La Russie au travers du prisme OTAN

Université Paris I Panthéon Sorbonne – Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains 2017

Michel Yakovleff, précédemment
Vice-chef d’état major de SHAPE

 

Le 3 mars 2017, après près de deux ans sans aucun contact de militaire à militaire, le Général Gerasimov, chef d’état-major de la défense de la Fédération de Russie, et le Général Pavel, président du Comité militaire de l’OTAN, ont eu une conversation téléphonique. Leur conversation a porté sur la prévention des incidents (faisant référence, entre autres, aux manœuvres impliquant des aéronefs ou des avions des deux bords), la perspective de relancer la coopération militaire suspendue depuis 2014, et les questions graves (« acute ») de sécurité. La partie russe a invité l’OTAN à être présente à un niveau significatif au Forum de sécurité de Moscou, les 25-26 avril.
Même si l’on peut se féliciter de cette reprise du dialogue, il serait certainement prématuré d’y voir un dégel, ou une reprise, du dialogue tel qu’il existait avant la crise ukrainienne et la saisie de la Crimée par les forces russes.

Depuis deux ans, l’OTAN et la Russie emploient des termes diamétralement opposés pour expliquer les regrettables circonstances du moment. Ainsi, l’agence Tass accuse l’OTAN d’avoir « suspendu la coopération avec la Russie en 2014 à la suite d’un coup d’État à Kiev qui avait déclenché une réaction armée dans l’est de l’Ukraine et un référendum à l’issue duquel la Crimée a rejoint la Russie ». Et concernant le dialogue militaire (mil-to-mil en jargon OTAN) : « Moscou considère que des discussions oiseuses avec l’alliance militaire ont peu de sens en l’absence d’activités communes dans la sphère de défense ». (Notons au passage que dans le langage russe, l’emploi du terme « l’alliance militaire » affiche d’emblée une singularité qui n’a pas besoin d’explication, un marquant fort de l’OTAN, seule « alliance militaire » sur notre planète).

La relation OTAN-Russie est fondée sur une incompréhension profonde et réciproque. A l’OTAN, elle est un sujet lourd, et récurrent. D’abord parce que l’affaire est grave en soi, ensuite parce qu’elle a des conséquences majeures, depuis trois ans, et enfin par les risques, peut-être sous-estimés, qu’elle fait courir au monde entier. Clairement, le contexte est propice à une erreur de calcul massive, aux conséquences potentiellement catastrophiques.

Souhaitant apporter un éclairage particulier à cette question, l’auteur ne prétend pas être entièrement objectif et impartial. Il est un produit de la Guerre froide, donc préparé mentalement à une mort glorieuse et rapide, rassuré par sa conclusion heureuse, quasi inattendue, en 1989, laissant sur les lèvres le goût suave de la victoire, impliqué longuement dans les Balkans – avec les Russes – et éprouvant progressivement de l’inconfort, puis de l’inquiétude, devant l’émergence d’une Russie frustrée, puis agressive.
Ni juriste, ni expert en relations internationales, l’auteur se donne pour propos d’apporter une vision de l’intérieur de la machinerie militaire de l’OTAN, étant entendu que ses propos publics sont limités par le secret militaire.

Idée maîtresse : l’Otan a fait de son mieux, et continue à faire de son mieux, honnêtement, pour coopérer avec la Russie.

Mais elle ne peut offrir à la Russie de Poutine ce qu’elle exige. En effet, le régime actuel est engagé dans un « trip » narcissique de posture victimaire, arguant d’avanies et insultes que l’OTAN estime ne jamais avoir commises. La Russie exige la reconnaissance d’un rang particulier, qu’elle n’a plus (en admettant qu’elle l’ait jamais eu, d’ailleurs). Surtout, se considérant humiliée avec constance et application par l’OTAN, la Russie recherche la déshumiliation – concept ontologiquement impossible.

