en ne tenant compte que du seul intérêt national. Cette référence est encore plus pertinente dans un monde où les fanatismes se répandent et menacent notre sécurité.

Mais nous sommes aussi le pays de la révolution française, dont l’assemblée a adopté en 1792 une déclaration par laquelle la France s’engageait à porter secours à tous les peuples qui aspirent à recouvrer leur liberté. Bien entendu, chacun mesure les limites de cet engagement et les dégâts que ce messianisme a pu provoquer en Europe, mais cette double référence, universelle et idéaliste, a toujours été une source d’inspiration de notre politique étrangère.

Celle-ci est donc en permanence sous tension, entre idéal et réalisme, ce qui soulève des interrogations légitimes : une conception idéaliste des relations internationales est–elle pertinente ? Notre pays a-t-il les moyens de ses ambitions ?

Pour ma part, je partage le point de vue de Henry Kissinger : un bon système international suppose à la fois un équilibre des forces, apprécié selon les critères de la Realpolitik, et une légitimité, c’est-à-dire un système de valeurs et des principes juridiques et moraux, qui fassent l’objet d’un consensus entre les acteurs internationaux.

Les défis du monde contemporain doivent nous encourager, non pas à nous replier sur notre pré carré, mais, à maintenir cette ambition universelle et à la faire partager par nos partenaires européens.

C’est dans cet esprit que je souhaiterais vous parler ce soir de quelques défis stratégiques que la France et l’Europe doivent affronter, et comment, puisque c’est le sujet cette année de cette Chaire, notre relation avec la Russie doit être considérée.

I. Les défis

A. La crise de l’Union européenne

Depuis 2008, l’Europe est entrée dans un cycle dépressif profond qui affecte son énergie et sa capacité à se projeter à l’extérieur alors que le monde devenu plus incertain, dangereux et instable, devrait au contraire la conduire à affirmer et accroitre son influence au-delà de ses frontières.

La crise économique de 2008 n’a pas seulement compromis la situation des finances publiques des Etats européens, obérant ainsi leur capacité à financer leur effort de défense et les moyens dédiés à leur action extérieure alors que l’environnement stratégique devrait les conduire à les augmenter. Elle a eu aussi pour conséquence de creuser un peu plus la ligne de fracture qui sépare l’Europe du Nord et l’Europe du Sud, c’est-à-dire le groupe d’Etats attachés à une certaine orthodoxie budgétaire et celui qui souhaiterait s’en affranchir. En particulier, la France et l’Allemagne, en dépit de tout ce qui les lie désormais, ont les plus grandes difficultés à définir en commun une politique susceptible à la fois de réanimer la croissance et de résorber la dette publique. Certes, elles ont réussi à éviter une implosion de la zone euro, qui était devenue une vraie menace en 2012, ainsi qu’une sortie de la Grèce qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques en particulier au regard de nos intérêts stratégiques. Mais elles n’ont pas su, pour le moment, définir de nouvelles perspectives pour l’Union économique et monétaire, pourtant indispensables pour la renforcer durablement.

Cette panne survient alors que l’euroscepticisme s’est mué en un sentiment beaucoup plus virulent et dangereux : le rejet des élites, le Brexit en étant le symptôme le plus spectaculaire. Nous sommes donc dans une situation d’extrême fragilité de l’Union européenne.

Certes, l’Union est encore capable de se ressaisir comme le prouvent ses récentes décisions, encore imparfaites, pour faire face à la crise migratoire. Mais si elle est résiliente, unie, résistante, l’UE n’est pas suffisamment à l’initiative. Tant qu’elle n’aura pas défini une politique commune permettant à la fois le retour d’une croissance robuste et le rétablissement des équilibres financiers, et donc le retour de la confiance, l’Europe aura le plus grand mal à relever les défis qui se 4 pressent à ses frontières et à développer une action extérieure ambitieuse, notamment, j’y reviendrai, à l’égard de la Russie. L’enjeu stratégique pour l’Union européenne est, sans pour autant abandonner son renforcement intérieur, de développer une vraie politique extérieure dans tous les domaines de sa compétence.

