La Russie dans un ordre mondial en mutation : défis, opportunités, stratégies

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains

Andreï Kortunov, directeur général du
Russian International Affairs Council (RIAC)

 

La crise ukrainienne a-t-elle enterré l’idée d’une grande Europe ? Le pessimisme semble de mise. A l’heure où l’Occident et la Russie s’infligent mutuellement des sanctions et des restrictions commerciales, comment en effet peut-on raisonnablement envisager un espace économique de Lisbonne à Vladivostok ? C’est une défaite pour tous ceux - responsables politiques, leaders économiques, diplomates, intellectuels - qui croient que la démocratie et l’économie de marché ne sont pas un problème, mais une partie de la solution, et qui ont tenté de rapprocher la Russie et l’Europe depuis la fin des années 1980.

Cela signifie-t-il pour autant que le combat soit perdu ? Je ne le crois pas. Je ne pense pas que la Russie soit radicalement différente, par ses traditions et son histoire, des autres nations européennes. Il serait prématuré de se détourner de la Russie, du seul fait de son attitude actuelle à l’égard de l’Occident. Mais avant d’évoquer l’avenir, je souhaiterais partager quelques réflexions sur l’histoire récente.

Près de trois décennies après la fin de la Guerre froide, les relations entre la Russie et l’Occident ont été marquées de part et d’autre par des attentes infondées et des incompréhensions. Les responsables politiques, les universitaires russes et occidentaux employaient les mêmes mots, mais leur prêtaient des sens très différents. Ils espéraient sans doute qu’avec le temps leurs visions du monde se rapprocheraient, mais si tel était leur pari, ils l’ont perdu. La crise ukrainienne a révélé l’écart entre la façon dont le Kremlin d’une part et ses interlocuteurs occidentaux d’autre part interprétaient les principes fondamentaux de la relation Est-Ouest et des relations internationales en général. Si cet écart n’est pas comblé, il y a peu de chance que la coopération progresse.

L’un de ces principes fondamentaux et controversés est le principe d’égalité. Officiellement, les deux parties se sont toujours dites attachées à l’égalité dans leurs relations. Mais elles ont interprété ce terme différemment.

Pour la plupart des gens à l’ouest, la Guerre froide s’était achevée sur une victoire incontestable des valeurs et des institutions occidentales. Il n’était donc pas nécessaire de réformer celles-ci. Le défi était d’organiser un élargissement rapide et efficace de ces institutions vers l’est, pour diffuser le plus possible la démocratie libérale, l’économie de marché et la stabilité internationale. Idéalement, cet élargissement aurait dû inclure la Russie aussi bien que les autres pays post-communistes, même si chacun admettait que dans le cas russe la transition devrait être particulièrement longue et délicate. Le principe d’égalité signifiait que la Russie devait pouvoir coopérer dans les meilleures conditions avec un Occident victorieux. La nouvelle Russie démocratique devait respecter les règles du jeu définies par l’Occident.

Ce n’est pas ainsi que l’on concevait l’égalité au Kremlin. Les Russes n’ont jamais considéré que Moscou eût perdu la Guerre froide. L’idée la plus répandue dans la classe politique était que la Russie avait mis un terme à la Guerre froide « volontairement ». Aujourd’hui encore, beaucoup pensent en Russie que la chute de l’Union soviétique aurait pu être évitée. Et puisque les élites russes n’avaient pas - à l’exception de quelques communistes - le sentiment d’avoir subi une défaite historique, elles ne pensaient que la repentance fût un préalable à la définition d’une nouvelle politique étrangère.

Le principe d’égalité, vu du Kremlin, impliquait qu’on ne s’en tienne pas, pour bâtir la nouvelle architecture de sécurité et de développement dans l’aire euro-atlantique, à une extension automatique des institutions occidentales. Il fallait construire de nouvelles institutions intégrant l’est et l’ouest sur un pied d’égalité. La meilleure illustration de cette vision est fournie par la Charte de Paris pour une nouvelle Europe signée en 1990 : ce document ne mentionne même pas l’OTAN comme pilier du système de sécurité dans la zone euro-atlantique.