Pour des motivations de politique intérieure, fondées sur une vision atavique du monde, le régime Poutine a créé de toutes pièces la fable d’une injustice orchestrée par les Occidentaux malveillants, comparable au « coup de poignard dans le dos » de 1919 invoqué par la propagande nazie. Après dix ans de matraquage médiatique, l’opinion russe est tout autant persuadée de la perversité de l’Occident que l’Allemagne nazie l’était de la bassesse de la « juiverie internationale ». Que ces allégations soient véridiques ou pas n’importe guère, dès lors que le sentiment est partagé par l’immense majorité de la population. L’idée est peut-être infondée, il reste qu’elle est un fait dans l’opinion.
L’OTAN ne sait pas combattre sur ce terrain. En premier lieu, elle a une approche procédurière, institutionnelle, qui la prive de toute possibilité de séduction ; de toute façon, elle n’a pas accès à l’opinion publique russe, très efficacement encadrée et isolée par l’appareil de propagande du régime ; surtout, l’OTAN est dépourvue de perspective psychologique, considérant que tout ce qui n’est pas matériel est subjectif, et donc suspect. Empruntée, voire infirme, dans la contre-propagande, l’OTAN est délibérément inepte dans la propagande de ses propres conceptions, laissant un boulevard aux artistes russes qui relèvent d’une très longue et riche tradition de la désinformation.

Les deux visions ne sont pas opposées, en miroir l’une de l’autre, ce qui aurait pu faciliter le dialogue, parce qu’au moins, on reconnaît son image dans le miroir tenu par l’autre ; elles sont décalées. Dans la vision qu’un camp projette de l’autre, il n’y a rien que l’autre puisse reconnaître. Du coup, chaque camp débat avec le fantasme qu’il se fait de l’autre au lieu de converser avec sa réalité, si déformée fût-elle. C’est là que réside une incompréhension fondamentale.

Pour explorer le fantasme, vu du camp occidental, il est utile – et édifiant – de connaître « la ligne du Parti », la doxa en vigueur à l’OTAN ; pour autant, la vision des militaires de l’OTAN est plus nuancée ; en définitive, l’OTAN n’a pas une vision homogène de cette problématique.

Du point de vue de l’OTAN, l’agressé n’est pas celui qui se dit agressé. C’est bien l’OTAN qui est attaquée politiquement, et surtout, médiatiquement, par un appareil de propagande aux ordres, aux capacités considérables, d’une grande cohérence, présentant une vision totalement univoque du différend censé opposer les deux camps.

La contre-propagande de l’OTAN, à l’image de l’institution, est rigoureuse mais réactive. Elle relève 32 « allégations » (notez la précision du terme, très bien choisi) en 5 familles et présente les arguments de réfutation.1 Sans entrer dans le détail, relevons, entre autres, les allégations majeures de la Russie :

  • l’élargissement de l’OTAN crée de nouvelles fractures en Europe ; 
  • l’OTAN avait promis de ne pas incorporer de nouveaux membres ; 
  • la Russie aurait un droit de veto implicite sur les souhaits des candidats potentiels à l’OTAN ; 
  • les bases de l’OTAN encerclent la Russie ; 
  • la défense antimissiles balistiques (DAMB) est un facteur déstabilisant de l’ordre international.

Le site de l’OTAN, reprenant tour à tour chacune de ces « allégations », livre ses propres arguments, parfois de façon récursive. En particulier ;

  • la souveraineté inclut le droit de choisir ses amis (lire : ses alliances) sans devoir en référer au grand frère ; 
  • sur l’encerclement de la Russie : la Russie a environ 20 000 km de frontières avec 14 voisins, dont 1625 km avec 5 voisins appartenant à l’OTAN, parler d’un « encerclement » relève de l’escroquerie intellectuelle ; 
  • il n’y a pas de « bases » de l’OTAN, non : il y a des bases bilatérales (par exemple, un détachement US en Géorgie), mais elles ne relèvent pas de l’OTAN ; 
  • c’est la Russie qui remet en cause l’ordre international par son mépris des règles et conventions (notamment la Charte des Nations-unies), en recourant à la force dans le règlement des différends avec ses voisins.