B. Le désengagement américain

L’un des défis extérieurs, qui devrait la stimuler, est le désengagement américain. 2008 est, de ce point de vue aussi, un tournant, puisque c’est la date de l’élection de Barak Obama qui a quasiment théorisé les principes du nouveau leadership américain. On en connait les termes : terminer les guerres de Georges Bush en Afghanistan et en Irak ; éviter d’en commencer d’autres ; réinitialiser les relations avec la Russie ; jeter les bases d’une nouvelle politique au Moyen Orient avec une priorité accordée à la conclusion d’un accord avec l’Iran et, à partir des printemps arabes, une prise de distance à l’égard des alliés saoudien et égyptien. Sans oublier bien sûr le redéploiement diplomatique et militaire vers l’Asie.

Cette vision et cette prudence stratégique ont été accueillies dans un premier temps avec sympathie et soulagement. L’intervention en Libye a montré que cela ne signifiait pas que les Etats-Unis renonçaient à fournir une assistance militaire à leurs alliés, comme ils l’ont fait d’ailleurs aussi lors de l’intervention française au Mali. Mais la prudence américaine est apparue beaucoup plus problématique lorsque le retrait d’Irak a conduit le premier ministre Maliki à pratiquer une politique sectaire à l’encontre des sunnites qui est directement à l’origine de l’émergence de Daech.

Surtout, la dérobade américaine en septembre 2013 à propos de l’usage de l’arme chimique en Syrie, a créé un vide de pouvoir dans lequel la Russie s’est engouffrée en provoquant la crise ukrainienne puis en s’engageant en Syrie. Il était désastreux qu’après avoir tracé une ligne rouge et mobilisé ses alliés, l’Amérique se défausse de cette manière.

Ce désengagement est-il durable ? Probablement, car il correspond à une tendance générale des rapports de force entre les puissances traditionnelles et émergentes. Mais cette tendance peut être plus ou moins brutale. Le nouveau président américain, depuis son installation à la Maison Blanche, qui fait ce qu’il a dit, n’a pas encore dissipé toutes les incertitudes soulevées par ses déclarations aussi sommaires que contradictoires. Nous ne pouvons écarter qu’en dépit de 5 la position du Congrès, le nouveau président s’engage sur la voie d’un « deal » avec la Russie dont nous pourrions faire les frais.

Face à cette perspective, la cohésion de l’Union européenne est donc essentielle.

C. Le terrorisme au Levant

Le troisième défi que je souhaite évoquer est naturellement celui du terrorisme au Levant.

Il faut d’abord bien désigner notre ennemi. Nous sommes en guerre contre deux organisations : Al Qaida et Daech, et leurs affidés. Daech en particulier présente une menace redoutable par sa virulence sans précédent dans l’histoire du terrorisme. Virulence idéologique : Daech nous combat pour ce que nous sommes et déploie une propagande redoutable à l’intérieur même de notre société. Virulence militaire, d’autant plus redoutable elle aussi que Daech dispose d’une base territoriale et de moyens qui demeurent conséquents.

En revanche, nous ne sommes pas en guerre contre une religion ou une civilisation, ni même contre la nébuleuse de l’Islam politique. L’Islam est divers et il est présent partout au Moyen Orient. Nous ne devons pas exclure a priori toute alliance avec l’Islam politique, comme d’ailleurs certains leaders arabes le pratiquent ; je pense au maréchal Sissi qui combat les Frères Musulmans mais épargne les salafistes. Je ne vois pas comment nous pourrions combattre Daech sans d’étroites relations avec les Etats de la région, en dépit de leurs idéologies, religions ou fragilités respectives.

Le Moyen Orient ne recouvrera une certaine stabilité que lorsqu’un équilibre des forces aura été établi entre les acteurs régionaux : la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. La Coalition internationale qui a été formée en aout 2014 s’efforce d’encourager une concertation minimale entre ces trois pays. C’est une tâche difficile en raison des rivalités qui les opposent, notamment l’antagonisme entre les chiites et les sunnites qui prend l’allure d’une guerre de religion. Les fragilités internes qui minent ces trois Etats compliquent encore l’équation ; on est frappé de voir à quel point les meilleurs spécialistes ont aujourd’hui du mal à analyser leurs sujets d’études et de prévoir quelles pourraient être leurs évolutions. Dans ce jeu complexe et incertain, nous n’avons guère d’autre choix que de ménager tout le monde et de ne pas prendre parti.

