La politique étrangère de Poutine, Otage de la légitimité intérieure

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Konstantin von Eggert,
Analyste indépendant affaires étrangères

 

À la mi-février 2017, une source fiable m’a confié que VGTRK - le plus grand groupe public russe dans le secteur des médias - avait reçu, de la part du Kremlin, de nouvelles instructions concernant la couverture de la politique américaine : « Plus rien sur Donald Trump ! » Ce groupe détient entre autres « Russia » et « Russia 24 », deux importantes chaînes de télévision nationales placées sous le contrôle direct ou indirect de l'État russe et, in fine, de Vladimir Poutine lui-même.1

Depuis la campagne présidentielle américaine de 2016, la télévision russe, publique ou contrôlée par l'État, couvrait Donald Trump d’une façon généralement positive. De temps en temps, cette couverture frôlait la servilité. Les experts pro-Kremlin et les membres de la Douma d'État défilaient devant les caméras, pour vilipender l’ « establishment » de Washington et déclarer au peuple russe qu'avec Donald Trump, les sanctions européennes seraient levées, l'Ukraine se verrait signifier son statut de protectorat russe de facto, et les leçons américaines en matière de droits de l'homme cesseraient.

Puis, début février, le conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn a dû démissionner, à la suite d’allégations selon lesquelles il entretenait des contacts douteux avec l'ambassadeur russe et avait menti à leur sujet au vice-président Mike Pence. Le porte-parole de la Maison Blanche Sean Spicer a alors fait des déclarations fermes, allant jusqu’à demander que Moscou rende la Crimée à Kiev. La détente ou le nouveau départ qu'espérait le Kremlin dans les relations russo-américaines semblait échouer avant même d'avoir commencé. Des instructions ont donc été adressées aux médias dirigés par Kremlin, pour qu’ils ne mentionnent plus Donald Trump de façon positive, au moins jusqu'à ce que la situation s’éclaircisse concernant les relations avec les Etats-Unis.

Il ne s'agit pas de faire un exposé de plus sur l'importance de la machine de propagande nationale du Kremlin, bien qu'il soit difficile d'imaginer Poutine maintenir son emprise sur le pouvoir sans son empire médiatique. Il est plutôt question d'illustrer à quel point la politique étrangère, et en particulier la relation avec les États-Unis, est importante pour le régime russe.

Depuis 2014 et le début de la guerre russo-ukrainienne, les analystes occidentaux se sont principalement concentrés sur l'hostilité de Poutine à l'élargissement de l'OTAN, ses préoccupations quant à la création éventuelle d'une base américaine en Crimée dans l’hypothèse où un gouvernement pro-occidental prendrait le pouvoir à Kiev, son désir de converser la base navale russe en Syrie, ou son dessein plus général de rendre à la Russie sa grandeur. Mais nombre d’actions russes sur la scène internationale paraissent trop risquées ou contre-productives si on les considère du seul point de vue de l'intérêt national. Pour un pays dont le PIB est égal à celui de l'État de New York - 1300 milliards de dollars en 2015 selon la Banque mondiale2 -s'engager dans une confrontation avec l'OTAN et l'UE, avec des objectifs aussi vagues, semble pour le moins irréaliste et coûteux. En revanche, si on examine la politique étrangère russe à travers le prisme de la politique intérieure et de la légitimité du régime, ces actions apparemment étranges commencent à paraître assez rationnelles.