Depuis la dissolution de l’Union soviétique, les élites russes ont toujours revendiqué un statut spécial dans leurs relations avec l’Union européenne et l’Alliance atlantique. Le Kremlin fonde cette prétention sur les différents aspects de l’exceptionnalisme russe - la taille du pays, son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies… Il y avait bien sûr des milieux pro-occidentaux qui plaidaient pour une adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN, mais même quand les relations entre la Russie et l’Occident étaient au plus haut, ils n’ont pas imposé leurs vues.

L’idée centrale défendue par Moscou n’était pas celle d’une absorption de l’est par l’ouest, mais d’une convergence entre est et ouest. Moscou et Bruxelles devaient faire des concessions réciproques dans leurs principaux domaines de coopération - la sécurité, l’énergie, le régime des visas, l’agriculture et les transports. Ainsi la Russie a choisi de ne pas participer à la Politique européenne de voisinage parce qu’elle aspirait à être l’égale de l’Union, et non un partenaire « mineur ». Mais cette ambition était illusoire : l’Union n’entendait pas faire de différence substantielle entre ses relations avec la Russie et les relations avec les partenaires de la Politique de voisinage.

La même illusion d’égalité a caractérisé les relations difficiles entre la Russie et l’OTAN. Le format du Conseil OTAN-Russie, vu de Moscou, permettait à la Russie de prendre la place qui lui revenait à la table où seraient évoqués les problèmes de sécurité euro-atlantiques. Le principe d’égalité supposait qu’aucune question importante pour la sécurité de la Russie - y compris l’élargissement de l’OTAN vers l’est - ne puisse être réglée en son absence. Mais à Bruxelles ou Washington, le Conseil OTAN-Russie fut considéré au mieux comme un instrument de coordination technique et d’échange d’informations avec Moscou, ainsi qu’un « prix de consolation » pour compenser l’adhésion à l’Alliance de nouveaux membres. Ces divergences d’approche sont apparues lorsque l’OTAN a décidé de suspendre le Conseil au cœur de la crise ukrainienne, alors même qu’il avait pour mission de répondre à ce genre de situations graves.

L’un des obstacles que rencontre l’aspiration de la Russie à l’égalité dans ses relations avec l’Occident vient de la profonde asymétrie entre les deux parties, tant dans le domaine économique que dans le domaine sécuritaire. Le potentiel économique de la Russie est bien loin de celui de l’Union européenne. De même, la supériorité des capacités militaires de l’OTAN sur celles de la Russie est claire, aussi bien en termes quantitatifs que qualitatifs.

Par conséquent, pour éviter d’être réduite au statut de pays périphérique dans le nouvel ordre européen, la Russie a essayé désespérément de devenir le centre de gravité de nouvelles organisations multilatérales. Les premières tentatives, faites avant l’annexion de la Crimée, de lancer l’Union économique eurasienne, n’étaient pas guidées par une volonté de restaurer l’Union soviétique, mais plutôt par la conviction que cette alliance économique serait en meilleure position pour négocier avec l’Union européenne. La Russie s’est également efforcée de promouvoir l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) comme un partenaire « naturel » pour l’OTAN, couvrant la majeure partie du territoire de l’ancienne Union soviétique. Cependant, l’Union européenne et l’OTAN se sont montrées réticentes à accepter l’Union économique eurasienne et l’OTSC comme des interlocuteurs légitimes.

Compte tenu de ces divergences profondes dans l’interprétation du principe d’égalité, il était difficile que les projets visant à bâtir une grande Europe fussent couronnés de succès. D’emblée, la Russie semblait condamnée à rester un pays périphérique dans une Europe dominée par l’OTAN et l’Union européenne.