Aussi Daech a opéré un important changement stratégique lorsqu’il a réalisé que la Coalition formée contre lui en août 2014 l’empêcherait de poursuivre l’expansion territoriale du 6 califat. Depuis, Daech a pour but essentiel d’inoculer des ferments de guerre civile en Europe en attisant les ressentiments religieux et identitaires. Ne tombons pas dans ce piège.

Nous devons enfin identifier correctement la cause politique principale qui a permis l’émergence de Daech au Levant, à savoir, essentiellement, la marginalisation brutale des sunnites en Irak, du fait de M. Maliki, et la répression qui frappe principalement les sunnites en Syrie, du fait de Bachar el-Assad. Ce fait politique majeur, en dehors de toute considération morale, doit être au cœur de notre stratégie militaire et politique. Toute alliance ou rapprochement avec Bachar el-Assad paraît extrêmement dangereux car cela remettrait en cause la solidité de la coalition formée avec les états sunnites et compromettrait durablement notre image dans une large partie de la population.

Une alliance avec la Russie serait évidemment très utile ; on avait pu croire d’ailleurs qu’elle allait se conclure immédiatement après les attentats qui ont frappé Paris. Mais la difficulté est que nous ne partageons pas tout à fait les mêmes objectifs, ni la même conception de ce que doit être une action militaire dans un tel contexte. La Russie ne participe pas à la bataille de Mossoul qui est pourtant « la mère des batailles » contre Daech. Elle a pris parti dès l’origine pour le régime syrien, bourreau de la communauté sunnite. Les moyens qu’elle emploie – des bombardements indiscriminés – ne sont absolument pas cohérents avec ceux de la coalition occidentale.

Il n’est pas contestable que la Russie a emporté une vraie victoire en aidant le régime syrien, avec d’autres, à reprendre le contrôle d’Alep, et en devenant maîtresse des négociations entre le régime et l’opposition. Il ne fait guère de doute qu’elle va pouvoir imposer à l’opposition un règlement léonin. Il est également probable qu’elle empêchera le régime de se lancer dans la reconquête complète du territoire.

Certains en tirent la conclusion que la diplomatie occidentale, et notamment française, s’est fourvoyée et devrait maintenant courir après la victoire du régime et de la Russie.

Mais, compte tenu de ce que nous sommes, de ce que nous représentons dans le monde, nous devions soutenir le printemps arabe et condamner les exactions commises par Bachar el-Assad. Cette position a été prise initialement par un autre président de la république que l’actuel et mise en œuvre par son premier ministre et son ministre des affaires étrangères. Je doute que cette position de principe soit fondamentalement remise en cause dans les prochaines années.

Au-delà de cette position de principe, deux arguments nous interdisent de soutenir la position russe.

 D’abord, la prise d’Alep n’a en rien affaibli notre principal ennemi, Daech, qui n’était pas présent dans cette ville et a même saisi l’occasion de la concentration des forces syriennes à Alep pour reprendre Palmyre. Nous combattons Daech là où il se trouve, c’est à dire à Mossoul et à Raqqa ; ni les Russes, ni le régime syrien ne sont à nos côtés dans ces deux batailles.

Ensuite, le soutien russe à un régime qui est le tortionnaire des sunnites du Levant ne saurait contribuer à une solution politique durable puisque c’est précisément cette répression féroce qui est à l’origine des troubles actuels. Je ne crois pas que l’on puisse stabiliser le Moyen Orient comme la Russie a stabilisé le Caucase du Nord, si tant est qu’il le soit. Les conflits au Levant sont appelés à durer, ne l’oublions pas.

