Belt and Road Initiative ou les habits neufs de la stratégie chinoise

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 5 Février

Emmanuel Puig,1 chargé de mission à la Direction générale
des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées ;
enseignant à la Paris School of International Affairs (PSIA)

 

Rendue publique en 2013 par le président chinois Xi Jinping, l’initiative de « la ceinture et de la route » (Belt and Road Initiative – BRI, précédemment « One Belt, One Road ») constitue un des projets infrastructurels les plus ambitieux de notre époque par sa portée globale et son ampleur économique et humaine potentielle. Officiellement, le but de la BRI est de réinventer la connectivité des flux économiques entre la Chine et l’Europe par la recomposition de voies terrestres et maritimes. Cette initiative ne semble pourtant limitée ni par la géographie, ni par la gravité, son champ d’application ayant récemment été étendu à l’Arctique, au cyberespace et au spatial.2

Il est difficile de cerner précisément quelles sont les raisons qui ont présidé à la mise en œuvre d’une telle ambition : il s’agit d’une combinaison de mesures économiques (évacuer une surcapacité industrielle, inciter les entreprises chinoises à s’exporter, développer une nouvelle influence financière par l’octroi de prêts conditionnés) et de choix politiques (miser sur l’international pour traiter les problèmes économiques intérieurs, volonté d’asseoir la Chine au rang de puissance globale) qui ont mûri au gré des évolutions internationales et des luttes d’influence au sein du Parti communiste chinois (PCC).3 Au-delà de ces deux versants, il existe aussi un substrat stratégique qui, sans être méconnu, demeure occulté par les effets d’annonce autour des opportunités financières, de la connectivité marchande et du développement des axes commerciaux. La dimension sécuritaire et militaire constitue pourtant l’épine dorsale de cette ambition globale. C’est là toute a particularité de la BRI : si elle n’est pas réductible à sa portée stratégique, elle est inconcevable sans.

Réduire les vulnérabilités d’une Chine globalisée

La finalité stratégique de la BRI est d’octroyer à la Chine une supervision et une capacité d’action sur l’ensemble de ses voies d’approvisionnement et à tous les niveaux. Cette volonté découle d’un constat, effectué au cours des années 1990, relevant que l’économie chinoise devenait de plus en plus dépendante de ses importations (dans les domaines énergétique et alimentaire notamment) et que cette dynamique allait s’aggraver au fil du temps, particulièrement pour les flux provenant d’Afrique, d’Europe et du Moyen-Orient.

Cette importance des voies de communications maritimes entraîne une vulnérabilité majeure : l’immense majorité des importations chinoises traverse l’océan Indien et passe par le détroit de Malacca. L’intégrité de ce passage peut être menacée par des actions terroristes, de piraterie, mais surtout par un éventuel blocus maritime initié par une puissance adverse. En termes stratégiques, Pékin considère ce détroit comme une contrainte géopolitique majeure. En outre, la globalisation des intérêts chinois s’accompagne inexorablement d’une extension de ses vulnérabilités, fussent-elles humaines ou infrastructurelles.

Depuis près de vingt ans, le régime a lancé un ensemble de mesures afin de réduire ces faiblesses, au premier rang desquelles une réforme de l’armée populaire de libération (APL), destinée, depuis 2004, à remplir des « nouvelles missions historiques ». Parmi les axes d’effort, la capacité à intervenir sur les voies de communication maritimes et à défendre les intérêts chinois hors du territoire national bénéficient d’investissements soutenus. Dans ce contexte, le développement des capacités de projection, le pré-positionnement de troupes, la constitution de forces spéciales et le développement d’une marine hauturière constituent des axes forts et structurants à long terme.

La prise en compte de ces défis innerve la structure de la BRI : pour contrer la possibilité d’un éventuel blocus naval (et le rendre caduc), la Chine met en place des solutions de contournement terrestres (China-Pakistan Economic Corridor, CPEC ; et Burma-China Corridor)4 et déploie de nouvelles capacités d’intimidation ou de contre-chantage (groupe aéronaval, force sous-marine renouvelée, îles artificielles militarisées en mer de Chine méridionale, base de Djibouti, points d’appuis dans le nord de l’océan Indien).