Soit dit en passant, concernant le soi-disant « ordre international », le ministre des affaires étrangères de la Fédération, Mr Lavrov, a beau lieu de citer l’état du monde depuis 1990 et de demander : « C’est ça que vous appelez ‘l’ordre’ ? »

Plus profondément, dans son propre miroir, l’OTAN se voit avec des caractères qui échappent complètement à la perception russe. L’OTAN a une identité collective réelle. Elle n’est pas le « faux-nez » des États-Unis, un théâtre entretenant l’illusion d’une collection d’opinions souveraines alors que la réalité est une vassalité de fait. Il est clair que dans la culture de pouvoir des Russes (et des Chinois, d’ailleurs), une alliance où cohabitent la première puissance mondiale et des nains stratégiques ne saurait être autre chose qu’une brigade aux ordres.
De l’intérieur de l’Alliance, l’auteur peut attester d’une vérité au quotidien tout à fait différente. Certes, le membre le plus puissant de l’Alliance en est aussi le plus influent ; mais il ne l’emporte pas toujours, et très rarement en invoquant sa seule supériorité de fait. Au contraire, les ÉtatsUnis font grand cas du respect de leurs alliés et acceptent le compromis, voire la reculade (en tout cas jusqu’à l’Administration Trump, qui pourrait adopter une pratique radicalement différente).

L’OTAN, dans sa structure militaire, est une école du collectif, le creuset d’un grand nombre d’élites nationales,2 un « label pro » reconnu. La doctrine OTAN est aujourd’hui la doctrine de référence de par le monde ; qu’on y souscrive ou pas, elle est normative.
Pour autant, l’OTAN suit des schémas de pensée très institutionnels et procéduriers, peu en accord avec l’esprit de manœuvre développé en Russie. La structure militaire aime le formel, les « hard facts », et craint tout ce qui n’est pas matériel au motif que ce serait subjectif.
Enfin, les Russes ne semblent pas avoir compris qu’une bonne part du potentiel d’attraction de l’OTAN s’explique par l’esprit de meute bien plus que par le désir d’affranchissement de l’ancienne puissance tutélaire. Nombre de « nouveaux membres » sont entrés dans l’OTAN pour de bonnes raisons (notamment le parapluie américain), mais ce ne sont pas les bonnes raisons, aujourd’hui, au sens où ils ont découvert bien d’autres raisons justifiant ce choix, et du coup, relativisant sérieusement le critère d’origine. On n’a nul besoin de la protection américaine pour jouir de l’état de membre de l’Alliance aujourd’hui. Le forum permanent qu’est l’Alliance accorde à chacun une importance inespérée et des outils d’influence sur les autres membres.
C’est là un aspect éminemment culturel que la partie russe ne parvient pas à comprendre. Au mieux, elle y voit un argument de pure propagande, une intox de première classe.

Comment comprend-on le point de vue russe à l’OTAN ?

D’abord, l’OTAN refuse d’admettre une quelconque singularité de la Russie. Certes, la Russie est une grande nation, une civilisation à elle seule, héritière d’une histoire singulière. Bon, mais n’est-ce pas vrai de tous les pays d’Europe ? Est-ce que la Russie aurait le monopole de la singularité, comparée au Royaume-Uni, à la France, à l’Allemagne, et pendant qu’on y est, à la Slovénie, au Portugal ? En quoi la « singularité » justifierait-elle un traitement de faveur ? La Russie, c’est la population de la France additionnée à celle du Royaume-Uni. La bonne affaire. C’est aussi un PNB similaire à celui de l’Italie (là, ça fait un peu plus mal). Bref, aucun pays d’Europe, la Russie pas plus qu’un autre, ne peut arguer de sa singularité pour prétendre à un traitement spécifique, une reconnaissance privilégiée, aux yeux, entre autres, des États-Unis.