D. L’instabilité au Sahel

J’en viens au quatrième défi que je souhaitais évoquer, celui de l’arc de crise qui s’est créé au Sahel et pourrait s’étendre à d’autres Etats environnants.

Nous avons des relations anciennes et étroites avec les pays d’Afrique du nord et les pays d’Afrique francophone. La proximité géographique, l’Histoire ont façonné des liens humains qui n’ont aucun équivalent avec d’autres pays de notre entourage. Nos forces sont intervenues à trois reprises en Afrique au cours des dix dernières années : en Côte d’Ivoire, au Mali et en RCA. Dans le cas du Mali, leur succès a permis d’éviter la création d’un état terroriste. Nous avons déployé un dispositif de prévention au Sahel qui va certainement perdurer pendant plusieurs années.

Dans cette région, les enjeux de fond pour les pays concernés sont à la fois économiques, démographiques et climatiques. Pour nous, ils sont migratoires et sécuritaires et appellent une vigilance stratégique constante mais aussi une nouvelle stratégie de développement plus ambitieuse, plus partenariale. A moyen et plus long terme, l’Afrique est certainement une région de croissance forte, potentiellement notre hinterland économique comme l’Europe centrale est celui de l’Allemagne, comme des Etats de l’Asie du Sud Est le sont pour la Chine, ou l’Amérique centrale pour l’Amérique du Nord. De surcroît l’enjeu du climat commande aussi un partenariat resserré entre l’Europe et l’Afrique.

Jusqu’à présent, la France a fait face presque seule à ces enjeux, mais je pense qu’il convient de souligner d’une part que nos partenaires européens, notamment allemands, commencent à prendre en considération les enjeux stratégiques de cette région et que la France ne pourra rester éternellement la seule puissance européenne à s’en préoccuper.

Notre armée a fait preuve d’une remarquable efficacité mais elle est à bout de souffle, sollicitée en permanence à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières et contrainte l’effritement des moyens budgétaires. Nous l’avons constaté lorsqu’il a fallu déployer le dispositif Sentinelle. Le Président de la République a décidé une première augmentation des moyens en 2016 et fixé l’objectif de 2% du PIB pour les prochaines années. L’armée britannique a connu ces dernières années une rupture capacitaire spectaculaire alors qu’elle est notre allié principal dans ce type d’opérations. C’est évidemment une première raison pour mobiliser d’autres partenaires européens et nous y sommes parvenus dans une certaine mesure puisque, grâce à l’invocation par le Ministre de la Défense de l’article 42-7 du traité de l’Union européenne, certains membres, dont l’Allemagne, ont contribué significativement à soulager notre propre effort.

Par ailleurs, la recherche de la plus grande légitimité de notre action incite aussi à agir en coalition dans un cadre international. S’agissant de notre rôle en Afrique, il est clair que nous avons intérêt à y associer le plus possible nos partenaires européens. Ces derniers, du fait de la crise terroriste et de la crise migratoire, ont compris que le flanc sud avait autant d’importance que le flanc nord. Il appartient à notre diplomatie de les convaincre de s’engager, tout comme nous devons prendre en considération leurs propres inquiétudes. L’Afrique n’est pas seulement un continent de menaces. Nous devons aussi regarder l’Afrique comme le continent de l’Avenir, vers lequel la France peut entrainer l’Europe.

II. La Russie

Je voudrais maintenant aborder la question de la Russie au centre du programme de votre conférence.

Il existe entre le peuple russe et le peuple français une amitié historique et des affinités évidentes, ressenties aussi bien au niveau des élites que par les opinions publiques.

La place que les Russes et les Français accordent à la culture est une dimension importante de cet attachement réciproque. L’écrivain Andreï Makine, auteur du Testament français, 9 en témoignait récemment lors de son discours de réception à l’Académie française en rappelant la visite que fit Pierre le Grand à l’Académie et la fameuse exclamation de la Grande Catherine : « Voltaire m’a mise au monde ! ».