Dans le même mouvement, Pékin cherche à générer des alignements en sa faveur afin de réduire la possibilité d’une coalition à son encontre, ou d’en atténuer les effets potentiels. Autour du golfe du Bengale (coopération dans la lutte sous-marine avec le Bangladesh contre l’Inde), en mer d’Arabie (projets de base militaire au Pakistan, rapprochement avec l’Arabie saoudite) ou jusque dans le canal du Mozambique (développement des relations avec les pays littoraux), la Chine construit un ensemble de relations de défense utiles qui, sans avoir la solidité d’une alliance, ont vocation à complexifier les calculs stratégiques adverses.

Cette volonté d’accroître ses leviers d’influence tout en divisant ses adversaires potentiels se retrouve tout au long du parcours de la BRI. L’utilisation du « 16+1 » à l’encontre de l’Union européenne constitue un des exemples les plus visibles de cette volonté de susciter des lignes de rupture au sein des ensembles politiques avec lesquels Pékin doit traiter.5 Il s’agit là d’une caractéristique fondamentale de la BRI qui demeurera une succession de bilatéralismes à défaut d’être, par essence, un véritable projet multilatéral.

Repenser l’influence stratégique chinoise

L’initiative BRI réactive l’imaginaire des échanges historiques, de partage des richesses et d’intégration des peuples, mais elle est avant tout le produit d’un régime autoritaire qui aspire à réinventer son influence sur la scène internationale et à redessiner les équilibres stratégiques en sa faveur.6 Si les dimensions infrastructurelles, économiques et commerciales ne peuvent pas être ignorées – ni systématiquement repoussées – elles ne sauraient être dissociées de la matrice géopolitique dont elles sont issues. Toute la sophistication de la BRI réside dans l’entrelacs des opportunités économiques offertes et des modifications stratégiques réalisables.

Dans une configuration historique qu’ils jugent favorable à leur pays, les dirigeants du PCC ont pour ambition de pousser unilatéralement leur avantage dans les espaces stratégiques communs ou partagés (maritime, aérien, exo-atmosphérique et numérique) à l’image de ce qu’ils ont réalisé en mer de Chine méridionale.7

Quelle que soit la méthode employée (activisme, séduction, opportunisme, intimidation militaire), les efforts chinois pour redimensionner les configurations sécuritaires à leur avantage demeurent inscrits au cœur de la BRI : la réalisation du CPEC octroie une profondeur stratégique vers l’océan Indien et concourt à intégrer davantage les capacités pakistanaises et chinoises contre l’Inde ; les investissements réalisés et les marchés remportés dans le domaine des télécommunications offrent de nouvelles capacités de renseignement et d’action dans le domaine cyber8 ; les efforts de sécurisation des routes permettent de déployer des troupes (Djibouti) et de renouveler les offres de partenariats de défense (vis-à-vis des pays africains notamment) ; les prises de participation dans les ports commerciaux engendrent la constitution d’un réseau de points d’appuis maritimes qui autorisent un déploiement permanent de navires de guerre, mais aussi, à terme, de capacités ouvertement offensives comme les sous-marins.

L’un des effets induits de la mise en œuvre du projet est ainsi de permettre à la Chine de modifier les équilibres militaires sans générer d’effets de rupture. En utilisant des processus d’accompagnement et des motifs génériques (lutte contre la piraterie, protection des ressortissants ou lutte contre le terrorisme) l’APL s’inscrit dans les configurations régionales et devient une donnée des équations sécuritaires sans jamais afficher d’ambitions stratégique ou militaire disruptives.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’un processus linéaire et l’évolution des dispositifs chinois devra faire face à toute une série de réactions adverses. Dans la perspective d’une compétition de grandes puissances avec les Etats-Unis, l’accroissement de l’influence chinoise se heurtera aux réticences et aux contremesures de Washington et de ses partenaires. Le Japon, l’Inde et l’Australie, sont certes en proie au magnétisme économique de la BRI, mais ils participent activement une contre-influence stratégique envers Pékin. A un autre niveau, la relation sino-russe, bien que traversant une séquence durable de cohésion, pourrait connaître une dégradation à mesure que Pékin étendra ses ambitions vers l’Arctique. Enfin, il existe toute une série de configurations locales ou régionales, en Afrique et en Asie centrale, dans lesquelles les intérêts chinois, longtemps maintenus hors-sol, pourraient devenir des enjeux spécifiques, ou des cibles privilégiées, lors de périodes d’instabilité.