Afin de comprendre la politique étrangère russe, il faut en revenir à la fin de la Guerre froide. Le 25 décembre 1991, quand le drapeau rouge soviétique fut abaissé à jamais, et le drapeau tricolore russe hissé au-dessus du Kremlin, ce fut pour de nombreux Occidentaux la fin de plus de soixante-dix ans d'une peur quasi-permanente - peur, d’abord, d’une prise du pouvoir par les Communistes, ensuite d'une annihilation nucléaire si la Guerre froide se transformait soudainement en guerre chaude.
Pour les États d’Europe centrale et orientale, anciens satellites de Moscou et membres contraints du Pacte de Varsovie, ainsi que pour les États baltes, la pérestroïka de Mikhaïl Gorbatchev, la chute du mur de Berlin et la succession des « révolutions de velours » étaient avant tout des moments longtemps attendus de libération d'une occupation étrangère. Ce fait historique a grandement facilité la transition post-totalitaire dans ces pays. Il y avait eu, bien sûr, des zélateurs du régime communiste. Mais, au début des années 1990, cela pouvait être commodément oublié. Tous les problèmes pouvaient être imputés à l'occupation soviétique.

De plus, au tournant des années 1990, la plupart des familles de l'Europe centrale et de l'Europe de l'est conservaient des souvenirs vivaces de la vie avant le communisme. Dans nombre de familles, des grands-parents pouvaient expliquer ce qu'avait été la vie en Estonie sous le Président Päts ou en Pologne sous le maréchal Pilsudski. Cette vie n’avait peut-être pas été particulièrement prospère ou démocratique, puisque plusieurs de ces pays avaient traversé des périodes d'autoritarisme dans l'entre-deux-guerres. Mais elle était radicalement différente de l'existence dans un système imposé de l'extérieur. Les frontières de la plupart des pays d'Europe centrale étaient moins hermétiques que celles de l'Union soviétique, si bien que leurs habitants gardaient quelques contacts avec leurs parents émigrés en Occident, dont les récits fournissaient un antidote puissant à la propagande communiste. Ces deux facteurs - le fait de laisser derrière soi l'occupation soviétique et de se rapporter aux souvenirs de la vie avant le communisme - ont rendu la transition relativement facile pour les Tchèques, les Lituaniens et d'autres. Bien que chacun de ces pays ait suivi son propre chemin lors de cette transition, ils sont désormais tous solidement ancrés dans la communauté transatlantique, en tant que membres de l'OTAN et de l'UE.

Les choses ont été différentes pour les Russes. En ce fatidique mois de décembre de 1991, dans la République socialiste fédérative soviétique de Russie, presque personne ne pouvait se vanter d'un quelconque souvenir de ce qu'avait été la vie avant le communisme. Même le souvenir du régime meurtrier de Staline était déjà assez lointain. Ce dont les gens se souvenaient, c'était d’une période relativement tranquille, sous Nikita Khrouchtchev puis Léonid Brejnev, où il n'y avait pas de goulag, où les salaires étaient versés à temps, les retraites garanties et la vie prévisible. A moins de se livrer à des activités dissidentes ou d'écouter le service russe de la BBC à plein volume, le citoyen russe était généralement à l'abri de toute répression. Les produits alimentaires et les produits de consommation de base manquaient dans les magasins, il fallait faire la queue pendant des heures pour de la viande, attendre cinq ans pour avoir une voiture, dix ans ou plus pour un nouvel appartement, mais après que des millions de personnes eurent trouvé la mort dans les camps de travail de Staline ou aux mains des bourreaux de la NKVD, cette existence était plutôt tolérable.

En revanche, les Russes avaient « leur » empire - la deuxième superpuissance, qui était « respectée », ou plutôt « crainte » dans le reste du monde. Cette fierté impériale compensait, pour la plupart des Russes, la vie morne et le marasme de la dernière période soviétique. Très peu de gens souhaitaient la fin du régime communiste, encore moins la dissolution de l'URSS. La majorité d'entre eux désiraient l'amélioration de leur niveau de vie, mais ne se rendaient pas compte que cela n'était guère possible dans le cadre du système soviétique qui avait objectivement atteint sa date d'expiration. C'étaient plutôt les citoyens éclairés de Moscou, favorables à la démocratie, et ceux de Leningrad (qui a repris le nom de Saint-Petersbourg après un référendum, en juin 1991), ainsi que les mouvements indépendantistes des États baltes, de Géorgie, d'Arménie et, dans une certaine mesure, d’Ukraine, qui ont fait tomber la puissante URSS. Les citoyens russes nouvellement indépendants (qui étaient 151 millions en 1991) ont dû faire face aux conséquences.