Il a été fait justice plus haut de la perception d’une OTAN inféodée aux États-Unis. Perception foncièrement erronée, contresens absolu sur la nature et les pratiques de l’Alliance.

Il est reconnu que la Russie préfère traiter en bilatéral. Avec les États-Unis, le bilatéral conforte la diplomatie de Moscou dans l’opinion qu’elle a d’elle-même : la seule puissance de rang équivalent aux États-Unis. Avec tous les autres, du point de vue de Moscou, elle crée une relation d’infériorité au détriment des interlocuteurs, plaçant la Russie en position de force dans tout dialogue avec une nation « normale », sans même parler des « petits ».

Et pour finir, l’OTAN est une relique de la Guerre froide, elle est obsolète par principe, donc elle aurait du disparaître depuis longtemps.

Derrière cette vision, il y a une culture du pouvoir qui est effectivement singulière, au moins en Europe. En Europe et, plus largement, dans ce qu’on pourrait appeler le « camp occidental » - le concert des démocraties - la culture, au sens artistique du terme (les grands auteurs, les peintres, les architectes…) est en cohérence avec une vision politique de l’homme dans l’univers. Le siècle des Lumières explique Rousseau, Goethe, les Impressionnistes, il est en cohérence avec l’état de droit, le primat de l’individu, la séparation du temporel et du spirituel – sans reniement pour autant. La culture artistique russe est pleinement européenne. Tous les grands noms de l’art russe appartiennent à la culture européenne, mettons, occidentale, et se revendiquent comme tels.
Pour autant, la culture de pouvoir russe est asiate. Elle remonte à la Horde d’or, à une culture de pouvoir fondée sur la soumission et non la libre adhésion, le tribut et non l’impôt, bref, à Gengis Khan et non Jefferson. En « vendant » très habilement son appartenance à la communauté culturelle européenne, la propagande russe fait croire à une communalité politique alors même que sa pratique est radicalement opposée aux principes en vigueur en Occident.
Ce malentendu-là est délibéré, instrumentalisée, exploité contre l’Occident (et au passage, l’OTAN). Il est erroné de dire que la Russie est un membre, de plein droit, du concert des nations européennes, tant que sa culture de pouvoir sera aussi totalement opposée à la culture démocratique au sens où on l’entend en Occident.

Dans ce contexte de vision décalée, il reste des contentieux réels, qui ont l’avantage de se reconnaître dans le miroir que chacun tend à l’autre.

La Russie reproche amèrement à l’OTAN le coup de force qu’a été la guerre du Kosovo. A cet égard, le site officiel de l’OTAN présente une vision parfaitement discutable de l’enchaînement des faits ayant amené à la guerre, puis à la conquête (la libération, officiellement) du Kosovo. Sur le terrain juridique, la Russie est parfaitement fondée à mettre en exergue l’absence de résolution du Conseil de sécurité des Nations-unies, et pour cause. Le fait demeure, et il fait précédent, aux yeux des Russes, vis-à-vis de la Géorgie. La protection d’une minorité opprimée3 est invoquée et présentée comme un parallèle absolu avec la situation au Kosovo.