L’importance accordée par la Russie à l’égalité dans ses relations avec l’Occident reflète un profond traumatisme post-impérial. Pour la Russie actuelle, l’égalité est avant tout une question de symboles. En théorie, la Russie devrait se préoccuper bien plus de l’essor de la Chine. Or la présence chinoise en Asie centrale a été regardée comme inoffensive, voire positive, alors que les modestes initiatives de l’Union européenne en Europe de l’est et dans le Caucase du sud ont été dénoncées comme des provocations. Mais Pékin n’a jamais manqué de souligner « l’égalité » qui régit les relations russo-chinoises, et a veillé à ce que ses projets en Asie centrale s’inscrivent chaque fois que c’était possible dans un cadre multilatéral incluant la Russie (à l’image de l’Organisation de coopération de Shangaï). En faisant preuve d’ouverture et de transparence, Pékin a réussi là où Bruxelles a échoué.

Pour faire de la Russie un acteur constructif du nouveau système international, il importe de trouver des moyens de l’aider à surmonter ce sentiment d’être exclue des décisions importantes. Si la Russie n’a pas d’intérêt à maintenir le système, la tentation de le déstabiliser au niveau régional ou global se fera plus forte.

La plupart des dirigeants russes qui ont mis en oeuvre les politiques menées à l’égard de l’Occident depuis les années 1990 ont été formés à l’époque soviétique. Ils sont influencés par le marxisme ou le néo-marxisme qui affirme la primauté des facteurs économiques dans les relations internationales. Ils sont donc partis du principe qu’une dynamique de coopération économique, un développement du commerce et des investissements entre la Russie et l’Union européenne constitueraient une assurance contre toute crise qui naîtrait de problèmes politiques ou de conflits. L’interdépendance économique croissante entre les deux ensembles permettait à Moscou de considérer les tensions avec Bruxelles comme négligeables, au regard des intérêts économiques partagés.

La crise ukrainienne et les sanctions mises en place dans la foulée par l’Union européenne ont démenti cette vision des choses. Certes, à Moscou la décision européenne de recourir à des sanctions a été mise sur le compte de la pression américaine. Mais il y a des raisons de croire que les Russes s’attendaient à ce que les pays de l’Union européenne résistent à cette pression.

Les sanctions ne sont pas le seul cas de figure dans lequel les intérêts économiques européens ont cédé devant des considérations politiques. La même logique a présidé aux efforts de l’Union pour réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie. Bruxelles a soutenu plusieurs alternatives au gaz russe, bien qu’elles fussent pour la plupart contestables d’un strict point de vue économique.

La tradition politique russe insiste sur la notion de hiérarchie. Confrontés à une structure aussi complexe que l’Union européenne, les dirigeants russes ont cherché à identifier les points d’entrée les plus accessibles, et ils ont concentré leurs efforts sur leurs partenaires traditionnels de la « vieille Europe » - l’Allemagne, l’Italie et la France. Il s’agissait de faire de ces pays des lobbyistes pour la Russie au sein de l’Union et de l’OTAN.

En privilégiant les rapports avec la « vieille Europe », Moscou ne s’est pas soucié des mauvais souvenirs qu’avait laissés l’ère soviétique en Europe centrale et dans les pays baltes. Contrairement à l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, la Russie après la Guerre froide n’a pas fait une priorité du développement de relations amicales avec ses voisins. Persuadés qu’ils avaient démantelé le système communiste volontairement, les dirigeants russes considéraient qu’ils méritaient la gratitude de leurs anciens satellites. Lorsqu’il s’est avéré que les vieux sentiments anti-soviétiques pouvaient se transformer en sentiments anti-russes, Moscou a commencé à regarder ces pays comme une menace. Les pays d’Europe centrale et orientale se sont montrés très actifs, en particulier après la crise géorgienne de 2008, et leur impact sur les décisions prises à Bruxelles a été généralement défavorable aux intérêts de Moscou.

Tenants de la Realpolitik, les stratèges du Kremlin s’attendaient à ce que les dirigeants de l’Union européenne et de l’OTAN suivent la même ligne. Toute marque d’adhésion aux valeurs libérales de la part des Européens était considérée à Moscou comme purement hypocrite. En Occident, les analyses abondent sur l’influence que sa carrière au KGB a exercée sur la carrière de Vladimir Poutine. A Moscou, en revanche, très peu d’experts savent qu’Angela Merkel est la fille d’un pasteur luthérien. Ils sont encore moins nombreux à envisager que ses croyances religieuses aient un impact sur ses décisions politiques.

