Construire la souveraineté européenne : l’enjeu de la cohésion des Européens - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 25 Février

Edouard Simon
Directeur du Bureau de Bruxelles Confrontations Europe

 

L’heure de la souveraineté européenne serait arrivée. C’est en tout cas le titre de ce qui restera le dernier discours sur l’état de l’Union européenne de Jean-Claude Juncker1. Le Président de la Commission européenne y défendait l’idée simple mais puissante que face à la violence et l’imprévisibilité du XXIème siècle, seule l’Europe permettra aux Européens de rester maître de leur destin. Ce n’est donc pas un constat que dresse J.-C. Juncker mais un projet politique pour l’avenir du continent européen qu’il commence à élaborer.

Et, il faut convenir que plusieurs facteurs peuvent laisser penser que celle-ci pourrait émerger. Le contexte international, d’une part, est déterminant. Depuis 2014 (date à laquelle J.-C. Juncker est entré en fonction), le monde a profondément changé et des tendances se sont affirmées. La relation avec les Etats-Unis a ainsi continué à se distendre de façon spectaculaire. L’arrivée à la Maison Blanche d’un Président notoirement opposé à l’intégration européenne a ainsi confirmé que les intérêts européens et américains, loin d’être identiques, pouvaient diverger sensiblement. Les sources de conflit entre Europe et Etats-Unis sont désormais multiples (commerciales, diplomatiques, climatiques, etc.). Cette évolution confirme que l’Europe a perdu sa centralité stratégique pour les Etats-Unis, déjà perceptible dans le pivot vers l’Asie de l’administration Obama. Plus inquiétant peut-être, le mandat de Donald Trump aura été marqué par un recul important du système multilatéral, déjà perclus de contradictions et limitations. Le monde de Trump, Xi, Poutine et Erdogan est celui du retour des politiques de puissance, qui apparait bien moins favorable à l’entreprise d’intégration européenne.

Face à ces évolutions, d’autre part, les Européens ne sont pas restés immobile et ont multiplié les initiatives qui peuvent laisser penser que l’heure est favorable à l’émergence d’une souveraineté européenne. Tout d’abord, les Européens ont réussi à rester relativement unis face à ce contexte international en tension. Que cela soit face aux menaces et coups d’éclat de Trump, sur les sanctions contre la Russie ou dans les négociations sur la sortie du Royaume- Uni, les Européens ont réussi à parler d’une seule voix et à ne pas se laisser emportés par leurs divergences de vue. L’Union a, par ailleurs, effectué une véritable révolution copernicienne sur la question de la défense. Qui aurait pu imaginer, en 2014, que la Coopération Structurée Permanente (CSP), cette « belle au bois dormant2 » des Traités s’éveillerait ? Qui se serait risqué à annoncer alors la création à horizon 2020 d’un Fonds européens de la défense, venant bouleverser le paysage européen du financement de la recherche et de l’innovation de défense ? Au-delà des questions de défense, l’Union a adopté un cadre pour filtrer les investissements directs étrangers (IDE) dans des domaines sensibles de son économie3 et songe, de nouveau, à adopter un instrument pour inciter ses partenaires à la réciprocité dans l’ouverture de leurs marchés publics4.

Souveraineté et cohésion, les deux faces d’une même pièce

Autant de signes que quelque chose a changé dans l’appréhension européenne du monde. Pourtant, dans la perspective de construire cette souveraineté européenne, il nous semble essentiel de rappeler l’importance fondamentale de la cohésion de l’UE et de Européens.

L’Europe vit actuellement une crise existentielle qui va au-delà de la seule addition des crises qu’elle affronte. Une crise du projet. La meilleure illustration en est le sommet informel raté qui s’est tenu à Sibiu le 9 mai dernier et qui était annoncé comme celui de la refondation du projet européen, quasiment 3 ans après le référendum britannique sur le Brexit qui a fait trembler l’Union sur ses bases. Or, ce sommet n’a abouti qu’à l’adoption d’une déclaration vague et sans saveur, n’apportant aucune réponse à la question de la signification du projet européen.

Au contraire, à la question ‘que veulent réaliser ensemble les Européens ?’, la construction d’une souveraineté européenne offre la perspective d’un avenir commun et désirable : la perspective d’un monde dans lequel les Européens pourraient vivre conformément à leurs valeurs et à leurs préférences collectives, dans leur diversité, et dans lequel ils ne sont pas réduit à être les spectateurs de l’Histoire. Bref, l’idée d’une souveraineté européenne a le potentiel de redonner un souffle à cette aventure collective et démocratique unique qu’est la construction européenne.

Mais, cette perspective ne se suffit pas à elle-même. Il est essentiel qu’elle puisse s’appuyer sur une Europe unie. Si la souveraineté apporte du sens à la cohésion de l’Europe, celle-ci est gage de la crédibilité de cette souveraineté. A défaut, la souveraineté n’est qu’un tigre de papier, un village Potemkine. Finalement, souveraineté et cohésion sont les deux faces d’une même pièce qu’il est vain et dangereux de vouloir séparer. Et, dans cette relation entre ces deux faces se joue l’articulation des dimensions internes et externes du projet européen et l’adéquation de celui-ci avec le monde dans lequel il s’inscrit. Toute menace sur la cohésion des Européens en est également une pour l’ambition d’une souveraineté européenne. Or, jamais la cohésion de l’Europe n’a paru aussi fragile. En témoignent la montée en puissance des mouvements politiques et des rhétoriques nationalistes. Il faut donc comprendre et répondre aux causes de la tentation du repli nationaliste qui animent les sociétés européennes.