Les batailles napoléoniennes, Eylau, Friedland, Borodino, l’occupation de Moscou, les cosaques défilant sur les Champs Elysées, plus tard l’expédition de Crimée, n’ont laissé aucune rancune dans les imaginaires des deux peuples. En 1896, le tsar Nicolas II fut accueilli triomphalement par les Parisiens ; l’alliance franco-russe rompait l’isolement diplomatique de la France imposé par Bismarck. Personne ne vit aucune objection à cette alliance militaire entre une république et un régime autocratique.

Alliés pendant la première guerre mondiale, du moins jusqu’à la révolution russe, les deux pays se sont retrouvés vainqueurs de la seconde et les Français sont conscients de la part énorme de la Russie dans la victoire contre le nazisme. Le Général de Gaulle, pour sa part, sans jamais faillir à la solidarité atlantique, a toujours entretenu une relation particulière avec l’Union soviétique, qu’il appelait d’ailleurs toujours « la Russie ».

Aujourd’hui, alors que notre pays doit affronter des menaces angoissantes, une partie de l’opinion et des élites plaident pour la formation d’une coalition avec la Russie et déplorent la position de notre diplomatie sur les questions ukrainiennes et syriennes, et ce qu’ils perçoivent comme une absence de dialogue préjudiciable à nos intérêts.

Il convient d’examiner tout cela en gardant la tête froide, sans angélisme, ni attachement romantique à des conceptions antérieures à la guerre de 14.

Tout d’abord, contrairement à ce que l’on tente parfois de faire croire à l’opinion, le dialogue n’a jamais été interrompu au cours des dernières années ; il s’est même intensifié. Les divergences fortes entre nos deux pays à propos de l’Ukraine et de la Syrie n’ont jamais conduit à une rupture. Par ailleurs, elles sont restées strictement cantonnées à ces deux sujets et n’ont pas contaminé la gestion des autres dossiers. Je pense par exemple à la conclusion de l’accord nucléaire avec l’Iran qui n’aurait pas été possible sans des discussions approfondies avec les diplomates russes. Lors de ces discussions d’ailleurs la relation franco-russe a parfaitement fonctionné puisqu’elle a permis de rappeler aux Américains qu’un accord devait recevoir l’assentiment de toutes les parties.

Sur l’Ukraine, non seulement le dialogue n’a jamais été rompu mais le Président de la République et la Chancelière ont dialogué directement avec M. Poutine et M. Porochenko, dans le cadre du fameux format Normandie. C’est de ce dialogue qu’est issu l’accord de Minsk que toutes les parties reconnaissent aujourd’hui comme la seule base possible d’un règlement de paix. Au niveau bilatéral, les aspects les plus épineux de notre différend ont été traités avec succès ; je pense au règlement de la question du Mistral qui aurait pu être beaucoup plus compliqué mais qui s’est conclu à un coût modique pour la France et surtout sans crispation inutile. Je salue d’ailleurs à cette occasion le travail de Louis Gautier qui a mené cette négociation avec beaucoup de doigté.

Ces faits témoignent que nous sommes encore très loin du climat qui régnait du temps de la Guerre froide où la moindre crise affectait toutes les dimensions des relations entre l’est et l’ouest.

A. La crise ukrainienne

La crise ukrainienne, cependant, demeure dangereuse.

L’annexion de la Crimée et le soutien aux séparatistes réveillent en Europe, tout particulièrement en Pologne et dans les pays baltes, la mémoire et la perception de ce que fut jadis la Russie des tsars.

Nous ne sommes pas dans la même position géographique et n’avons pas la même histoire que la Pologne ou les pays baltes, mais nous ne pouvons pas permettre que l’on remette en cause le statu quo territorial en Europe. Chacun sait bien que les frontières en Europe ont souvent un caractère arbitraire et contestable à divers titres. Tout particulièrement au centre de l’Europe, là où les chocs entre les royaumes de Prusse, d’Autriche, de Russie et de Suède, sans oublier l’empire ottoman, ont conduit au cours des derniers siècles à de nombreuses redéfinitions et de nombreux transferts de population. C’était la sagesse de décider de geler le statu quo territorial lors de la conférence d’Helsinki et celles qui ont suivi. Je me souviens de l’intransigeance de François Mitterrand au moment de la réunification allemande à propos de la reconnaissance préalable de la frontière Oder Neisse par l’Allemagne. Elle n’était pas inspirée, comme on l’a injustement accusé, par une réserve de principe à l’égard de la réunification allemande, ni par une quelconque volonté de marchander la création de l’euro contre un feu vert à la réunification, mais par la crainte que cet événement ouvre la boite de Pandore des revendications territoriales et des irrédentismes.