À ce jour, « les Russes sont... troublés en ce qui concerne leur identité et ressassent les « jours glorieux » de la dernière période de l'URSS… Cet effondrement apparemment inexplicable du système soviétique entre 1989 et 1991 est rejeté par la conscience populaire comme une aberration, le résultat d’un « complot de la CIA », de la « trahison » de Gorbatchev, d’une conspiration maçonnique - tout sauf la conséquence du goulag, de la mauvaise gouvernance, du retard économique et technologique, de la décadence morale, qui furent les vraies raisons de la disparition de l'URSS. C’est la source d'un grand traumatisme pour la psychologie nationale russe... »3

D'après le Centre Levada, l’institut de sondage indépendant le plus respecté de Russie, 56 % des Russes déplorent encore la dissolution de l'Union soviétique et la considèrent comme un événement tragique. 43 % affirment que ce qu'ils regrettent le plus, c'est le statut de « grande puissance » dont jouissait l’URSS. 60 % souhaiteraient que, sous une forme ou sous une autre, l'URSS soit restaurée - mais ils admettent que cet objectif serait difficile à atteindre.4

De mon point de vue, cet état d'esprit est essentiel pour comprendre la Russie actuelle. Il s'agit d'un pays qui regarde constamment en arrière plutôt que de se projeter en avant, qui cultive la nostalgie plutôt que les projets d'avenir, qui se complaît dans l’auto-apitoiement plutôt que de faire face à la réalité et d'agir. Il ne s’agit pas d’accabler le peuple russe. Après tout, il est en train de réaliser une triple transition - d'une économie contrôlée par l'État vers l'économie de marché, d'un État totalitaire vers la démocratie politique et, surtout, d'un empire vers un État-nation.

Nous pourrions adresser des critiques aux dirigeants post-soviétiques russes qui, contrairement aux élites d'Europe centrale et des États baltes, n'ont pas réussi à proposer une vision claire et attractive du futur. Etait-ce seulement possible? Boris Eltsine, le premier président russe élu démocratiquement, était sans doute une figure importante. Il a lancé la plus grande privatisation de l'histoire du monde, il a donné à la Russie sa première Constitution démocratique, aux Russes des élections libres et la liberté de voyager. Pourtant, il n'a pas été un Vaclav Havel ou un Vytautas Landsbergis, chefs des révolutions anti-communistes tchèque et lituanienne.

Son refus du communisme ne s’est jamais accompagné d’une prise de conscience du fait que seule une rupture nette avec le passé et une évolution institutionnelle profonde garantiraient des changements durables. L'incapacité du président Eltsine de démanteler un système judiciaire, policier et de sécurité qui porte encore aujourd’hui l’empreinte soviétique, sa dépendance à l'égard d'une nomenklatura soviétique de troisième classe, ainsi que la corruption croissante dans son entourage immédiat, ont mené à la création d'un État dans lequel ce n'est pas la richesse qui produit le pouvoir politique mais plutôt la bureaucratie qui fait et défait les fortunes.

Néanmoins, Eltsine possédait une légitimité propre. Il a participé à deux campagnes présidentielles et il les a gagnées, bien que la seconde en 1996 ait été, et soit toujours, vivement contestée. De plus, en déjouant une tentative de coup d'État communiste en août 1991, il a acquis un statut charismatique que même ses plus farouches adversaires ne parviennent toujours pas à remettre en cause.

