Défense antimissile et dissuasion nucléaire

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 19 Mars

Bruno Tertrais, directeur adjoint de
la Fondation pour la recherche stratégique

 

Mon sujet concerne la dimension stratégique des défenses antimissiles, c'est-à-dire essentiellement la défense antimissile balistique du territoire contre les missiles à moyenne et longue portée, et sa relation avec la dissuasion nucléaire. 

Nous verrons que s’il s’agit là de l’une des plus vieilles querelles stratégiques, il ne s’agit pas moins d’une question sur laquelle on a souvent des raisonnements trop simples. La défense antimissile peut parfaitement coexister avec la dissuasion, et sa dimension politique est au moins aussi importante que sa dimension militaire. Au bout du compte, le rapport coût efficacité est le vrai critère de choix. 

L’une des plus vieilles querelles stratégiques

C’est apparemment un débat d’experts, mais il touche à des notions presque philosophiques : l’épée contre le bouclier, l’offense contre la défense, la passivité contre l’activité…

C’est un débat très ancien, qui a commencé dès la fin des années 1940. Il débute véritablement aux Etats-Unis au début des années 1960, après le déploiement côté soviétique des premiers missiles sol-sol et des premières défenses stratégiques.

Le Secrétaire à la défense Robert MacNamara était opposé à un programme américain, mais l’évolution du contexte au milieu des années 1960 – le déploiement des premières défenses stratégiques soviétiques (Galosh) en 1966, et surtout le premier essai nucléaire chinois deux ans auparavant – l’avait contraint à céder devant la pression politique des Républicains. Ainsi avait-il rationalisé, dans son discours du 18 septembre 1967, le lancement d’un programme limité, auquel il ne croyait pas (Sentinel), par le risque de voir un Etat-voyou, la Chine, être insensible aux charmes de la dissuasion, voire à la destruction d’une grande partie de sa population. Ce programme devait comporter 12 sites de 100 intercepteurs.

En 1969, le programme désormais appelé Safeguard est réorienté vers la protection des grandes villes et des sites de missiles, puis seulement vers les sites de missiles. Inauguré en 1975, il est fermé un an plus tard, dans le contexte politique et budgétaire de la guerre du Vietnam mais aussi du fait de la nouvelle politique américaine vis-à-vis de la Chine.

La suite est mieux connue : l’Initiative de défense stratégique de Ronald Reagan (1983), destinée à abolir un jour les armes nucléaires ; le programme de Protection mondial contre les frappes limitées (GPALS) de la première administration Bush (1991), destiné à se protéger contre un lancement accidentel ou non autorisé.

Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que le débat américain prend l’orientation que nous connaissons aujourd’hui, avec la National Missile Defense destinée à se protéger des missiles nord-coréens et iraniens (NMD Act, 1999) ; suivi par le BMD System (2002) de l’administration Bush, sans la contrainte du traité ABM.

Débat ancien donc, mais aussi débat dont les termes évoluent constamment. La technologie évolue : l’interception directe ou hit-to-kill est devenu réaliste. Ce qui était impossible en 1972 ne l’était plus en 2002. La menace n’est plus la même : hors OTAN, huit pays non alliés disposent aujourd’hui de missiles balistiques à moyenne et longue portée (de plus de 1.000 kilomètres), et trois nouveaux acteurs nucléaires sont apparus. Et si, il y a trente ans, un seul pays disposait de moyens de défense antimissiles, aujourd’hui, ils sont une dizaine, en Europe, au Moyen-Orient et en Asie.

Une question sur laquelle il faut se méfier des raisonnements simples 

Est-elle « inefficace » ?

Les hommes politiques méprisent souvent les défenses. On connaît le mot de Stanley Baldwin, « Le bombardier passera toujours », ou celui de Jacques Chirac, « l’épée l’a toujours emporté sur le bouclier ».

C’est oublier qu’un bon combattant au sol a toujours un bouclier et une épée, et personne ne viendra lui prétendre qu’il ne devrait pas avoir de bouclier parce que celui-ci n’est pas efficace à 100%. C’est la même logique que pour les murs frontaliers : ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas efficaces à 100% qu’ils n’ont aucun intérêt. C’est pour cela que parler de « Ligne Maginot » n’a pas plus de sens à propos de la défense antimissiles que cela n’en a pour la dissuasion.