Concernant l’élargissement de l’OTAN, chaque nouvelle adhésion est vécue comme une insulte personnelle, nonobstant l’invocation rituelle du principe de souveraineté par l’OTAN. Que la dynamique de l’élargissement s’essouffle aujourd’hui ne rassure pas la Russie. Au demeurant, l’animosité suscitée par les grandes vagues précédentes ne s’estompera pas de sitôt.
La défense antimissile balistique (DAMB) est emblématique de l’unilatéralisme de l’OTAN, malgré les offres de « défense conjointe » formulées par les Russes. Offre d’ailleurs irrecevable pour des raisons techniques, mais à l’époque où elle était évoquée - époque plutôt amicale à défaut d’être détendue - il eût été inconvenant de dire ouvertement que le système de commandement et de contrôle russe était trop dépassé technologiquement pour pouvoir communiquer avec le système occidental. Vue de l’OTAN, la DAMB n’a aucune prétention vis-à-vis d’un grand système central, sophistiqué, capable de frappes massives, comme le système russe. Peu importe : elle est perçue comme affaiblissant la crédibilité de toute forme de dissuasion nucléaire, donc, elle est intrinsèquement déstabilisante. Par principe et non dans le cas d’espèce. C’est là une divergence fondamentale, conceptuelle, qu’aucune tentative d’explication ne peut résoudre.
Sans entrer dans le détail, citons d’autres contentieux : le sort du traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), la pratique d’exercices sans préavis avec des thèmes jugés menaçants par les voisins, les conflits gelés, la politique de « passeportisation » par laquelle la Russie s’arroge un droit de regard sur le sort réservé à certaines « minorités russophones » dans les pays limitrophes, le déploiement de systèmes dits A2/AD4 à la périphérie de l’Alliance, notamment à Kaliningrad et en Crimée… Pris isolément, chacun de ces contentieux devrait pouvoir être résolu. Mais l’effet cumulatif dans un contexte fondamentalement délétère entretient une impression d’opposition irréductible. L’absence de transparence et de prévisibilité de la manœuvre russe, soigneusement entretenue par le régime Poutine, est un reflet parmi d’autres d’une situation de blocage à haut risque.

Quelle est la vision des militaires ?

Notons au préalable que les militaires ont perdu le contact depuis le gel des relations mil-tomil décidé par l’OTAN en 2014. Au demeurant, les relations ante étaient assez peu actives, focalisées sur quelques dossiers spécifiques, comme la lutte contre le terrorisme, le sauvetage des sous-marins… La société militaire russe a une culture opaque maintenant ces relations à un niveau superficiel, sans grande substance.

La vision qu’ont les militaires russes de l’OTAN est très négative. Le simple fait que l’OTAN soit « l’alliance militaire », un objet unique en son genre sur la planète, suscite d’emblée la suspicion sur les motifs réels de l’Alliance. A fortiori quand le discours officiel, notamment aux États-Unis, la présente comme « the most successful Alliance in history ».5 Si ses motifs étaient pacifiques, elle ne serait pas une alliance militaire. CQFD.

Le modèle « occidental » de guerre, tel qu’il est compris par les Russes, mérite examen. Ce modèle est fondé sur la guerre à distance (stand-off), les frappes chirurgicales dans la profondeur, rendues possibles par la supériorité technologique et informationnelle. Le refus du contact sur le terrain (« no boots on the ground ») en est une autre caractéristique majeure, même s’il est moins absolu dans la réalité avec l’emploi de forces spéciales ou le recours aux « amis » sur place.
Ce modèle s’appuie aussi sur les troupes locales, supplétives, les « proxies », comme on le voit en Iraq ou en Afghanistan. En gros, ce modèle consiste à faire combattre les autres, avec du soutien en renseignement, en appui feu, en logistique.

Une variante étendue est l’appui aux populations protestataires pour orchestrer des changements de régime politique : ce que nous voyons, en Occident, comme un processus politique est vécu, en Russie, dès lors qu’on parle de régimes amis, ou du régime russe lui-même, comme une forme de guerre. Lénine a dit, paraphrasant la célèbre formule de Clausewitz (« la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens »), que « la paix est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ». C’est à travers ce prisme-là, reliquat du concept de lutte des classes, que nos actions politiques sont perçues : elles sont intrinsèquement guerrières, elles sont une composante du modèle.
Enfin, le modèle occidental de la guerre est fondé sur la surprise stratégique. Les Russes ont été honnêtement, sérieusement surpris par les actions de l’OTAN au Kosovo et en Libye. Ils font le parallèle avec Barbarossa, l’invasion nazie de juin 1941 : pour eux, c’est une constante historique.
Du coup, notre discours lénifiant, nos protestations de bonne foi, ne sont qu’une intox de premier ordre. La réalité, à leurs yeux, est que l’Occident est engagé dans une campagne stratégique de déstabilisation des régimes amis et de dénigrement de la légitimité russe. Nous sommes les premiers fauteurs de la guerre hybride.