Quelles conséquences pour la France ?

Les avancées stratégiques chinoises dans le cadre de la BRI vont avoir des répercussions directes sur les intérêts de sécurité français et européens. L’Europe demeure le principal débouché de la BRI et l’implication chinoise le long des routes ne saurait se limiter aux seuls segments asiatiques du tracé.

Pour que la BRI atteigne ses objectifs stratégiques, la Chine va devoir diversifier et augmenter la portée de ses modes d’action, développer ses capacités d’influence et continuer d’ajuster ses options en fonction des zones ciblées. Conformément à sa posture actuelle, Pékin continuera, à court terme, de s’appuyer avant tout sur ses leviers diplomatiques et financiers. L’option militaire, que les dirigeants chinois n’ont pour l’heure aucune raison de mettre en avant au-delà de la mer de Chine méridionale, constitue néanmoins un axe d’effort à moyen terme.

L’extension des déploiements de la marine chinoise entraîne une présence régulière et croissante autour des territoires français, de nos ZEE (dans l’océan Indien) et parfois aux abords des zones d’opérations militaires. Absente de la zone jusqu’en 2008, la marine chinoise opère désormais en permanence dans l’océan Indien. Elle maintient une présence régulière en Méditerranée et navigue jusqu’en mer Baltique où elle a effectué un exercice conjoint avec la marine russe en juillet 2017. Cette présence impose des interactions inédites mais permanentes – à Djibouti notamment – qui, sans être conflictuelles, doivent être marquées par une suspicion lucide.

Stratégiquement, le développement de la BRI va entraîner des dissensions et des effets de découplage potentiels entre partenaires. La volonté des dirigeants chinois de voir leur projet endossé dans sa globalité par un grand nombre d’Etats (signature de déclarations conjointes) peut contribuer à brouiller la position de ces derniers, comme ce fut le cas récemment avec la Nouvelle-Zélande. En maintenant une cohérence tacite entre les volets économiques et politiques de son initiative, la Chine mettra à l’épreuve la solidité et la cohérence des partenariats et des alliances qu’elle considère comme défavorables.

Membre fondateur de l’Union européenne, alliée des Etats-Unis, partenaire stratégique de l’Inde et de l’Australie, la France constitue une cible de choix pour l’exercice d’une contre-influence chinoise. Seul pays européen à disposer d’une présence militaire permanente dans l’océan Indien et dans le Pacifique, la France a choisi de renforcer ses liens avec les grandes démocraties de la région qui partagent sa vision de la sécurité internationale.9

Dans ce contexte, face à l’ampleur inédite de la BRI, la France doit demeurer ouverte mais vigilante afin de protéger ses intérêts et de garantir son autonomie. L’adhésion aux opportunités économiques chinoises ne saurait s’effectuer au détriment de notre cohérence stratégique, ni de notre sécurité nationale.

 


Cet article ne reflète que les points de vue de l’auteur et ne saurait être considéré comme une position officielle du ministère des armées.

Jonathan E. Hillman, « How Big Is China’s Belt and Road? », Commentary, Center for Strategic and International Studies (CSIS), 3 avril 2018.

Voir sur ces différents points : Nadège Rolland, China’s Eurasian Century ? Political and Strategic Implications of the Belt and Road Initiative, Washington: The National Bureau of Asian Research, 2017, p.93- 120.

Aussi appelé « Northern Corridor »

Angela Stanzel (dir), « China’s Investment in Influence: the Future of 16+1 cooperation », China Analysis, European Council on Foreign Relations, Décembre 2016.

Comme l’a souligné le Président de la République lors de son discours prononcé à Xian le 8 janvier 2018, il existe un risque que ces routes soient celles « d'une nouvelle hégémonie qui viendraient en quelque sorte mettre en état de vassalité les pays qu’elles traversent. »

Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, Ministère des armées, 2017, p. 43-44.

Cette pénétration des systèmes étatiques ou des organisations internationales constitue un effort systématique et continu des services renseignements chinois adossés aux opérateurs tels que Huawei ou ZTE. Voir notamment : Joan Tilouine et Ghalia Kadiri, « A Addis-Abeba, le siège de l’Union Africaine espionné par Pékin », Le Monde, 26 janvier 2018.

Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, op. cit., p.65.