Comme pour tous les systèmes de défense, l’efficacité des antimissiles doit être en fait mesurée en probabilité de succès dans un scénario précis. Par exemple, un missile intercontinental nord-coréen peut être « presque certainement » détruit par quatre intercepteurs stratégiques. Mais pas avec une certitude absolue.

En outre, les contre-mesures destinées à déjouer les défenses ne sont pas toujours faciles à réaliser. Sur le papier, trois stratégies sont possibles : la saturation (par le nombre de missiles et d’armes, ou les leurres), l’évasion (furtivité ou manœuvrabilité des têtes) et le contournement (trajectoires balistiques différentes ou recours aux missiles de croisière). Mais ces stratégies sont parfois très coûteuses si l’on cherche une forte probabilité de succès : la France et le Royaume-Uni en savent quelque chose, qui ont du dans les années 1970, consentir d’énormes investissements pour garantir leur capacité de menacer Moscou.

Est-elle « déstabilisante » ?

Les débats politiques, et souvent même les débats d’experts sur la défense antimissile, souffrent souvent de simplifications abusives. La notion de « stabilité stratégique », en particulier, doit être déconstruite. Elle recouvre deux questions différentes : la stabilité stratégique du temps de paix ou « arms race stability », et celle du temps de crise ou « first strike stability ». 

La stabilité stratégique en temps de paix

En temps de paix, la notion de stabilité stratégique évoque à la fois l’absence de course aux armements et la prévisibilité des relations stratégiques entre grandes puissances.

L’idée selon laquelle la défense antimissile « provoque la course aux armements » est contestable.

  • Certes, les acteurs stratégiques doivent prendre en compte les défenses adverses. C’est ce font, on l’a rappelé, la France et le Royaume-Uni depuis les années 1970. Ce qui d’ailleurs doit nous interpeller sur ce que nous appelons la « course aux armements » : car s’il s’agit du phénomène d’action-réaction entre la défense et l’offense, alors il n’est pas juste de dire, comme le fait pourtant notre pays, que la France « n’a jamais participé à la course aux armements ».
  • Mais c’est, pour l’essentiel, une formule excessivement simpliste. Car elle suppose que les politiques de dissuasion et de défense sont principalement déterminées par les actions de l’adversaire. Elle sous-estime considérablement les dynamiques politiques, institutionnelles et industrielles intérieures. Or elles sont une clé essentielle de la compréhension des politiques des grandes puissances.
  • Le fameux traité ABM, ou plus exactement le « volet défensif des accords SALT », n’a nullement freiné l’accumulation des moyens offensifs : c’est même exactement le contraire. Les accords SALT, on le sait peu, ont en fait déclenché l’accélération des programmes offensifs. Du côté soviétique, ils n’ont eu aucun effet sur la montée en puissance de l’arsenal nucléaire, bien au contraire : ils ont libéré des ressources budgétaires…1 L’URSS avait 2.600 armes stratégiques en 1972, elle en aura plus de 12.000 à la fin de la Guerre froide (2.044 têtes de missiles balistiques en 1972, 8.727 en 1985). Il faut dire que l’Union soviétique n’a jamais totalement accepté la logique de la destruction mutuelle assurée. De plus, les deux pays chercheront en permanence à contourner les accords SALT-1 et SALT-2 avec leurs programmes de forces nucléaires de théâtre à longue portée. A l’inverse, le lancement du programme GPALS n’avait pas eu d’effet sur le lancement des négociations START. Quant au retrait américain du traité ABM en 2001, dans les formes et de manière tout à fait légale, il n’a pas bouleversé les équations stratégiques – sauf dans la tête de Vladimir Poutine, nous y reviendrons.

Surtout, je crois que l’on sous-estime toujours l’importance de la dimension politique de la stabilité stratégique, la prévisibilité des rapports de forces, la confiance mutuelle. Par exemple, l’accord quadripartite sur Berlin (1971) fut sans doute plus important que les accords SALT pour la détente entre les deux Grands. 

Au bilan, il me semble que faire rétrospectivement du traité ABM un « pilier » (voire « le pilier ») de la stabilité stratégique ne voulait pas dire grand-chose.

Les programmes actuels

Les programmes contemporains de défenses antimissiles stratégiques restent assez limités. Avec 44 intercepteurs de type GMD et un concept shoot-look-shoot ayant recours à quatre intercepteurs par missile, les Etats-Unis peuvent intercepter jusqu’à un maximum de 11 missiles nord-coréens. Avec 104 intercepteurs, ce qui est souhaité aujourd’hui par le Congrès, ce serait 26 missiles. La Russie n’est pas visée par ces systèmes américains en raison de leur positionnement géographique. Ils vont être musclés par les prochaines décisions américaines, mais nous n’allons pas voir le retour de la « Guerre des étoiles ». 