Les Russes aiment les stratégies de long terme et les plans globaux. Ils ont toujours soupçonné l’Union européenne et l’OTAN d’ourdir contre la Russie des stratégies ou même des conspirations, qu’en réalité ni l’une ni l’autre ne pourrait concevoir.

Les complexités du processus décisionnel occidental sont perçues à Moscou non comme des traits distinctifs de la culture politique européenne, mais comme un signe d’incohérence et de faiblesse. Les dirigeants russes ont également peine à croire que l’Union ne contrôle pas les activités des nombreuses ONG européennes actives en Russie et dans les pays voisins. La société civile n’est pas vue comme un acteur autonome, mais comme un outil de politique étrangère. La même approche vaut pour les médias. La tendance à ignorer les différences fondamentales de perception du monde entre dirigeants européens et russes est la source de nombreux malentendus évitables.

Depuis plus de trois siècles, les dirigeants russes essaient d’emprunter à l’Europe ses techniques, sans importer ses pratiques sociales et politiques. Les autorités essaient de trouver un équilibre entre modernisation économique et maintien du statu quo politique. Un exemple éclairant de cette approche est le Partenariat pour la modernisation signé avec l’Union européenne en 2010. Du point de vue de l’Union, le Partenariat devait porter non seulement sur la coopération économique et technologique, mais aussi sur les réformes judiciaires et les droits fondamentaux en Russie. L’interprétation russe était bien plus restrictive, et s’en tenait à l’harmonisation des réglementations techniques, l’accès aux technologies européennes… La difficulté de cette approche est qu’à chaque étape que franchit le développement de la Russie, il devient de plus en plus difficile d’isoler la dimension économique et technologique des aspects sociaux et politiques de la modernisation.

Un des traits remarquables de la politique russe dans la période récente a été le « pivot vers l’Asie ». Les partisans de cette évolution utilisent plusieurs arguments. D’abord, au XXIe siècle l’Asie apparaît bien plus dynamique économiquement que l’Europe. Ensuite, les pays asiatiques - la Chine, les pays de l’ASEAN, l’Inde, l’Iran - n’appuient pas de « révolutions colorées » et ne défendent pas les droits des minorités sexuelles en Russie ou dans les pays voisins. Enfin, des régimes centralisés autoritaires ou semi-autoritaires sont des partenaires plus efficaces et fiables que les bureaucraties européennes.

Ces arguments ne manquent pas d’intérêt. Mais il existe des contre-arguments beaucoup plus forts. Je n’en citerai que trois. Premièrement, malgré de nombreuses déceptions mutuelles, la relation avec l’Union européenne demeure unique pour la Russie - non seulement du fait de l’importance des échanges commerciaux, mais en raison de la qualité même de cette relation. Le degré de coopération, la présence en Russie de nombreuses entreprises européennes, l’importance des communautés russes et russophones en Europe, le nombre de Russes diplômés d’universités européennes - rien de tel n’existe pour l’heure entre la Russie et l’Asie.

Deuxièmement, l’Europe est - ou devrait être - bien plus intéressée que l’Asie par la modernisation de la Russie. L’Asie recherche surtout des ressources naturelles et des technologies militaires, alors que l’Europe pourrait profiter de la libération du potentiel de la nation russe, à travers l’accroissement de la recherche-développement, le dynamisme de la société civile, la renaissance de la culture russe qui fait partie intégrante de la culture européenne.

Troisièmement - et c’est le point le plus important - la Russie se heurte déjà en Asie aux limites qu’elle a rencontrées en Europe. La plupart de ces limites sont liées à des facteurs domestiques et non externes - mauvaise gouvernance, bureaucratie omnipotente, corruption, absence d’un pouvoir judiciaire indépendant, faiblesse des incitations à l’innovation. Si ces problèmes fondamentaux ne sont pas pris en compte de façon sérieuse, tout « pivot » géographique ne saurait produire que des résultats modestes.

