L’industrie d’armement de la Chine : du rattrapage à l’innovation

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 19 Février

Mathieu Duchâtel, Directeur adjoint du programme
Asie et Chine du Conseil Européen des Relations Internationales (ECFR),
ancien représentant à Pékin du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI)

 

En matière de grands programmes d’armement, la Chine ne fait plus mystère de ses ambitions. Xi Jinping a fixé le cap dans son rapport de travail au 19e Congrès du Parti Communiste en Octobre 2017. Il y appelle à construire une Armée Populaire de Libération (APL) de « classe mondiale » en 2050. Pour parvenir à cet objectif, Xi Jinping souligne : « Nous devons être clairvoyants, la technologie est la capacité de combat centrale. Nous devons encourager l’innovation dans les technologies les plus importantes et innover de manière indépendante ».

Qualifié par le ministre des Affaires Etrangères Wang Yi de « manuel qui fait le plus autorité pour comprendre et approcher la Chine », le rapport de travail au Congrès est une feuille de route précise, qui place l’innovation en matière de défense au service d’une vision stratégique.2 Selon Xi, la Chine doit atteindre à l’horizon 2050 une position de « leader global en matière de puissance et d’influence internationale ». L’affichage d’une telle ambition constitue une rupture avec l’ambiguïté de ses prédécesseurs, qui préféraient garder un profil bas en accumulant puissance économique et militaire. Quête de puissance, leadership : ce sont autour de ces termes que les analystes chinois font l’exégèse de la « nouvelle ère » annoncée au 19e Congrès. Depuis sa fondation en 1949, la République Populaire de Chine a connu deux phases historiques. Lors d’une première période de trente ans, sous Mao, le Parti Communiste Chinois a rétabli d’un Etat souverain et indépendant. A partir de 1979, pendant trois décennies de réformes initiées par Deng Xiaoping et approfondies par Jiang Zemin et Hu Jintao, il s’est enrichi à un rythme effréné. Or avec la « nouvelle ère » de Xi Jinping, on entre – pour une trentaine d’années ? – dans une quête décomplexée de puissance internationale.

C’est dans ce contexte qu’il faut placer le développement de l’industrie d’armement de la Chine. Depuis l’accélération de la modernisation de l’APL après la crise du détroit de Taiwan de 1995/1996, la Chine a progressivement réduit sa dépendance envers les systèmes d’armes russes, grâce à un investissement considérable dans son industrie d’armement. Elle mène aujourd’hui ses propres programmes pour tous les grands systèmes d’armes et sa courbe de progression semble exponentielle. Si l’objectif d’une industrie d’armement autonome avait déjà été fixé par Mao Zedong, jamais la RPC n’a semblé si proche de l’atteindre. Elle ne dépend aujourd’hui de l’étranger que pour des niches, et pour nourrir sa propre stratégie d’innovation via des transferts intangibles de technologie.

Cet article analyse la dynamique en cours en trois temps. Il note les progrès et les limites de la transparence des affaires militaires en Chine, avant de juger des performances de son industrie d’armement, puis de se pencher sur les conséquences déjà concrètes et mesurables de cette transformation en cours pour la France et l’Europe. 

Quelle transparence ?

Les analystes des questions d’équipement militaire en Chine bénéficient aujourd’hui d’une politique de communication plus ouverte de la part de l’APL. Il s’agit d’un changement notable, qui reflète la transformation du pays sous la présidence de Xi Jinping. La production d’armement est aujourd’hui pleinement intégrée dans le dispositif de communication du pouvoir chinois. Il s’agit d’envoyer aux audiences intérieures et internationales un message de puissance, de confiance et d’esprit de conquête. Cette approche sert aussi les ambitions de la Chine sur les marchés d’exportation – ainsi, l’intense couverture par les médias chinois des drones de combat CH-5 et Wing-loong II au salon aéronautique de Zhuhai de 2016.3

Deux exemples récents illustrent cette approche nouvelle de la communication pour une APL longtemps associée à des efforts de dissimulation de ses équipements. En mai 2017, la chaîne de télévision CCTV diffusait une interview du vice-amiral Ma Weiming, de l’Académie Chinoise d’Ingénierie. Il y évoquait plusieurs programmes, confirmant les efforts en cours sur la production de catapultes électromagnétiques qui devraient équiper les futurs porte-avions de la marine chinoise, et attirant l’attention sur ce qui pourrait constituer une véritable innovation : un système de propulsion magnétique pour les futurs sous-marins, qui réduirait considérablement leur bruit.4 En février 2018, le Quotidien du Peuple publiait un article sur le premier canon à énergie dirigée, à partir de photos non-officielles du bâtiment de débarquement amphibie des années 1990 sur lequel le canon était disposé pour des essais en mer. L’article citait un expert militaire chinois, qui affirmait que cette nouvelle génération d’armes, également en développement aux Etats-Unis, pourrait être déployé sur les futurs modèles de la nouvelle classe de destroyer de type 055.5