Les systèmes de l’OTAN ne sont pas eux non plus tournés vers la Russie.  A Chicago en 2012, les chefs d’Etat et de gouvernement avaient affirmé que « la défense antimissile de l’OTAN n’affectera pas la stabilité stratégique », qu’elle « n’est pas dirigée contre la Russie », et ne « nuira pas aux capacités de dissuasion stratégique de la Russie ».2 Il est vrai qu’il ne serait techniquement pas possible à ce système d’intercepter un missile russe à moyenne ou longue portée – question de trajectoire et de vitesse – sauf dans des cas extrêmes et très hypothétiques.3 Et de plus, Moscou n’aurait aucun mal à le contourner. Personne au sein de l’OTAN ne souhaite réorienter ce système vers la Russie. Ainsi les intercepteurs Patriot achetés par certains membres de l’OTAN (Pologne, Roumanie, peut-être Suède) ne seront-ils pas « raccordés » à ce système. 4 

Dans son discours du 2 mars 2018, Poutine affirme néanmoins que les nouveaux systèmes d’armes stratégiques actuellement en développement sont « une riposte au retrait unilatéral des Etats-Unis du traité ABM et au déploiement concret de leurs systèmes de défense, aux Etats-Unis et au-delà de leurs frontières. (..) Si nous ne faisons rien, ceci finira par aboutir à une dévaluation complète du potentiel nucléaire de la Russie. C’est-à-dire que tous nos missiles pourraient être interceptés, tout simplement.»

Au fond, ce que dit la Russie, c’est « l’avenir nous inquiète ». Mais faisons quelques calculs. Pour intercepter 250 missiles russes, il faudrait au moins 1.000 intercepteurs SMIII block 2A, tous bien placés: or il devrait y en avoir moins de 100 en 2024… De plus, les Russes n’ont pas besoin des moyens exotiques - missile nucléaire de croisière à portée mondiale, drone sous-marin intercontinental… - présentés le 1er mars pour percer ou contourner la dissuasion américaine. Ils disent aussi s’inquiéter de la possibilité de voir les lanceurs SM3 être remplacés par des missiles offensifs.

Les Russes sont-ils sincères ? Je crois que certains le sont, que d’autres ne le sont pas, et que d’autres encore ont « internalisé » leur paranoïa et craignent que ce soit le retour de la Guerre des étoiles. Pour Poutine, le discours du 2 mars, c’est aussi une manière de dire « ma Russie ne subira pas le sort de l’URSS ».

Sur le plan politique en tout cas, les programmes américains contribuent à l’impasse actuelle de la maitrise des armements. Car pour la Russie, pour aller plus loin il faudrait limiter les défenses américaines (ainsi que les moyens conventionnels à longue portée). Pour le Congrès des Etats-Unis, en revanche, la défense contre les puissances régionales est une condition de la maîtrise des armements : c’est d’ailleurs la « condition 14 » de l’acte de ratification du traité New Start.

Pour la Chine, la question est différente. Pour des raisons géographiques – sa proximité de la Corée du nord – une frappe chinoise sur le territoire continental américain peut être interceptée par les Etats-Unis. C’est peut-être ce qui a contribué à sa décision de « mirver » les missiles DF5. La Chine réagirait ainsi aux programmes américains, sans que l’on puisse parler de « course aux armements ». De manière générale, les Américains n’ont jamais tranché la question « est-il légitime d’être vulnérable face à la Chine ? ». L’administration Bush répondait plutôt non, l’administration Obama refusait délibérément de trancher la question, l’administration Trump…

La stabilité stratégique en temps de crise

Quid maintenant de la stabilité en temps de crise, c’est-à-dire du risque de voir un acteur tenté par une première frappe ?

La défense antimissile est-elle de nature à encourager, ou au contraire à diminuer les risques d’escalade en temps de crise? On retrouve ici une vieille controverse, illustrée par l’affrontement, dans les années 1960, de deux penseurs américains, Herman Kahn et Thomas Schelling. Kahn estimait que la défense antimissile pouvait renforcer la crédibilité de la menace d’escalade en protégeant l’Amérique de la riposte adverse ; Schelling, pour sa part, estimait que cela rendrait la dissuasion instable car l’adversaire craindrait une première frappe américaine.