On nous dit que la Crimée a toujours été russe. Mais elle n’a été annexée qu’à la fin du 18ème siècle, à l’issue d’une guerre entre la Turquie et la Russie et après avoir été occupée successivement par les Byzantins, les Vénitiens, les Génois et les Turcs. Une part importante de sa population d’aujourd’hui est tatare et une autre ukrainienne. Sans doute, le Kosovo est-il devenu indépendant, mais il n’a pas été annexé et le référendum a été organisé, après une longue transition, dans les règles de l’art. Et que pouvait-on dire des Sudètes en 1938, sinon qu’ils étaient incontestablement un territoire germanophone ? Peut-on justifier un coup de force par un tel argument ?

Membre permanent du Conseil de Sécurité, nous sommes les garants de la légalité internationale ; c’est donc notre crédibilité qui est en jeu, notre capacité à nous faire respecter sur la scène internationale. D’autant plus que la France est signataire du mémorandum de Budapest, co-signé également par la Russie, par lequel l’Ukraine acceptait de transférer l'énorme stock d'armes nucléaires dont elle avait hérité à la dislocation de l'URSS, avec la contrepartie que la Russie, les Etats-Unis, le Royaume Uni et la France garantiraient sa sécurité, son indépendance et son intégrité territoriale.

Les mêmes considérations justifient que nous restions très fermes quant au respect des accords de Minsk relatifs à la crise du Donbass. Je ne vais pas ici exposer en détail tous les aspects de cette crise mais seulement deux idées simples.

Nous devons continuer à demander que l’Ukraine respecte tous les engagements pris à Minsk notamment celui d’introduire dans la constitution ukrainienne une disposition reconnaissant à cette région orientale, très spécifique par son histoire, un statut particulier. L’Ukraine doit mener aussi une politique de réformes qui débarrasse ce pays de la corruption endémique.

Parallèlement, nous attendons de la Russie qu’elle utilise son influence auprès des séparatistes de sorte que le cessez-le-feu soit respecté et que l’OSCE puisse circuler partout. Depuis plusieurs mois, la situation est quasiment bloquée ; chaque partie se renvoyant la responsabilité du blocage et la Russie jurant qu’elle fait tout son possible.

Des voix s’élèvent pour demander la levée des sanctions prises à l’encontre de la Russie par l’Union européenne et par les États-Unis. Outre le coût des sanctions prises par la Russie en 12 représailles, sont invoquées l’inutilité de ces sanctions et leur contre-productivité puisqu’elles attiseraient le nationalisme russe.

D’abord, je ne suis pas certaine que ces sanctions aient été sans effet sur le comportement de la Russie. Si nous étions restés sans réaction, la Russie n’aurait-elle pas poussé son avantage beaucoup plus loin en Ukraine ? En février 2014, j’étais à Kiev, à la veille de l’annexion de la Crimée et alors que la crise à l’est de l’Ukraine se répandait, de nombreux responsables et observateurs ukrainiens redoutaient que le séparatisme s’étende jusqu’à Odessa avec le soutien de la Russie. Les historiens nous diront un jour si la crise est restée circonscrite à la Crimée et au Donbass spontanément ou en raison d’une décision de la Russie.

Ensuite, toute action militaire étant exclue, les sanctions sont la seule arme dont nous disposions pour marquer que notre protestation n’est pas un tribut purement verbal aux convenances. Elles sont aussi le résultat d’un compromis entre les Etats membres de l’Union qui a permis de préserver la cohésion de l’Union et l’unité transatlantique. Toute remise en cause unilatérale aurait des effets désastreux sur cette unité et compromettrait tout espoir que l’Union développe une politique extérieure commune et se concentre sur son flanc sud.