Et que pensent les militaires de l’OTAN de leurs homologues russes ?

Comme il a été dit plus haut, l’opacité du régime est un facteur de soupçon qui vient en reflet du soupçon des Russes sur nos intentions.
La capacité militaire de la Russie est en très net progrès. Rappelons-nous le temps d’avant 1989, où l’Armée Rouge était présentée comme une menace démesurée – ce n’était plus une armée, mais une inondation. Après l’effondrement du Pacte de Varsovie, le départ de l’Armée Rouge, sa débâcle, la mise au rebut de centaines de milliers de cadres dans des conditions ignobles, l’effroi de naguère a laissé la place à un mépris amusé, excessif et profondément insultant. La guerre de Tchétchénie, notamment la première, où la performance initiale des Russes a été assez lamentable, a laissé une perception erronée car elle a négligé le fait que les Russes ont rapidement appris de leurs erreurs et se sont adaptés. In fine, ils l’ont gagnée, cette guerre. La résurgence rapide (en quelques années) de l’armée conquérante que nous voyons aujourd’hui, en Crimée, dans le Donbass, et en Syrie, a renversé la tendance, sans doute encore, avec un retour de balancier excessif.
Bien plus que la compétence nouvelle de cette armée, ce qui impressionne nombre d’officiers alliés, c’est que cette armée est totalement décomplexée, qu’elle ose, au niveau stratégique, opératif et tactique. Là où nos armées sont camisolées par des précautions extrêmes de Force Protection, de zéro mort, de sur-réaction politique démesurée au moindre incident tactique, elles admirent et envient presque ouvertement la performance, l’audace, le culot des Russes.
Malheureusement, nous ne percevons pas combien la génération actuelle des chefs russes est la même qui a survécu à toutes les humiliations de la débâcle post-soviétique. Elle est animée d’une soif de reconnaissance et peut-être, de vengeance que nous aurions tort de sous-estimer.

Ce modèle de guerre russe, que nous dénommons « guerre hybride », s’appuie lui aussi sur la surprise, avec une grande subtilité tactique et psychologique, comme en témoigne la conquête sans coup férir de la Crimée.

La mobilisation permanente des forces armées, soumises à un régime d’inspections surprises féroces, les exercices majeurs sans préavis (les « SNAPEX », pour snap exercise), la rotation des forces sur les théâtres nouveaux, les démonstrations de force aérienne à longue portée, le charcutage des candidats potentiels à l’OTAN, tout cela entretient un climat inquiétant, notamment pour les voisins de la Russie.
D’autant plus que la société russe est sur un pied de guerre depuis trois ans. Le discours de forteresse assiégée, la Troisième Rome menacée par les barbares (les décadents qui sont à l’ouest), la mobilisation permanente des forces vives de la nation, le retour du culte du sauveur, où Mr Poutine a remplacé Staline, le Petit Père des Peuples… Tout cela a une expression officielle dans nombre de documents récents : la Doctrine militaire de 2014, la Stratégie nationale de sécurité de 2015, le Concept de politique étrangère de 2016, tous désignent l’OTAN comme une menace à tel point que le Secrétaire général de l’OTAN a demandé des explications (qu’il attend encore).