Cette tonalité triomphaliste de la presse chinoise reflète un changement plus général. Le ministère de la Défense communique sur son site internet sur les entrées en service des nouveaux bâtiments de surface de la marine (18 en 2016). Les photographies d’enthousiastes s’échangent sur les Forums de discussion. Cette communication officielle renforce les possibilités d’analyse, d’autant qu’elle se surajoute à un aspect qui n’a pas changé : les publications sur les programmes en cours pour un public de professionnels et de passionnés, dans la presse spécialisée et les journaux universitaires. Dès 2009, le Naval War College pouvait publier des études complètes sur le programme de missile balistique anti-navires de l’APL en s’appuyant exclusivement sur des sources ouvertes chinoises.6

Le discours sur l’opacité de l’APL, et en particulier sur l’industrie d’armement qui appuie sa modernisation, doit donc être relativisé. Dans ce contexte, il est important d’identifier le manque de transparence là où il est réel : sur l’effort budgétaire qui soutient la modernisation de l’industrie d’armement de la Chine. 

En mars 2017 lors de l’Assemblée Nationale Populaire, la Chine annonçait un budget de la défense de 152 milliards de dollars, le deuxième du monde en valeur derrière les Etats-Unis – un rang atteint dès 2010. Or ce budget n’inclut pas les dépenses de recherche et de développement de l’industrie d’armement. La difficulté de les estimer tient en outre au manque de communication des dix grands conglomérats publics qui dominent le paysage de la défense en Chine, et qui sont des acteurs centraux de la R&D aux côtés de l’armée et des ministères. 

Le total officiel du budget R&D de la Chine est de 280 milliards de dollars en 2017.7 Le centre de recherche SIPRI à Stockholm, qui produit une estimation annuelle des dépenses militaires des Etats et inclut une estimation des dépenses R&D de la Chine, calcule que la Chine a dépassé les 200 milliards de dollars de dépenses d’armement dès 2014.8 Richard Bitzinger estime crédible un budget annuel de 10 milliards de dollars, équivalent aux dépenses militaires totales de Singapour ou de Taiwan.9 Une comparaison avec d’autres Etats suggère que la Chine pourrait dépenser davantage. Les Etats-Unis, qui partent de fondamentaux supérieurs, consacrent dans leur budget 2016 plus de 85 milliards de dollars à la R&D de défense, y compris la recherche fondamentale dans des domaines comme les neurosciences ou les nanosciences, soit plus de 14% de leurs dépenses militaires.10 La Corée du Sud, ambitieuse également sur les marchés d’exportation et faisant face à une Corée du Nord nucléaire et hostile, consacre plus de 7% en 2017, soit 2,27 milliards de dollars.11 A 10% de ses dépenses officielles en 2017, le budget R&D chinois pour l’armement serait de 15 milliards de dollars. A un niveau légèrement supérieur aux Etats-Unis, il atteindrait plus de 20 milliards de dollars. 

Ce niveau de dépenses, les progrès déjà accomplis, le soutien politique sans faille, les succès passés de modèles étatiques dirigistes pour le soutien au développement technologique devraient convaincre tous les observateurs que les ambitions chinoises doivent être prises très au sérieux. 

Quelles performances ?

La « classe mondiale » est le standard visé pour tous les grands programmes en cours. Sur le plan de la dissuasion nucléaire, la Chine travaille à la prochaine génération de sous-marin nucléaire lanceurs d’engin, les 096 Tang, qui pourraient emporter une nouvelle classe de missiles balistiques, les JL-3. Elle développe les nouvelles générations de missiles balistiques mirvés et mobiles, une mise à jour du DF-5 et le DF-41, et un missile planant hypersonique à la trajectoire non-balistique. L’objectif de ces programmes est de maintenir la crédibilité de la riposte nucléaire assurée à l’âge des défenses anti-missiles.

Au plan de la puissance aérienne, la Chine est le seul Etat à développer deux modèles de chasseurs furtifs, le J-20 à Chengdu et le J-31 à Shenyang, tout en explorant une alternative au J-15, l’avion de combat emporté sur ses porte-avions. Elle produit désormais en série l’avion de transport lourd Y-20 à un rythme proche de dix unités par an, un signe clair de sa volonté d’acquérir une capacité de projection de troupes et de matériel sur de longues distances. Enfin, alors que son deuxième porte-avions, le premier à être construit localement, est en phase d’essai, elle développe à la fois le troisième et teste des catapultes électromagnétiques et à vapeur. 