Qui avait raison ? Tous les deux ou plutôt aucun des deux, car ils raisonnaient sur ce point en des termes très abstraits. Certes, la manière de pensée de Schelling a plutôt dominé la stratégie américaine, mais attention : si les deux pays ont depuis longtemps une capacité de frappe en second, la « destruction mutuelle assurée » n’a jamais vraiment existé, car les Soviétiques ne l’ont jamais acceptée – et ce alors même que ni Washington ni Moscou n’ont jamais eu une réelle capacité de « frappe désarmante » sur l’autre. MAD est essentiellement une reconstruction a posteriori, une sorte de paradis perdu imaginaire de la stratégie.

En revanche, une défense limitée peut sans doute contribuer à la stabilité en temps de crise face à une menace limitée, comme on le verra plus loin.

Par ailleurs, une question légitime a été posée : quid si Moscou interprétait un tir d’interception contre un missile nord-coréen comme un tir de missile américain ? (SLIDE 5) On souligne que les Russes manquent de moyens spatiaux d’alerte avancée (deux satellites seulement). C’est vrai, mais c’est oublier qu’ils ont des radars modernes, qu’ils n’ont pas en temps de paix de posture de « lancement sur alerte », et que les Etats-Unis informeraient Moscou. Le risque me paraît donc négligeable. 

La défense antimissile peut parfaitement coexister avec la dissuasion

La question « la défense antimissile est-elle un substitut ou un complément à la dissuasion ? » me semble assez vaine. Il est très difficile en effet de voir dans la défense antimissile un « substitut » possible à la dissuasion par menace de représailles, même pour des menaces très limitées. La comparaison de l’efficacité relative de ces deux mécanismes est ardue, car la première repose surtout essentiellement sur des données techniques, et l’autre essentiellement sur des données psychologiques. Il me semble en tout cas que rien ne peut remplacer la crainte de menaces de représailles nucléaires sur le territoire de l’adversaire. Et que, dans les faits, la défense peut à la fois renforcer la dissuasion nucléaire et compléter celle-ci.

Renforcer la dissuasion nucléaire

Sur le plan conceptuel, loin d’affecter par nature la crédibilité de la dissuasion nucléaire, je pense qu’elle peut au contraire la renforcer et élever le seuil nucléaire, comme le bouclier peut permettre de mieux utiliser l’épée. La défense antimissile peut renforcer la confiance d’un acteur en sa propre dissuasion nucléaire.

  • Si le défenseur sait qu’il n’aura pas nécessairement à répondre à une agression majeure par une riposte nucléaire, cela peut renforcer sa confiance en sa propre dissuasion : il sait qu’il n’aura pas nécessairement à riposter seulement pour maintenir la crédibilité de son outil de dissuasion. Par ailleurs, cela peut amoindrir la tentation pour l’adversaire d’exercer un chantage en escomptant que « nous n’oserions pas ». 
  • De plus, si l’agression se situe « au seuil » des intérêts vitaux, l’existence de défenses permet d’élargir la marge de manœuvre des autorités politiques : celles-ci savent que la riposte nucléaire n’est pas un choix obligé. 

La défense peut même contribuer à la stabilité en temps de crise. En effet, elle peut constituer une alternative au « lancement sur alerte », qui est destiné à ce que l’on appelle la « limitation des dommages ». C’était la logique des sites autorisés par le traité ABM (protection d’une partie des forces ou de la capitale). Ce peut être particulièrement utile pour un pays qui a une doctrine de non-emploi en premier, comme l’Inde.

Compléter la dissuasion nucléaire

La défense antimissile peut aussi compléter la dissuasion traditionnelle par menace de représailles en constituant un moyen de « dissuasion par interdiction ». Car si l’agression se situe, du point de vue du défenseur, sous le seuil des intérêts vitaux, la menace de représailles nucléaires est inopérante. (Le tir de quelques missiles balistiques à charge classique serait-il couvert par la dissuasion nucléaire ? Sans doute pas, comme on l’a vu avec l’exemple israélien en 1991.) Elle est alors une extension de la défense aérienne.

En outre, elle force l’adversaire à prendre des risques : car pour être certain que ses missiles passeront, il peut être tenté d’accroître le volume de sa frappe – et ainsi prendre un risque, car si la défense s’avère inefficace, l’ampleur des dommages subis pourrait alors mériter une riposte nucléaire… Elle présente donc un dilemme à l’agresseur.