Certes, la réaffirmation de puissance de la Russie est un succès intérieur indéniable. Elle est vécue à l’OTAN comme une nuisance qui s’étend. Pour autant, si le problème d’aujourd’hui est un excès de chaleur et lumière – problème gérable au demeurant - n’y a-t-il pas un risque plus grand, à l’horizon des dix-quinze ans, d’un effondrement de puissance ? Les perspectives démographiques, sociétales et économiques, notamment avec l’éviscération de la classe moyenne et la corruption qui atteint des dimensions systémiques, sont dramatiques : la société de Mr Poutine va droit dans le mur. Ses amis du moment ont des motivations plus que douteuses et abusent des termes du marché actuels, sans vergogne. Le camp naturel de la Russie reste l’Occident, et en premier lieu, l’Europe – pourquoi insulter son propre camp ?
Voilà une incompréhension profonde du comportement actuel de la Russie : pour les militaires, il est irrationnel car il ne semble pas conforme à ses intérêts réels, qui devraient engager à la séduction plutôt qu’à la confrontation.

Au delà de ces perceptions assez partagées, les Alliés ont une vision peu homogène de la réalité d’une menace russe, où le discours de la vierge menacée masque des visées moins avouables.
Les Alliés de loin les plus expressifs sont les nouveaux membres, à l’est, en premier lieu, évidemment, les Baltes et les Polonais. Leurs appels à la solidarité – appels souvent virulents, voire comminatoires – font parfois abstraction de l’effort qu’ils pourraient consentir pour leur propre sécurité. Ils sont très exigeants sur les preuves d’amour qui doivent leur être prodiguées, sous forme de déploiement de forces, de rotations d’unités, d’exercices, toutes activités extrêmement coûteuses pour les Alliés plus éloignés. Mais leur propre effort de défense, loin en deçà de ce que consent, par exemple, la Finlande, ne donne guère l’impression qu’ils se sentent menacés dans leur existence. Pour autant, si la menace directe russe (en clair, une invasion) paraît grossièrement exagérée, la pression russe, l’intimidation permanente, sont des réalités au quotidien.
Par delà l’affichage très ostentatoire d’une crainte existentielle, on peut percevoir, notamment à Varsovie, des visées plus « commerciales » pour obtenir un investissement assez majeur, financier et humain, que représenterait l’installation d’un grand commandement de la structure de l’OTAN sur le sol polonais. Outre l’aspect reconnu comme provocateur d’une telle mesure – qui est peut-être la motivation de fond, d’ailleurs -, les retombées économiques et de politique intérieure sont sans doute assez prégnantes dans la forte volonté polonaise.
La perception militaire américaine n’est pas non plus dénuée d’ambiguïté. Les militaires américains en Europe relèvent de EUCOM (le grand commandement régional, à Stuttgart). Par construction, ils ne lorgnent pas vers les zones de chalandises des autres commandement (CENTCOM qui gère le Moyen Orient, PACOM qui se préoccupe, entre autres, excusez du peu, des deux Corées, de la Chine…). Du coup, il y en a qui voient les Russes partout, comme s’ils étaient les fauteurs de trouble universels. Ce qui replace EUCOM et ses grands subordonnés, USAFE (Ramstein), USAREUR (Wiesbaden) et USNAVEUR (Naples) au cœur de l’appareil militaire américain. La résurgence du vieil ennemi redonne un coup de jeune à un commandement que vingt ans de paix ont progressivement vidé de sa substance, de ses forces de combat, de son ethos guerrier. Les aigreurs russes apportent du sens à la présence américaine en Europe, à son renforcement, et surtout, à son rôle prééminent parmi les Alliés.
Concernant la Turquie, les évolutions récentes suscitent une profonde inquiétude que nous préférons ne pas développer ici. Mettons qu’un membre éminent de l’Alliance qui affiche aussi ouvertement sa connivence avec le régime de Moscou inquiète du côté de Bruxelles…

Reste l’OTAN « canal historique » européen, l’Allemagne, le Royaume Uni, la France, l’Italie, les Pays-Bas… Ces Alliés ne veulent pas d’une réédition de la Guerre froide, comme une selffulfilling prophecy. Ils ne veulent pas se laisser intimider ou manipuler par Mr Poutine, mais dans la mesure où ils sont les premiers concernés par les coûts démesurés d’une surréaction à la menace, ils ne veulent pas non plus se laisser instrumentaliser par les Alliés « du front ». Pour eux, la Russie est un voisin, certes compliqué, car complexé, mais il importe de ne pas en faire un ennemi avéré. Alors ils tentent une forme de psychothérapie de groupe, à la fois vers les Américains, les nouveaux membres, et la Russie. Exercice difficile…