A présent, je souhaiterais aborder les défis et opportunités dont l’avenir est porteur. La capacité des dirigeants russes de saisir ces opportunités et surmonter ces défis déterminera l’avenir du pays.

Pendant la période post-soviétique, l’Europe et dans une moindre mesure les Etats-Unis sont restés les principales sources d’investissement, de technologies pour la Russie. On a suggéré dernièrement que l’Asie pourrait prendre le relais à l’avenir. L’Asie est considérée, en outre, comme un marché potentiel majeur pour l’économie russe. Est-ce une mode, ou est-ce une stratégie réfléchie de long terme ? Peut-on réussir la modernisation en s’isolant du cœur euro-atlantique de l’économie mondiale ?

La relation avec les Etats-Unis est tendue depuis un certain temps, et la Russie ne peut compter sur le Japon dans le contexte actuel de confrontation avec Washington. Mais si l’on admet que la Russie devra tôt ou tard « revenir vers l’Europe », le Kremlin devrait faire en sorte que ce retour soit le moins compliqué possible. De ce point de vue, le retrait possible du Conseil de l’Europe, ou la rupture du dialogue avec Bruxelles sur les questions énergétiques, ont peu de chance de servir les intérêts de la Russie à long terme. Moscou devrait aussi se garder de dépeindre les dirigeants européens comme des « pantins de Washington », ou de prophétiser sans cesse l’effondrement du projet européen. 

Quelles sont les perspectives pour l’intégration eurasienne ?

L’histoire enseigne que les projets d’intégration ne réussissent pas dans les périodes de crise. L’intégration européenne a bénéficié de la croissance française et allemande des années 1960. En outre, le conflit ukrainien a engendré des difficultés pour Moscou, y compris dans ses rapports avec des alliés comme la Biélorussie ou le Kazakhstan. Par ailleurs, ceux qui se méfient des projets d’intégration du Kremlin redoubleront sans doute d’efforts pour ralentir le rapprochement entre la Russie et ses partenaires.

Comment, dans ces conditions, l’intégration avec la Russie peut-elle rester attractive pour ses voisins ? Il est important d’ouvrir aux partenaires éventuels des perspectives de long terme, qui ne se réduisent pas à l’attente d’un redressement des prix de l’énergie. Il ne s’agit pas seulement de restaurer la confiance dans notre modèle économique, mais de restaurer l’attractivité de la civilisation russe.

Est-il possible d’éviter une nouvelle course aux armements avec l’Occident ?

Le programme de modernisation des forces armées russes a été adopté dans une situation économique et politique bien différente de celle aujourd’hui. Jusqu’à une période récente l’Occident ne se préparait pas à une confrontation avec Moscou, comme en témoignait la tendance baissière des budgets de défense de la plupart des membres de l’OTAN. Les choses ont changé. Nous courons le risque d’une course aux armements incontrôlable alors que nos difficultés économiques s’aggravent. Il est compréhensible que Moscou cherche à maintenir son plan de réarmement, le cas échéant au détriment des dépenses civiles. Mais ne faudrait-il pas plutôt optimiser les dépenses de défense, et compenser leur réduction par une diplomatie plus habile et l’emploi de stratégies asymétriques ?

Dans ce contexte, la reprise d’un dialogue constructif avec l’Occident sur les armes stratégiques et conventionnelles apparaît difficile. Mais ce dialogue permettrait de réduire le risque d’éclatement d’un conflit armé - y compris nucléaire - et de réallouer des ressources vers d’autres dépenses économiques et sociales indispensables.

Que faire concernant les conflits « gelés » et les Etats non reconnus de l’espace post-soviétique ?