La nomination de facto de Vladimir Putin comme successeur d’Eltstine, en 1999, a d’emblée conféré au premier une légitimité différente. Il n'avait jamais occupé un poste public auparavant. Aucune des campagnes électorales qu’a menées Poutine n’a été aussi disputée que celles de son prédécesseur. Alors que sous Eltsine une oligarchie dirigeait une société chaotique mais relativement libre, le système politique actuel de la Russie est, selon la grande politologue russe Ekaterina Schulman, « un régime hybride » présidé par des anciens officiers des services de sécurité et leurs proches.5 

Contrairement aux membres du Politburo soviétique, les personnes qui gouvernent la Russie aujourd'hui en sont également les propriétaires. Quand monsieur Eltsine a quitté le pouvoir, il n'y avait qu'une seule entreprise d'État - Gazprom, le monopole russe du gaz naturel. Aujourd'hui on en compte plus de soixante. Réunies, ces entreprises contrôlent plus de la moitié, voire les deux tiers, de l'économie russe. Il n’est pas besoin de regarder plus loin que Gazprom et Rosneft pour se rendre compte que le pouvoir politique et la propriété des secteurs principaux de l'économie russe sont concentrés dans les mains d’un cercle très étroit d'amis, parfois de parents.

Dans les entreprises d'État russes, toutes les pertes sont socialisées et tous les profits sont de facto privés. Ce régime est concentré sur sa propre survie, plutôt que sur des objectifs de développement. Dans ces conditions, la démocratie n'est pas envisageable pour la classe dirigeante. Celle-ci s’appuie au contraire sur un certain nombre de récits variables pour convaincre le peuple russe que ce système représente le seul choix politique viable. En l'absence d'une vision nationale cohérente de l'avenir, la politique étrangère du Kremlin n'exprime plus les intérêts nationaux, mais plutôt ceux de la classe dirigeante. Il s'agit de la politique étrangère de Poutine, plutôt que de la politique étrangère de la Russie.

Le recours à la nostalgie impériale russe, la revanche sur les torts que l'Occident, et en particulier les États-Unis auraient infligés à la Russie, se sont avérés pour le Kremlin le plus sûr moyen de contrôler l'opinion publique russe. Il s'agit d'un élément constant de la mentalité nationale. La machine gouvernementale de propagande russe veille à ce que cette attitude soit soigneusement cultivée. En décembre 2016, le Centre Levada indiquait que pour 57 % des Russes, l'OTAN et l'Occident en général constituaient une menace directe pour la Russie.6 D'ailleurs, ce pourcentage représente un progrès par rapport à l'année 2014-2015, où cette opinion était partagée par plus de 70 % des Russes.

Il est aussi important de signaler que les Russes voyagent très peu. Selon le Centre Levada, 29 % seulement des Russes auraient un passeport,proportion qui est de 75 % par exemple chez les citoyens britanniques.8 8 ou 9 % seulement des Russes voyagent au moins une fois par an à 'étranger. En plus, la majorité de ces voyages concernent des stations balnéaires en Turquie, en Thaïlande et, avant l'acte terroriste contre un avion russe en 2015, en Egypte. Cela signifie que, pour l'écrasante majorité des Russes, l'Occident, avec ses institutions telles que l'OTAN et l'UE, reste une abstraction lointaine. D'où la facilité avec laquelle le Kremlin représente l'Occident comme un ennemi cherchant à humilier, voire à détruire la Russie. La consolidation de l'image d'une « Russie-forteresse » constitue un des éléments essentiels pour la survie du régime.

Cela pourrait paraître paradoxal, mais d'après moi, « l'événement de politique intérieure le plus important de l’ère Poutine a eu lieu en dehors de la Russie. Il s'agit de la « Révolution orange » de 2004 en Ukraine, qui, avec la « Révolution des roses » de 2003 en Géorgie, a produit une onde de choc et semé la panique au sein des élites russes. Le message antiautoritaire authentique de ce que l’on appelle aujourd’hui « le premier Maïdan » a forcé le Kremlin à accepter la possibilité qu’un « pouvoir populaire » s'exprime. Depuis lors, de plus en plus de temps et de ressources sont consacrés à un objectif unique : éviter à tout prix des événements similaires en Russie ».9

