Le nouveau rapprochement sino-russe et la fin du monde unipolaire
Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 26 Février
Isabelle Facon, spécialiste des politiques
de sécurité et de défense russes
Chine-Russie : Moscou à l’initiative face aux nouvelles routes de la soie chinoises
Initialement plutôt réservée, voire sur la défensive, face à l’annonce par les dirigeants chinois de leur projet de nouvelles routes de la soie, Moscou a par la suite non seulement affiché son approbation mais aussi fait valoir son propre potentiel comme partie prenante. La déclaration commune des présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping du 8 mai 2015 annonçant leur volonté d’assurer une connexion, une coordination entre le projet chinois et l’Union économique eurasiatique (UEE)1 en a été une illustration politiquement marquante. Cette évolution de l’attitude de la Russie est cohérente avec certains des objectifs principaux de sa politique extérieure à la fin du troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine : renforcer le partenariat avec la Chine, conforter l’image de la Russie comme grande puissance qui contribue à la recomposition de l’ordre international, étayer son narratif sur l’affaiblissement du leadership occidental.
Renforcer le partenariat sino-russe
En mai 2017, Vladimir Poutine comptait au nombre des chefs d’Etat étrangers qui participaient au Forum One Belt, One Road organisé à Pékin par les autorités chinoises. S’exprimant, de façon symbolique, immédiatement à la suite de Xi Jinping lors de la cérémonie d’ouverture de cet événement, le président russe n’a pas tari d’éloges sur ce projet, le qualifiant de constructif et de profitable à toute l’Eurasie. Cette appréciation est rejointe par beaucoup de politologues russes estimant que les Routes de la soie chinoises sont « pleinement conformes aux intérêts de la Russie liés au projet d’intégration eurasiatique » et « répondent aussi parfaitement au tournant vers l’Est » de Moscou (voir Dossier « Poutine, cap vers l’Asie ? », Diplomatie). Ainsi, la connexion Routes de la Soie – UEE, « fondée sur un ‘partenariat Chine-Russie’ fort, va aider à mettre en œuvre de nombreux programmes économiques nourrissant la stabilité politique » en Eurasie (Bordachev, Skriba, Kazakova).
Certes, la Russie avait initialement accueilli le projet chinois avec une certaine fraîcheur, ce dernier ayant des applications directes dans son « étranger proche », en particulier l’Asie centrale (Gabuev, Lukin). Toutefois, Moscou a rapidement revu sa posture. Pouvait-elle, en effet, se permettre d’opter pour une attitude bloquante sur un projet aussi structurant dans l’agenda de son partenaire chinois ? La réponse est non, à l’heure où, dans le contexte de la crise de ses rapports stratégiques avec l’Occident, Moscou a plus que jamais intérêt à mettre en avant la densité de ses relations avec Pékin. Chercher à contrecarrer les intentions chinoises en Asie centrale aurait-il eu un sens, alors que depuis les années 2000, le Kremlin n’a pu empêcher, malgré ses pressions, les républiques centrasiatiques de développer leurs relations économiques avec Pékin, en particulier dans le domaine sensible de l’énergie ? Ces pays, qui, en 2013, commerçaient à hauteur de 50 milliards de $ avec la Chine contre 30 milliards pour la Russie (Orozobekova), comptent profiter des opportunités qu’offrent potentiellement les initiatives chinoises. S’y opposer frontalement reviendrait, pour Moscou, à compliquer plus avant ses relations avec ces pays, déjà endommagées par la crise ukrainienne. A contrario, une attitude plus ouverte peut apaiser leurs craintes quant au regain perçu des « instincts impérialistes » de Moscou, dont la présence est malgré tout considérée par les républiques centrasiatiques comme un appui dans leur effort destiné à modérer les effets de l’influence politique et économique grandissante de Pékin.2
Conforter l’image de la puissance russe
Dès lors, la Russie a cherché à accompagner la dynamique des Routes de la soie plutôt qu’à la subir. C’est ainsi, par exemple, qu’elle a décidé de participer à la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures, dans laquelle elle détient 6 % des droits de vote, après la Chine (26,06 %) et l'Inde (7,5 %). De manière cohérente avec son effort de rééquilibrage de sa politique étrangère et de ses relations économiques extérieures vers l’Asie, qui vise entre autres à attirer des investissements (infrastructures, industrie) vers ses territoires extrême-orientaux, Moscou espère bénéficier des financements que la Chine est prête à consacrer à sa Belt & Road Initiative. L’on peut ici souligner l’investissement chinois dans le projet Yamal LNG, dont la CNPC est devenue actionnaire et que la Chine finance à hauteur de 12 milliards de dollars, en partie via le Silk Road Fund, de même que sa prise de participation, via le même fonds, de 10 % dans SibOur, holding russe de la pétrochimie. Autre exemple : l’accord de 2015 sur la ligne à grande vitesse Moscou-Kazan, qui devrait à terme être intégrée à une ligne grande vitesse Moscou-Pékin. Par ailleurs, la Chine n’a pas décliné la proposition de Moscou – restant certes, pour l’heure, du domaine de l’informel – d’assurer la sécurisation et la stabilisation de l’Asie centrale – une idée qui traduit le souci de la Russie de préserver son influence en Asie centrale en mobilisant ses leviers militaires et sécuritaires3 et d’équilibrer ainsi le rapport de forces global avec Pékin (Julienne).