Elle constitue également une police d’assurance en cas d’échec de la dissuasion, car la dissuasion peut échouer, notamment si l’adversaire n’a pas compris qu’il avait franchi le seuil des intérêts vitaux ; il s’agit alors d’une alternative à la frappe limitée destinée à rétablir la dissuasion, ce que la France appelle « l’ultime avertissement ».

Enfin, elle peut être une véritable alternative à la dissuasion nucléaire dans deux cas et dans deux cas seulement, tous deux extrêmes.

  • Premier cas : le risque de lancement « illégitime », c’est-à-dire accidentel ou non autorisé (étatique ou non-étatique), ce qui était d’ailleurs la justification première du programme GPALS de l’immédiat après-guerre froide. 
  • Second cas : le risque de voir un dirigeant légitime mais pris d’un acte de folie, procéder à une frappe sans aucune raison stratégique

Il existe en revanche une interrogation sur une autre fonction possible de la défense antimissile, celle qui la verrait contribuer à ce que les Etats soient convaincus qu’il est vain d’investir dans le domaine des missiles. Cette fonction dite de « découragement » (dissuasion en anglais) est hérité de la vision « républicaine » de la défense antimissile. Comme on le sait, dans les années 1980, nombreux aux Etats-Unis étaient ceux qui espéraient décourager l’Union soviétique d’entrer dans une course aux armements.

Elle se veut pertinente aujourd’hui face aux puissances régionales, et le sera peut-être un jour, du point de vue de Washington, face à la Chine. L’Inde, pour sa part, ne semble pas totalement insensible à l’idée d’épuiser le Pakistan dans une « course aux armements »… Cette idée n’est pas seulement théorique : ce n’est en effet que lorsque Washington était apparu déterminé à développer les défenses que Moscou avait accepté le principe de la maîtrise des armements stratégiques. Et les Soviétiques craignaient réellement d’être entraînés dans une compétition technologique avec les Américains dont ils n’avaient pas les moyens d’être vainqueurs.

Constatons en tout cas que nombre de pays ont choisi de faire coexister les deux et, d’une certaine manière, le « monde réel » a tranché la question. En effet, la plupart des Etats ayant fait le choix de la dissuasion nucléaire, nationale ou élargie, ont aussi fait le choix de la défense antimissile.5

Pendant plus de trente ans, la Russie a été le seul pays au monde à déployer et à entretenir des défenses anti-balistiques stratégiques. Elle reste le seul à déployer un ensemble d’intercepteurs à charge nucléaire qui protège la région de Moscou. Le nucléaire n’est d’ailleurs pas un mauvais choix pour défaire le nucléaire, car aux effets cinétiques de l’explosion de la charge s’ajoutent ses effets électromagnétiques.

Un investissement considérable fait depuis les années 1980 permet aux Etats-Unis d’être leaders dans ce domaine. Aujourd’hui la défense antimissile stratégique, c’est la moitié de la dépense nucléaire : dans le projet de budget pour l’année fiscale 2019, l’administration Trump demande 12,9 milliards de dollars pour la défense antimissiles contre 24 milliards pour la dissuasion nucléaire. Elle souhaite disposer de 64 intercepteurs GBI en 2023, soit 20 de plus qu’aujourd’hui.

Les pays de l’Alliance atlantique, eux, ont décidé en 2004 de se doter d’une défense limitée de leurs territoires.6 Elle était destinée à l’Iran, même si l’OTAN n’a jamais pu mentionner ce pays par son nom en raison de l’opposition de l’un de ses membres. L’Iran, pour l’OTAN, c’est un peu le Voldemor de Harry Potter: « celui-dont-on-ne-doit-pas-mentionner-le-nom ». Le système Aegis est déployé par les Etats-Unis sur la côte espagnole, et deux sites terrestres sont prévus, en Roumanie et en Pologne.

Il en est de même pour les alliés moyen-orientaux et asiatiques des Etats-Unis.7 Ils investissent tous dans des systèmes multicouches, destinés à la défense endo-atmosphérique (type PAC3, THAAD) et exo-atmosphérique (type SM3).

L’Inde entend faire de même contre le Pakistan, qui est un peu, du point de vue de New Delhi, son « Etat-voyou ». Et la Chine semble, lentement mais sûrement, s’y mettre.