La classe politique russe est fermement convaincue que les valeurs et les jugements moraux n’ont pas d’importance en politique. La seule chose qui compte est l'intérêt - national ou privé. Cette attitude trouve un écho dans la pensée du Russe moyen. En 2012, dans un article pour la Policy Review, j’affirmais que « cela n'a jamais été plus manifeste que pendant la crise libyenne de 2011. Au printemps de cette année, juste après le début de l'opération aérienne des alliés, le premier ministre Vladimir Poutine a exprimé le soupçon que les Nations occidentales faisaient la guerre afin de contrôler le pétrole libyen. Il oubliait que les compagnies occidentales étaient présentes en Libye, sous Mouammar Kadhafi, jusqu'au début des troubles. La richesse et la puissance de la classe politique russe viennent du pétrole et du gaz, et par conséquent, selon elle, le monde tourne autour des hydrocarbures. Pendant ce qu'on appelle « le Printemps arabe », Poutine a émis l'idée que la mentalité arabe penchait vers l'autoritarisme. Il s'agissait, là aussi, d'une projection des attitudes intérieures de l'élite russe. L'idée que leurs concitoyens sont d'éternels adolescents qu'il faut tour à tour menacer, flatter ou acheter, est un article de foi pour la majorité des hommes politiques russes ».10

Quand les habitants de Moscou et d'autres villes sont descendus dans la rue, en décembre 2011, pour protester contre la falsification des élections générales, le Kremlin était en état de choc. Il considérait ces manifestations pacifiques, qui ont duré pendant la plus grande partie de 2012, non pas comme une plainte légitime des classes moyennes, mais comme le fantôme d'un « changement de régime » inspiré si ce n’est dirigé par les Etats-Unis. Michael McFaul, l'ambassadeur des Etats-Unis à Moscou de 2012 à 2014, raconte que Poutine l'a accusé personnellement, en présence du secrétaire d'État John Kerry, d’avoir « essayé de renverser son gouvernement ».11

Il est impossible de comprendre le comportement du Kremlin en Crimée et dans l'est de l'Ukraine sans faire référence à cet « hiver du mécontentement » de 2011-2012. L'annexion de la Crimée était moins une réponse à une menace occidentale, réelle ou supposée, qu'un pas essentiel dans le sens de la mobilisation sociétale et du renforcement de la « Russie-forteresse ». La popularité du président Poutine a bondi d'un peu plus de 50 % au chiffre record de 86 % en quelques semaines.12 Cela n'est pas sans rapport avec le statut unique de la Crimée, territoire « volé » par les Ukrainiens, dans la mythologie post-soviétique.

Peu importait que la Russie ait reconnu les frontières ukrainiennes dans le « Bolchoï dogovor » - le « Grand Traité » - conclu entre Moscou et Kiev en 1997. Ce qui est considéré en Occident comme une annexion fut, et est toujours considéré par les Russes comme une justice enfin rendue à la Russie, et une victoire, non seulement contre les « fascistes ukrainiens » imaginaires, mais contre les États-Unis qui sont perçus par la plupart des Russes comme l'ennemi numéro un.

Poutine et le régime ont alors atteint l’apogée de leur prestige. Cette réussite sera difficile à reproduire, précisément à cause du statut unique de la Crimée dans l'imagination populaire. L'opération aérienne russe en Syrie, lancée en automne 2015, a pris de court l'administration du président Obama, l'a fait paraître faible et indécise, mais elle n’a pas eu un effet comparable à celui de l’annexion de la Crimée. Naturellement, les Russes voient dans toute action militaire qui n’aboutit pas à une perte importante de soldats et d'officiers un motif de fierté. Mais cette opération est survenue dans un contexte de récession économique profonde, et elle concernait, pour reprendre la description tristement célèbre que faisait Neville Chamberlain de la Tchécoslovaquie en 1938, « un pays lointain que l’on connaît si peu ».