Au plan de la puissance navale, les constructeurs chinois produisent en série les nouvelles classes de corvettes 056, de frégates 054 et deux classes de destroyers, le 052D et le 055, un géant de 12000 tonnes. Ils visent le développement d’une classe de porte-hélicoptères, qui décuplerait les capacités de projection amphibie de la marine, et travaillent aux nouvelles générations de sous-marins nucléaires d’attaques et conventionnels. Le format de la marine chinoise va continuer sa transformation à mesure que celle-ci intègre des groupes aéronavals. Comme le souligne un expert chinois des questions stratégiques, l’objectif de cet effort est la « parité stratégique » avec l’alliance nippo-américaine en Asie.12 Mais au-delà de l’Asie, la marine chinoise est une force pour protéger des intérêts de sécurité compris aujourd’hui dans un cadre global – c’est pour cette raison que la première base chinoise à l’étranger, à Djibouti, est sous le commandement de la marine.

Sans être exhaustive, la liste est déjà impressionnante. Elle indique le saut qualitatif de l’APL. De la Russie, dans un avenir proche, le seul système complet que la Chine pourrait acquérir est un nouveau lot de SU-35.13 Les SU-35 intéressent l’armée de l’air chinoise pour une niche précise : leur compatibilité avec les gros porteurs IL-78 pour le ravitaillement en vol, la grande faiblesse qui contraint jusqu’à présent sa projection de puissance aérienne. Mais la Chine semble exiger un assemblage sur son territoire, ce qui serait une concession importante pour Moscou qui a vu la Chine produire en série la copie J-11 de ses SU-27 après avoir accepté un accord similaire.

Il existe aux Etats-Unis, au Japon et en Europe une tendance à minimiser les progrès de la Chine. L’argument récurrent est qu’elle n’a jamais démontré dans des conflits armés le niveau de ses équipements. Plusieurs vulnérabilités sont bien connues : le bruit de ses sous-marins, la faiblesse de son industrie de moteurs, son retard sur les technologies de furtivité…

Mais force est de constater que l’effort de défense chinois a déjà des effets politiques – c’est l’une des perspectives essentielles pour juger de sa performance. Grâce à son outil militaire, la Chine dissuade le mouvement indépendantiste taiwanais. Elle a pris depuis 2015 une position stratégique dominante en mer de Chine du Sud en construisant des îles artificielles sur les 7 éléments qu’elle contrôle dans les Spratleys, sans rencontrer de résistance. La plupart de ses voisins ajustent déjà leur effort de défense à cette montée en puissance, afin d’éviter des déséquilibres excessifs. Alors que la Chine a longtemps cherché à accumuler des capacités asymétriques pour dissuader les porte-avions américains d’opérer au sein de la première chaîne d’iles, ce sont désormais les voisins de la Chine qui pensent en termes d’asymétries.

Quelles conséquences ? 

Pour la France et l’Europe, les succès de l’industrie d’armement de la Chine soulèvent deux questions. Jusqu’où contrôler nos transferts de technologie duale ? La Chine est-elle déjà un compétiteur crédible sur les marchés d’exportation ?

Sur les aspects de contrôle, il est important de noter que vu de Pékin, la question de la levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine n’a plus aucune pertinence. Une Chine innovante qui s’approche de l’auto-suffisance n’a pas besoin d’importer des systèmes d’armes, mais plutôt d’accéder aux technologiques et au savoir-faire qui lui permettront de franchir de nouveaux paliers et de soutenir sa stratégie centrée sur l’innovation. Xi Jinping marque en ce sens un véritable tournant sur le plan des relations sino-européennes en matière d’armement. Ce n’est qu’après le 18e Congrès de 2012 que la Chine met fin à sa pratique de coupler toute discussion sur les dossiers de sécurité internationale à une demande formelle de levée de l’embargo.14

Dans ce contexte nouveau, la question porte désormais sur les transferts de technologie intangible, qui passent par les investissements directs, les fusions/acquisitions et la coopération en matière de science et de technologie. Les pays européens sont plus libéraux que les Etats-Unis et le Japon, même si des mécanismes existent pour réguler les transferts de technologie, par exemple en France, le dispositif de protection du patrimoine scientifique et technique. Au niveau de l’UE, la Commission défend la création de règles de contrôle des investissements étrangers, qui permettraient surtout de mieux partager l’information entre Etats membres, et de faciliter la transparence. En 2018, la Commission procède en outre à un examen des flux d’investissements entrants en Europe, en se centrant sur les technologies clefs dont un contrôle étranger poserait problème sur le plan de la « sécurité et de l’ordre public ».15 Il est certain que l’environnement pour l’acquisition de technologies sensibles va devenir plus restrictif en Europe. Cela pourrait gêner la stratégie centrée sur l’innovation de l’industrie d’armement de la Chine.