Moscou développe un discours sur un grand partenariat eurasiatique, une « Grande Eurasie » (Greater Eurasia) qui associerait différentes dynamiques et plateformes d’intégration – des routes de la soie jusqu’à l’ASEAN (avec laquelle la Russie tente actuellement un rapprochement accéléré) en passant par l’UEE et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS).4 Cette idée a été initialement « testée » dans les milieux d’expertise russes à partir de 2015, reflétant selon certains politologues russes la prise en compte d’un nouveau facteur – le caractère irréversible de la détérioration dans les relations Russie-Occident.5 Par la suite, le président Vladimir Poutine lui-même en a formulé sa vision lors du forum économique de Saint-Pétersbourg de juin 2016. Celle-ci grossit manifestement l’importance de la Russie en glissant opportunément dans son grand « schéma eurasiatique » deux organisations dont Moscou est membre fondateur – et membre de poids : l’OCS et l’UEE. Cette dernière, par l’effet d’optique procuré par son association aux Routes de la soie chinoises, semble en meilleure posture qu’elle ne l’est réellement – la crise ukrainienne, associée à diverses tensions internes, lui ayant porté un coup sévère (Orozobekova, Lukin). Le président russe semble ainsi chercher à relancer la dynamique eurasiatique qui lui est chère, ainsi qu’il l’avait exprimé à la veille de l’élection présidentielle de 2012 (Poutine).
Etayer l’idée de l’affaiblissement du leadership occidental
Dans la perspective de Moscou, un autre avantage du « grand projet eurasiatique » n’est pas seulement de faire mentir l’idée assez largement admise en Occident qui veut que la Russie soit isolée sur la scène internationale. Il s’agit aussi d’étayer son narratif sur la fragilité croissante du leadership occidental dans les affaires mondiales. Dans ce narratif, la Grande Eurasie, qui incarne une volonté d’intégration à grande échelle, peut réussir là où l’Occident a, lui, échoué parce qu’il a tenté d’imposer son système de valeurs6 – une appréciation qui renvoie à la perception du Kremlin que les pays occidentaux n’ont de cesse de remplacer les régimes qui ne servent pas suffisamment leurs intérêts. Il n’est de ce point de vue pas anodin que beaucoup des Etats inclus dans le projet russe de Grande Eurasie ne soient pas des démocraties ou affichent un souci bien ancré de protéger leur souveraineté contre les ingérences extérieures (ASEAN). La souplesse est d’ailleurs présentée comme le principal avantage de ce partenariat aux contours encore très vagues : le discours russe indique ainsi en substance que, les Etats y participant n’étant pas liés par des relations d’alliance mais par des intérêts communs, ils ne sont soumis à aucun diktat politique. Pour certains politologues russes, la Russie, par le projet de Grande Eurasie, cherche aussi à toucher les partenaires européens qui la soumettent à sanctions depuis 2014 ; il s’agirait ainsi de les rendre « plus nerveux quant aux perspectives de la coopération économique russo-chinoise » et russoasiatique.7 On note cependant que l’Union européenne apparaît dans certains des discours sur la grande Eurasie des officiels russes – ce qui montre peut-être que Moscou n’est pas pleinement certaine que la Chine acceptera son idée d’une « division du travail » en Eurasie, et souhaite se ménager des options.
Conclusion
Car la question se pose en effet : la Chine ira-t-elle, ou ira-t-elle toujours, dans le sens des ambitions russes ? Pour l’heure, Pékin ne contrarie pas le discours de Moscou sur la grande Eurasie. Cela permet à la Russie de brouiller la réalité, que rappellent cependant des experts russes, à savoir que la force des choses (apathie de l’UEE, crise des relations Russie-Occident, problèmes économiques nationaux, influence économique chinoise en Asie centrale…) n’a laissé à cette dernière « qu’une seule option, celle de se placer dans l’orbite économique d’une autre nation », la Chine (Lukin). Mais rien ne dit, comme le fait remarquer un chercheur de l’Université fédérale de l’Extrême-Orient, que « la Chine accepte l’idée russe que la prééminence chinoise devrait d’une manière ou d’une autre être contrainte et équilibrée au sein d’un concert politique des grandes puissances » (A. Lukin).