Le Kremlin veille à ne pas étendre la présence russe en Syrie au-delà d'un certain niveau, car cela entraînerait des pertes plus importantes. Cela réveillerait les souvenirs douloureux des guerres d'Afghanistan dans les années 1980 et de Tchétchénie dans les années 1990 - et Poutine, qui pourrait briguer un quatrième mandat en 2018, préférerait éviter d’écorner sa popularité. Paradoxalement, Moscou se trouve déchiré entre, d’une part, cette impossibilité liée à des raisons intérieures de s’engager de façon décisive, et d’autre part, l’absence d’une stratégie qui lui permettrait de quitter la Syrie sans avoir l’air de subir une défaite.

L'élection présidentielle qui doit se tenir au printemps 2018 pose un sérieux défi au Kremlin. Faute d'une reprise nette de l'économie russe (la croissance ne s'est que légèrement améliorée par rapport à l'année 2015-2016), la mobilisation de l'opinion publique contre les menaces extérieures et la confrontation avec l'Occident restent pour le Kremlin un outil politique éprouvé et apparemment fiable. Cela pourrait annoncer des périodes plus agitées. Le récent décret de Poutine qui reconnaît les cartes d'identité émises par les « Républiques » séparatistes de Donetsk et de Lougansk, contrôlées et financées par Moscou, pourrait être l’avant-goût de nouvelles confrontations avec l'Ukraine, voire d’une confrontation militaire par procuration. Si tel est le cas, cette confrontation sera encore présentée dans des termes apocalyptiques, comme une lutte contre les tentatives des Américains d'imposer leur ordre dans l'arrière-cour russe.

Le succès de cette stratégie, si elle est appliquée, reste une question importante pour l'avenir. Des données issues d’une enquête menée en novembre 2016 par le Centre Levada indiquent que malgré la peur de l'Occident, 71 % des Russes souhaitent renforcer les liens politiques, économiques et culturels avec l'Europe et l'Amérique.13 Je ne suis pas sociologue, mais cette attitude à première vue contradictoire ne devrait pas nous surprendre. Aucune société - même une société troublée, engagée comme l’est la société russe dans une douloureuse transition post-communiste - ne peut vivre dans un état permanent de mobilisation et d'hystérie guerrière. Cela constitue un problème pour la classe dirigeante russe, qui s'appuie depuis trop longtemps sur l'image de l'ennemi extérieur pour être en mesure de proposer un plan B. Si au plan intérieur l’élite russe ne peut pas consentir à des réformes significatives, au plan extérieur elle ne dispose que de ressources limitées pour soutenir une confrontation. En fait, ce casse-tête ne présage que de rapports plus turbulents entre la Russie, ses voisins et le monde entier.

 


1 http://www.brandmedia.ru/serv__idP_51_idP1_68_idP2_2425.html
2 http://data.worldbank.org/country/russian-federation
3 http://worldaffairsjournal.org/article/all-politics-are-local-crimea-explained
4 http://www.levada.ru/2016/12/23/lovushki-pamyati/
5 http://www.vedomosti.ru/opinion/articles/2014/08/15/carstvo-imitacii
http://www.levada.ru/2016/11/29/rossiya-i-zapad-2
http://www.levada.ru/2014/10/03/zybkost-nezyblemyh-svobod\ 
http://edition.cnn.com/2011/TRAVEL/02/04/americans.travel.domestically/
9 http://www.worldaffairsjournal.org/article/all-politics-are-local-crimea-explained
10 http://www.hoover.org/research/russian-power-russian-weakness
11https://www.washingtonpost.com/world/europe/mcfaul-leaves-moscow-and-two-dramatic-yearsin-relations-between-us-and-russia/2014/02/26/bb360742-9ef5-11e3-9ba6- 800d1192d08b_story.html?utm_term=94fa75232d9f
12 http://www.levada.ru/2017/01/25/yanvarskie-rejtingi-2/
13 http://levada.ru/2016/11/29/rossiya-i-zapad-2/