Mais le pays qui, en termes relatifs, a le plus investi sur la défense antimissile, c’est Israël. Car ce pays fait face à un double problème : d’une part, la menace pour lui est réelle et constante, sans distinction réelle entre ce qui est « tactique » et « stratégique » ; d’autre part, il est particulièrement vulnérable du fait de sa localisation et surtout de sa taille. Mais c’est aussi cette superficie réduite qui lui permet d’avoir pour ambition de couvrir totalement son territoire par un système multicouche de défense, dont la dernière, basée sur le système Arrow, est destinée aux missiles iraniens.

La dimension politique de la défense antimissile au moins aussi importante que sa dimension militaire

Cette dimension politique joue vis-à-vis des adversaires, des alliés, et des opinions. 

Vis-à-vis des adversaires. L’implantation d’un système de défense chez un allié est perçue – à juste titre – comme une insertion dans un système de défense collective. C’est ce qui explique largement que la Russie, qui avait mollement réagi au retrait américain du traité ABM, l’ait fait de manière aussi virulente lorsqu’il fut décidé d’implanter des systèmes américains antimissiles en Pologne, ainsi que dans d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est. On le voit aussi dans les réactions chinoises aux défenses en Corée du sud – pays qui, contrairement au Japon, n’est pas considéré comme un adversaire potentiel par Pékin.

Au-delà, d’une certaine manière, on peut dire que la défense antimissile est « castratrice ». Elle donne le sentiment à un adversaire que ses missiles sont impuissants… C’est d’abord dans cet esprit qu’il faut lire le discours de Vladimir Poutine du 1er mars 2018. C’est une logique de puissance, de revanche. Il dit après avoir présenté les nouveaux programmes offensifs russes : « Personne ne voulait nous écouter. Eh bien, écoutez-nous maintenant ». Rappelons qu’il s’agit de quelqu’un qui disait à George Bush, lors qu’ils évoquaient leurs chiens, que le sien était « plus gros, plus fort et plus rapide » que celui du président américain. C’est une compétition de testostérone. Et à cet effet, Moscou a lâché la bride au complexe militaro-industriel russe.

Vis-à-vis des alliés. Pour les alliés, la réaction est symétrique : la défense antimissile rassure, concrétise la protection américaine. Pour les Polonais, ce qui comptait dans la décision prise par George Bush, c’était la présence américaine sur leur territoire, pas la protection contre les missiles iraniens. Contrairement à ce que peut faire la dissuasion, la défense consolide les alliances. Le problème, bien sûr, est qu’il peut les consolider… un peu trop, et que de la consolidation au contrôle, il n’y a qu’un pas.

Vis-à-vis des opinions. Enfin, sur le plan intérieur, la défense antimissile peut rassurer les opinions mais aussi les inquiéter. L’abandon du premier système ABM américain avait-il des causes géopolitiques, comme on l’a dit – le rapprochement avec la Chine – mais les considérations de politique intérieure jouaient tout autant. Y compris sur le plan local : on voulait bien multiplier les sites antimissiles, mais de préférence pas dans son voisinage… La Russie essaye d’ailleurs de jouer de cette sensibilité en menaçant les pays européens qui accueillent des systèmes américains de devenir des « cibles ».

Il est souvent tentant d’exagérer les performances d’un système pour rassurer son opinion ou ses les alliés, pour impressionner l’adversaire ou tout simplement pour justifier des budgets. On se souvient que le Pentagone l’avait fait en 1991 pour les Patriot dans le Golfe, on a encore pu le voir en 2017 quand un missile a été tiré sur Ryad : ni le missile ni l’intercepteur n’ont fonctionné. Il y a ainsi toujours une part de bluff, comme dans la dissuasion, mais c’est un bluff qui peut être politiquement dangereux.  

Conclusion

On le voit, il faut se méfier des raisonnements à l’emporte-pièce sur ces sujets. La défense antimissile ne mérite ni excès d’honneur ni indignité, elle ne doit être ni un « totem », ni un « tabou ».

La défense antimissile est un sujet tout aussi politique que militaire, est c’est aussi – peut-être surtout, de mon point de vue – une question de rapport coût-efficacité.

Or celui-ci n’est pas toujours convaincant. Pour certains pays, l’ambition d’une couverture totale du territoire peut être un calcul raisonnable : on pense à Israël ou au Japon. Pour les Etats-Unis ou la Russie, en revanche, c’est hors de portée. A cet égard, le problème de fond de la défense antimissile stratégique n’est pas que « l’épée l’emportera toujours sur le bouclier », c’est qu’il sera toujours plus cher de renforcer le bouclier que de renforcer l’épée, dans un rapport que l’on évalue souvent à 3 pour 1.