De fait, entre les deux pays, les visions stratégiques, sans nécessairement être antagonistes, sont loin de converger. Le fait que la déclaration Poutine/Xi de 2015 peine à trouver matérialisation concrète et que les discussions UEE/Routes de la Soie continuent à se dérouler, en fait, largement au niveau bilatéral Chine-Etats membres de l’UEE, en est un symptôme – et un symptôme, aussi, de la difficulté à faire fonctionner ensemble deux projets de natures très différentes. Les autorités chinoises ont certainement bien perçu qu’au travers de sa « Grande Eurasie », la Russie cherche, sans le dire bien évidemment, à encadrer autant que possible la dynamique chinoise en y associant d’autres puissances moyennes. Qui plus est, la tendance de la Russie à raisonner massivement en termes de rapports de force entre grandes puissances et grands ensembles géopolitiques ne « parle » pas nécessairement aux responsables chinois, ou en tout cas ne les satisfait pas pleinement. Les fondements économiques du «grand plan russe » sont pour le moins imprécis – même si Moscou met régulièrement en avant certains éléments comme la zone de libre-échange UEE/Vietnam (accord signé en 2015) et les négociations en cours entre la Chine et l’UEE.8 Et l’on est en droit de s’interroger sur la motivation des administrations et des élites russes à fournir les efforts nécessaires pour leur donner davantage de corps (Tsvetov).
Pékin, tout en cherchant bien sûr à renforcer les positions internationales du pays via la Belt and Road Initiative, dont la vocation géopolitique ne fait guère de doute, met beaucoup plus en avant les enjeux économiques que Moscou. La Chine a déjà montré qu’elle n’avait pas l’intention d’investir en Russie au nom des routes de la soie si les projets n’affichaient pas une rentabilité potentielle satisfaisante et si le climat des affaires en Russie ne s’améliorait pas. En dépit du « partenariat stratégique » entre Moscou et Pékin, le territoire russe n’est pas particulièrement valorisé dans les projets d’infrastructure et de transit des nouvelles routes de la soie vers l’Europe (Sangar), Pékin misant aussi beaucoup, voire davantage, sur l’Asie centrale, le Caucase, la Caspienne, la Turquie… La presse russe souligne d’ailleurs que la Russie est soumise à une forte concurrence pour ce qui concerne le transit des marchandises chinoises vers l’Europe…9 De fait, la partie chinoise se pose des questions légitimes sur la capacité de la Russie à financer sa part dans les grands projets d’infrastructure envisagés dans ce cadre. A la fin de 2017, Pékin avait refusé d’investir dans la quarantaine de projets proposés par le gouvernement russe et la Commission économique eurasiatique visant à assurer la connexion entre la Chine et l’Europe via des Etats membres de l’UEE (Gabuev). Yamal et SibOur apparaissent, de ce point de vue, des exceptions hautement politiques qui confirment la règle.
Ainsi, contrairement à ce que tendent à dépeindre les médias occidentaux, la Russie – en Eurasie comme ailleurs –, loin d’actionner tous les leviers, réagit aux événements et aux tendances plus qu’elle ne les façonne et ne les détermine, mais montre aussi une aptitude au pragmatisme qui, sans doute, ouvre des options.
1 Lancée le 1er janvier 2015, l’UEE est composée de la Russie, du Bélarus, du Kazakhstan, de l’Arménie et du Kirghizstan. L’UEE, qui vise à renforcer l’intégration économique entre ses membres, prévoit la formation d’un espace économique commun et une libre circulation des personnes et des capitaux ainsi que la mise sur pied de politiques communes dans différents domaines – transports, énergie, infrastructures, etc.
2 Les présidents du Belarus et du Kazakhstan, membres fondateurs de l’Union économique eurasiatique et pays de l’ex-URSS les plus proches de la Russie, étaient également présents au forum One Belt, One Road de mai 2017.
3 La Russie participe à une alliance militaire (Organisation du Traité de sécurité collective) avec trois des cinq républiques d’Asie centrale, et elle dispose de bases militaires et d’accès à des infrastructures militaires dans plusieurs de ces républiques.
4 Créée en juin 2001 sur la base du Forum de Shanghai établi en 1996, elle réunit, outre la Russie et la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, l’Inde et le Pakistan.
5 Intervention d’Alexander Lukin à la Chaire d’études stratégiques, Sorbonne, Paris, 26 février 2018.
6 Intervention d’Alexander Lukin à la Chaire d’études stratégiques, Sorbonne, Paris, 26 février 2018.
7 Voir Daniel Schearf, « Russia Seeks New Investment, Trade Links on China’s New ‘Silk Road’ », 13 mai 2017.
8 Un des principaux arguments de la partie russe, qui privilégie le lien UEE-Chine (par rapport aux liens bilatéraux) dans le souci de conserver des leviers sur les relations entre les pays de l’ex-URSS et la Chine, porte sur le fait que l’UEE permet qu’un container qui transite de la Chine pour rejoindre l’Europe n’a à franchir que deux frontières.
9 Rustem Faliakhov, « ‘Chelkovyï pout’’ : kak Rossii zarabotat’ na tranzite i ne progoret’ », novembre 2017.