Ces conflits ont créé de nombreuses difficultés pour la Russie. S’il était encore possible avant la crise ukrainienne de régler certains de ces problèmes, les chances aujourd’hui sont presque nulles. De surcroît, les républiques de Lougansk et de Donetsk risquent de s’ajouter à la liste de ces Etats non reconnus. Quelles en seront les conséquences politiques et économiques pour la Russie ? Et que devrait-elle faire : maintenir le statu quo, ou prendre des mesures pour réduire son implication dans ces conflits ? Il n’est pas question pour la Russie de retirer tout soutien à ses alliés hors de ses frontières. Mais ce soutien pourrait devenir plus transparent. Il serait nécessaire également d’encourager les leaders de ces Etats non reconnus à dialoguer avec leurs adversaires.

Quelle politique d’immigration bâtir, et quelles relations avec la diaspora russe ?

En 2014, le nombre d’émigrants a atteint son plus haut niveau depuis le début du siècle. Dans le même temps, les retours d’expatriés et le nombre d’immigrants diminuent. L’instabilité économique et sociale risque de réduire à néant l’effort mené pour accroître la natalité. La Russie devrait affronter dans quelques temps la pire pénurie de ressources humaines de la période post-soviétique. Ce déficit affectera le marché du travail, quel que soit le niveau de qualification. En réponse à cette situation, la politique migratoire russe devrait moins se concentrer sur les mécanismes administratifs de régulation des flux, et proposer des solutions aux problèmes d’intégration que rencontrent les migrants.

Quel usage faire du soft power ?

On pourrait considérer que les stéréotypes anti-russes actuellement en vigueur ne sont pas fondés. Mais il est peu probable qu’ils disparaissent d’eux-mêmes. En l’absence de grandes manifestations comme les Jeux Olympiques de Sotchi, et alors que les budgets alloués aux agences de propagande pour le public étranger se réduisent, Moscou doit imaginer des moyens nouveaux d’utiliser son soft power dans un environnement extrêmement défavorable.

Il importe de tirer les leçons des échecs essuyés dans ce domaine. S’agissant du soft power, la Russie semble s’en tenir aux méthodes archaïques et souvent contre-productives de l’époque soviétique. Quel public faut-il viser à l’étranger : les modérés, ou les radicaux de gauche comme de droite ? S’adresser en priorité aux radicaux peut donner des résultats à court terme - surtout dans un climat général d’instabilité - mais pourrait s’avérer préjudiciable à long terme.

Sur quelles bases fonder un nouveau patriotisme russe ?

Il n’est pas nécessaire d’être sociologue pour comprendre que le regain actuel du patriotisme est davantage lié à des sentiments anti-américains, anti-occidentaux et anti-ukrainiens qu’à l’affirmation de nos valeurs propres. Cet élan patriotique est donc très fragile. Pourtant, la Russie aura besoin d’un patriotisme mobilisateur, tourné vers l’avenir et non vers le passé, pour se moderniser.

Les questions que je viens de soulever pourraient sembler à certains inopportunes, politiquement incorrectes, ou trop abstraites et même rhétoriques. Mais la crise actuelle est l’occasion de porter un nouveau regard à la fois sur le monde autour de nous et sur la Russie elle-même. L’environnement international de la Russie a changé de façon radicale et irréversible. Plus tôt la société russe engagera cette réflexion, mieux elle sera préparée pour « l’après-Ukraine ».

La place de la Russie dans le monde à venir dépendra largement de la nature de l’ordre - ou du désordre - international qui prévaudra. S’il est vrai que l’ordre libéral est entré dans une crise irréversible, et que le chaos va lui succéder, alors la priorité pour les Etats ne sera pas la prospérité, mais la survie. La stabilité, plutôt que la capacité de réforme, sera la valeur cardinale. La Russie moderne est évidemment mieux préparée que beaucoup d’autres pays pour une telle situation.

Mais si l’ordre libéral survit à cette crise et renaît sous une forme plus moderne et universelle, les atouts traditionnels de la Russie - son potentiel militaire, ses ressources énergétiques, sa place au Conseil de sécurité des Nations unies - perdront rapidement de leur valeur, et la Russie se trouvera confrontée à de nouveaux défis.