L’Amérique a investi plus de 40 milliards de dollars dans son système GMD. Au vu des tests (10 sur 18 ont réussi), la probabilité de succès d’un seul intercepteur est de 56-57%, ce qui nous donne 97% de chances d’intercepter un missile en une salve de « 2x2 ». Le coût marginal d’un missile intercepté en plus est de l’ordre de 300 millions (quatre intercepteurs à 75 millions pièce).

Est-ce que cela en vaut la peine ? La réponse ne peut être que politique.

 


Rappelons par ailleurs que l’Union soviétique avait violé le traité ABM (radar de Krasnoïarsk). 
Ainsi a-t-on pu lire dans le communiqué issu à Varsovie en 2016 : « La défense antimissile de l’OTAN n'est pas dirigée contre la Russie, et elle ne portera pas atteinte aux capacités russes de dissuasion stratégique. La défense antimissile de l'OTAN est destinée à assurer la défense contre des menaces potentielles n'émanant pas de la zone euro–atlantique. Nous avons expliqué à de nombreuses reprises à la Russie que le système BMD n'a pas la capacité d'atteindre le dispositif russe de dissuasion nucléaire stratégique, et qu'il n'y a aucune intention de revoir la conception de ce système pour le doter d'une telle capacité à l'avenir. Dès lors, les déclarations de la Russie dans lesquelles celle-ci menace de prendre des Alliés pour cible en raison de la BMD de l'OTAN sont inacceptables et contre-productives. Si la Russie devait être disposée à discuter de la BMD avec l'OTAN, et sous réserve de l’accord de l'Alliance, l'OTAN reste ouverte à la discussion ». Communiqué du Sommet de Varsovie publié par les chefs d’État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Varsovie les 8 et 9 juillet 2016, site de l’OTAN, http://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_133169.htm. 
Ils n’ont, à l’extrême, que la possibilité d’intercepter des missiles intercontinentaux rudimentaires, avec une probabilité assez faible (Corée du nord).
S’agissant de la possibilité de coopérer avec Moscou sur ce programme, les discussions ont toujours buté sur la volonté russe d’avoir une sorte de droit de veto sur leur utilisation. 
L’Australie est une exception, explicable du fait de sa localisation géographique.
En 2004, les Chefs d’Etat et de gouvernement avaient approuvé, à Istanbul, le principe d’un programme de défense antimissile. En 2007, l’administration Bush avait proposé à cet effet le déploiement de 10 intercepteurs GBI en Pologne et d’un radar en République tchèque. En 2009, l’administration Obama avait réorienté ce programme en lui donnant un caractère plus souple et évolutif, ce que l’on a appelé l’EPAA (European Phased Adaptive Approach). Il s’agissait de s’appuyer sur le système Aegis et ses missiles SM3, d’abord en mer, puis sur terre. En 2010, à Lisbonne, il avait été acté que la défense antimissiles irait au-delà de la seule protection des forces, qu’elle protégerait désormais « la population, le territoire, les forces », et que le programme ALTBMD de l’OTAN serait ainsi étendu, en y reliant l’EPAA américaine. En conséquence, le Concept stratégique adopté à cette occasion disposait : « nous développerons notre capacité à protéger nos populations et nos territoires contre une attaque de missiles balistiques, en tant qu’un des éléments centraux de notre défense collective, qui contribue à la sécurité, indivisible, de l’Alliance ». En 2012, à Chicago, où fut déclarée la « capacité intérimaire » du système, il fut acté, conformément aux résultats de la Revue de dissuasion et de défense, que la défense antimissile ne serait qu’un « complément » à la dissuasion, comme le souhaitait Paris, et non un « substitut » à cette dernière, comme le souhaitait certains à Berlin. Avec un objectif de pleine capacité opérationnelle en 2018. Aujourd’hui, plusieurs pays de l’Alliance déploient des missiles SM3 en mer ou sur terre, et le système de commandement et de contrôle a été déclaré opérationnel en 2017.
La France participe à la défense antimissiles de l’OTAN dans sa « couche de théâtre » (ALTBMD, jusqu’à 1000 km) avec son système SAMP/T et son intercepteur Aster 30 Block 1.