Comment à présent faire en sorte que ces deux crises, ukrainienne et syrienne, demeurent des différends ponctuels et éviter que d’autres différends apparaissent ?

B. Comprendre la Russie

Il faut d’abord comprendre la Russie qui demeure largement une énigme.

Ce territoire immense a longtemps été aux marges de l’Europe. Pendant la Renaissance et la Réforme, la Russie connaissait les invasions mongoles et la difficile construction de son Etat au XVIème siècle. La Russie n’a pas participé à la conférence de Westphalie, qui, en 1648, après la dévastatrice Guerre de Trente ans, a établi les principes du premier ordre européen : souveraineté et égalité des états quelles que soient leurs tailles, droit pour chaque état de choisir sa religion. La Russie apparaît sur le théâtre européen à partir de la deuxième moitié du 18ème siècle, avec une politique d’expansion territoriale tous azimuts, vers l’est et vers l’Asie, comme si cette expansion était une condition de sa survie. De 1750 à 1914, elle s’est agrandie au rythme de 100 000 kilomètres carrés par an.

En 1815, grâce et malgré nous, Français, elle est devenue la puissance continentale dominante et l’un des piliers du nouvel ordre européen établi au Congrès de Vienne. Elle est la gardienne vigilante de son idéologie : la Sainte Alliance est destinée à protéger le principe monarchique des principes de la Révolution française et à maintenir la France dans une position d’infériorité géopolitique. Mais elle perd très vite ce statut à mesure que les peuples européens épousent les principes libéraux.

Les Russes sont fiers de leur histoire et personne ne songe à le leur reprocher, en tout cas pas les Français.

On peut mesurer aussi, à la lumière de ce passé, l’ampleur de la blessure subie par le sentiment national russe lorsque cet empire s’est disloqué. C’était comme si nous avions perdu simultanément notre empire colonial et l’Alsace Lorraine.

Cette humiliation a été amplifiée par l’ampleur de la crise économique engendrée par la pérestroïka puis par les erreurs économiques d’Eltsine, crise qui a plongé le peuple russe dans un profond désarroi.

Il est certain que l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale a lui aussi été perçu, sinon comme une menace, du moins comme une humiliation supplémentaire. Même si les Occidentaux ont mis en avant le fait que l’OTAN s’était elle-même transformée, c’était une question de perception, de sentiment intime d’être traité comme une puissance de second rang. Par ailleurs, si l’Allemagne et la France ont empêché en 2008 la mise en œuvre de la procédure d’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine, elles n’ont pas pu, ou voulu, empêcher que l’adhésion demeure une perspective pour ces pays. L’invasion de la Géorgie et l’annexion de la Crimée sont sans doute une réponse à cette provocation inutile.

Avec l’Union européenne, la perception est sans doute très différente. Ils n’ont pas formulé d’objections lorsque l’Union s’est élargie aux pays d’Europe centrale et orientale. Les relations bilatérales entre l’Union et la Russie sont restées toujours extrêmement formelles, à la fois parce que la Russie ne s’intéresse pas beaucoup aux organisations multilatérales, à l’exception du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’OTAN qui décident de l’usage de la force, et parce que l’Union n’a pas dit grand-chose à la Russie, tout simplement parce que l’Union n’a pas de politique étrangère. Si le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement s’était réuni régulièrement 14 en Conseil de sécurité et de défense une approche plus politique de l’accord d’association UE / Ukraine eut été possible.

C. Comprendre la politique étrangère de Poutine

C’est dans cette perspective qu’il faut sans doute tenter de comprendre la politique étrangère de M. Poutine.

M. Poutine a capitalisé sur cette humiliation et ces provocations. Il incarne un certain redressement économique, une incontestable restauration de l’autorité de l’Etat et de la dignité de son chef, mise à mal par les travers personnels de M. Eltsine. Sa popularité aujourd’hui dépend de plus en plus de sa politique étrangère car l’économie est en crise du fait des cours du pétrole et du manque de réformes internes. Elle a culminé lors de l’annexion de la Crimée ce qui est très préoccupant car cela fait courir le risque d’une nouvelle initiative si sa popularité devait être mise à mal pour des raisons internes.