Cette question du contrôle doit aussi être pensée sous l’angle de la compétition avec la Chine sur les marchés d’exportation. En Asie du Sud-Est, les industriels chinois remportent des contrats d’équipement naval sur des segments plus avancés que dans la décennie précédente. Les contrats de 2017 pour la livraison à la Thaïlande du premier de trois sous-marins de classe Yuan, et pour la production de 4 patrouilleurs navals (Littoral Mission Ships) avec la Malaisie montrent une vraie diversification et une montée en gamme. Les exportations chinoises ne se résument plus à des systèmes de défense aérienne ou de missiles anti-navires, et la Chine gagne des marchés importants ailleurs qu’en Asie du Sud, même si le Pakistan demeure le meilleur client de son industrie de défense. En outre, la Chine dispose d’une véritable niche avec les drones armés. Elle a déjà remporté des contrats avec dix pays, dont l’Iraq, le Nigéria, l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis.16

Conclusion

Pour atteindre les objectifs fixés par Xi Jinping, la Chine dispose de deux atouts considérables, le soutien politique sans faille de l’appareil d’Etat à un projet défini avec clarté, et une capacité d’investissement sans égal aujourd’hui dans le monde. Le scénario d’une Chine qui parvient à innover en matière d’armement et conquérir de nouveaux marchés d’exportation est crédible. Les partenariats de la France et de l’UE avec la Chine doivent donc de plus en plus prendre en compte cette nouvelle dimension de compétition, conséquence des succès chinois en matière de science et de technologie. 

 


Xi Jinping, “Secure a Decisive Victory in Building a Moderately Prosperous Society in all Respects and Strive for the Great Success of Socialism with Chinese Characteristics in the New Era”, Rapport de Travail au 19e Congrès du Parti Communiste Chinois, Pékin, 18 Octobre 2017. Version officielle en anglais de Xinhua disponible sur http://www.chinadaily.com.cn/china/19thcpcnationalcongress/2017-11/04/c…
2  Source : site internet du ministère des Affaires Etrangères, République Populaire de Chine. “Wang Yi: Report to 19th CPC National Congress is the Most Authoritative Textbook to Understand China”, 24 Janvier 2018. http://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1528706.shtml
Site officiel de la municipalité de Zhuhai, “China air drones match any paradigm”, 7 Novembre 2016. http://www.cityofzhuhai.com/2016-11/07/c_60305.htm
4  Cao Siqi, “Chinese propulsion system advances submarine capability”, Global Times, 24 Octobre 2017.
Version anglaise: “China’s warship reportedly equipped with electromagnetic railgun”, People’s Daily Online, 5 Février 2018
Andrew S. Erickson and David D. Yang, “Using the Land to Control the Sea? Chinese Analysts Consider the Anti-Ship Ballistic Missile,” Naval War College Review, vol 62, no. 4, Autumn 2009, pp. 53-86
7“China's R&D spending up 11.6% in 2017”, China Daily, 13 February 2018. http://www.chinadaily.com.cn/a/201802/13/WS5a827ffea3106e7dcc13c829.html
Source : base de données du SIPRI sur les dépenses militaires des Etats, https://www.sipri.org/databases/milex
Richard Bitzinger, Arming Asia, Technonationalism and its impact on local defense industries, Routledge, 2017. 
10 Melissa Vetterkind, “Agency budgets, chapter 11, Department of Defense”, American Association for the Advancement of Science, 2017.
11 Christopher Lee, “South Korea's Defense Budget: A Move Toward Self-Reliance”, Real Clear Defense, 7 Juillet 2017. https://www.realcleardefense.com/articles/2017/07/07/south_koreas_defen…
12  Entretien avec un universitaire chinois, Pékin, mai 2017
13 “China's Air Force May Soon Get More Russian Su-35 Fighters”, Asia Times Online, 9 Mars 2018.
14 Mathieu Duchâtel, Mark Bromley, “Influence by Default, Europe’s Impact on Military Security in East Asia”, European Council on Foreign Relations, mai 2017. 
15 European Commission, press release. “State of the Union 2017 - Trade Package: European Commission proposes framework for screening of foreign direct investments”, Brussels, 14 September 2017. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-17-3183_en.htm
16 Michael Horowitz, “Drones aren’t missiles, so don’t regulate them like they are”, Bulletin of Atomic Scientists, 26 juillet 2017. https://thebulletin.org/drones-arent-missiles-so-dont-regulate-them-the…