Depuis 2014, l’OTAN est prise d’une frénésie d’activité sur ses marches de l’Est, soit en tant qu’Alliance, soit dans sa composante américaine, bilatérale, qui a fait preuve d’un activisme délibéré, par les mesures dites de « réassurance » (par des exercices et déploiements temporaires dans la région), le développement d’une nouvelle posture de présence par la création des NFIU (les NATO Force Integration Units, structures légères de coordination avec les États de la région), le rôle nouveau conféré au corps MNC-NE à forte dominance germano-polonaise, le Enhanced Forward Presence (eFP), la planification très élaborée, à la limite des plans de défense du temps de la Guerre Froide. Toutes mesures qui suscitent une réaction amusée de la Russie mais alimentent son discours victimaire. Les divers scénarios catastrophe développés ouvertement par d’anciens officiels de l’OTAN (dont un ex DSACEUR) et le Rand Institute glosent abondamment sur le caractère « indéfendable » des pays baltes face à une agression caractérisée et poussent, comme une conclusion allant de soi, au réarmement frontalier massif.

En conclusion, l’OTAN est-elle confrontée à une réelle menace stratégique (un « challenge », dans le vocabulaire mesuré de l’Alliance), ou à un problème de nature plutôt psychologique ? C’est la thèse que nous soutenons.
Comme il a été dit plus haut, la Russie de Mr Poutine cherche à obtenir ce que l’OTAN ne peut pas, conceptuellement – quand bien même elle le voudrait-, lui offrir : la déshumiliation, pour effacer d’un trait les avanies censément subies depuis « la catastrophe » qu’est, à ses yeux, la déliquescence de l’empire soviétique.
L’OTAN n’est pas menacée directement, sur son sol, dans ses populations. Mais elle est manifestement soumise à une forte pression, à base d’intimidation. Rappelons que, dans l’art de la guerre soviétique, l’intimidation représentait une phase préliminaire et décisivie à une manœuvre de plus grande ampleur, dont les phases suivantes étaient la sidération, puis le désarmement moral, et pour finir, la soumission sans combattre.
Ne pas réagir, en tout cas, ne pas sur-réagir, est essentiel pour éviter l’erreur de calcul massive et fatale, pouvant déboucher sur la guerre réelle par incompréhension réciproque des enjeux réels.
Face à ce dilemme, l’OTAN aurait intérêt à raisonner dans une perspective d’après-Poutine, pour éviter la réédition d’une chute cataclysmique du régime, laissant un vide stratégique qui serait un chaos que nul ne souhaite.
L’OTAN et la Russie ont besoin l’un de l’autre, non pas parce que la confrontation est dans la logique des choses, mais pour éviter cet engrenage fatal.

 


1 Élargissement de l’OTAN (9 allégations et leur réfutation), Attitude de l’OTAN vis-à-vis de la Russie (7 allégations), l’OTAN, une « menace pour la Russie » (4 allégations), les (soi-disant) « Promesses et engagements » de l’OTAN vis-à-vis de la Russie (5 allégations), les Opérations de l’OTAN (7 allégations). Voir le site nato.int.
2 Sauf en France, évidemment.
3 Évidemment, du point de vue des autorités géorgiennes, les « minorités opprimées » sauvées par les Russes n’étaient ni des minorités, ni opprimées.
4 A2/AD : Anti Access / Area Denial : conjonction de systèmes d’armes destinés à contrôler une zone étendue par la menace ou la destruction, principalement d’aéronefs et de navires.
5 Reconnaissons toutefois que le discours de l’actuelle administration américaine n’utilise pas cet argument.