Il est probable également qu’il est conscient des fragilités internes de son régime, de l’attrait qu’exercent sur une partie de la population les régimes démocratiques et libéraux de l’Ouest. La peur des « révolutions orange » est certainement une clé importante de son action, notamment de sa réaction à propos de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Lors de la négociation de ce dernier, les Européens ont mal évalué la manière dont il risquait d’être perçu par la Russie. C’est l’une des grandes failles de la construction européenne. L’Union a un « soft power », c’est à dire une capacité d’influence importante du simple fait qu’elle existe ; de ce point de vue, la crise ukrainienne a prouvé que l’Union n’était pas rien. Le problème c’est qu’elle n’en contrôle pas les effets faute d’une politique étrangère. Il est vrai que la Russie n’a soulevé pratiquement aucune objection pendant les six années qu’a duré cette négociation. Quelques semaines avant que M. Poutine empêche le président ukrainien de le signer, je rencontrais à Moscou le vice-ministre chargé des affaires européennes qui n’a formulé que des objections techniques à propos de cet accord. Je persiste à penser qu’un langage plus clair de la part de l’Union aurait pu dissiper des malentendus et, surtout, que l’Union ne se fera respecter par la Russie que lorsqu’elle aura une politique extérieure digne de ce nom.

M. Poutine a certainement compris également les opportunités offertes par le désengagement américain alors que l’armée russe s’est modernisée. Comme je le disais, la dérobade 15 américaine de septembre 2013 l’a certainement encouragé à renverser la table à la veille de la signature de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union.

D. Conclusion

Il faudra au cours des prochaines années vivre avec cette donnée : la possibilité que la Russie, une nouvelle fois, ait recours à la force, à des actions militaires limitées mais qui pourraient être très déstabilisatrices. Nous ne sommes pas face à un risque de guerre majeur mais face à une source d’instabilité dans un monde qui en compte beaucoup d’autres.

En d’autres termes et pour résumer ma pensée sur la Russie, il me semble que nous devons aborder cette question sans angélisme ni nostalgie, mais dans un esprit qui allie à la fois le dialogue et la fermeté. Le dialogue, car nous ne sommes pas revenus au temps de la guerre froide et qu’il existe un vrai champ de coopération avec ce grand voisin incontournable. La fermeté, car il est des principes auxquels nous ne pouvons renoncer et car notre interlocuteur, lui-même, ne respecte pas les faibles. Cette fermeté ne passe pas selon moi par un élargissement de l’OTAN vers l’est. Quant au dialogue, il faudrait qu’il se fonde sur une approche multilatérale, c’est-à-dire européenne. Les Européens doivent réfléchir à un véritable partenariat stratégique avec la Russie qui ne soit pas simplement un compromis diplomatique. Cela veut dire s’entendre sur les frontières de l’Union et dissiper toute ambiguïté dans sa politique de voisinage. C’est à cette condition qu’elle pourra engager le dialogue avec la Russie.

La France doit être l’acteur majeur pour entraîner les Européens afin de surmonter la crise de l’Union européenne, faire face au désengagement des Etats-Unis, créer un nouveau partenariat avec l’Afrique, et proposer la négociation d’un partenariat de sécurité avec la Russie.

Finalement, l’élément clef de l’ensemble de ces crises c’est l’enjeu démocratique. Cette préoccupation est au cœur de l’identité de l’Union européenne, au centre de ses valeurs et constituera sans doute l’épicentre de son action internationale future. Car les crises que nous observons à travers le monde et que j’ai évoquées ici (le virage américain en matière de politique étrangère, mais aussi les révoltes des printemps arabes, l’avenir de la Syrie, de l’Ukraine, et la diplomatie avec la Russie) ont pour point d’origine, ou pour aboutissement, la liberté des peuples à disposer d’eux – mêmes.

 


1 Cette conférence a été préparée avec l’excellente équipe des administrateurs de la Commission des Affaires étrangères dirigée par Stanislas Brézet