Polarisation et cohésion de l’Europe

La décohésion de l’Europe est également celle de ses sociétés. Or, le creusement des inégalités produit des effets tant entre les sociétés européennes qu’en leur sein. Il est important de bien prendre en compte ces deux dimensions dans l’analyse des menaces existant sur la cohésion européenne. Les multiples tentations de repli nationalistes qui prennent forme (notamment mais pas seulement) en Europe trouvent ainsi leur racine dans la déliquescence des sociétés et dans leur incapacité à assurer leur cohésion. Les atteintes potentielles ou effectives sur la cohésion des européens sont nombreuses et préoccupantes. D’autant plus qu’elles ne sont pour l’heure majoritairement pas traitées par les politiques nationales et européennes, y compris celle dite de cohésion.

L’Europe fait face à de nombreux bouleversements qui ont tous pour conséquences « naturelles » de favoriser la concentration des activités, des emplois et des richesses au sein de quelques pôles et de mettre à mal sa cohésion économique, sociale et territoriale. Tout d’abord, plusieurs faiblesses structurelles frappent l’Union et ont favorisé la polarisation des activités productives en son sein, renforçant de facto des déséquilibres et des inégalités existantes. D’une part, l’introduction de l’Euro a eu pour effet mécanique de renforcer la puissance industrielle des Etats les plus compétitifs (l’Allemagne, son hinterland industriel et l’Europe du Nord) au détriment de l’Europe du Sud qui s’est considérablement désindustrialisée5. S’en suivent de forts mouvements D’autre part, la dissociation des politiques économiques et sociales, liée à la création de l’Union Economique et Monétaire et en vertu de laquelle la politique économique est fixée au niveau européen (stratégie économique européenne, dont les faiblesses sont nombreuses) et les politiques sociales sont déterminées aux niveaux nationaux, favorise la mise en œuvre de stratégie de concurrence sociale qui exaspèrent les divergences d’intérêt et laminent les solidarités internes.

La globalisation des échanges produit également des effets de polarisation de la géographie des activités économiques européennes au profit de « grandes régions urbaines qui fonctionnent comme des hubs »6 et au détriment des régions périurbaines et périphériques. Cette tendance à la métropolisation repose sur des phénomènes de concentration des flux de capitaux, d’investissement et humains. Ce sont là encore les pôles concentrant les richesses qui se trouvent confortés et les inégalités entre les territoires renforcées. Les effets de polarisation sur le marché du travail sont eux-aussi sources de préoccupations7.

La numérisation de l’économie et des marchés a également pour effet le creusement des inégalités entre les territoires, du fait notamment des problématiques liées aux investissements en infrastructures nécessaires qui favorisent les territoires les plus densément peuplés et accroit l’enclavement des territoires périphériques. Mais, la polarisation et la concentration sont inscrites dans l’ADN de l’économie numérique et de la connaissance et de ses business models. L’innovation a ainsi tendance à se concentrer dans quelques pôles au niveau mondial, eu centre de flux financiers, productifs, commerciaux, humains et intellectuels. C’est le cas, par exemple, dans le domaine de l’intelligence artificielle où l’innovation se concentre dans un petit nombre de hubs d’innovation majoritairement situés aux Etats-Unis et en Chine8. Basé sur la plateformisation de l’économie, les rendements d’échelle et les effets de réseaux, les modèles économiques émergents donnent une prime au vainqueur (‘winner takes it all’). Certains parlent ainsi de « (quasi) monopoles instables, avec une concurrence permanente aux frontières9 ». La transformation numérique exacerbe également les inégalités sociales et participe à la polarisation croissante des marchés du travail10.

Enfin, le retour des logiques de puissance au niveau international menace également directement la cohésion des Européens. Dans un premier temps, les pressions externes (en provenance de la Russie ou des Etats-Unis, par exemple) ont eu pour effet de faire prendre conscience aux Européens de leur identité européenne et ceux-ci sont resté unis dans leur réaction face aux Etats-Unis (sur les questions diplomatiques, par exemple), à la Russie (sur les sanctions) ou lors de la négociation de l’accord de retrait du Royaume-Uni. Mais, à moyen et long terme, ces pressions externes risquent fort d’avoir des effets centrifuges sur l’Europe. Les tentatives des puissances de fracturer l’unité des Européens peuvent déjà être observées et ont déjà un certain succès, qui ne menace cependant pas (encore ?) la cohésion de l’Europe. Ainsi, les Américains font-ils pression sur différents intérêts commerciaux et sécuritaires des Etats européens jouant sur les divergences d’intérêts. De même, la stratégie des nouvelles routes de la Soie chinoises, notamment au travers des initiatives comme le format 16+1, qui joue sur les incohérences de l’articulation des politiques européennes et nationales, menace d’amplifier les divergences européennes.


Décomposition culturelle et valeurs des sociétés européennes : le besoin de revitaliser la civilisation européenne

Au-delà des enjeux de polarisation économique, sociale et territoriale qui favorise néanmoins les divergences d’intérêts au sein et entre les sociétés européennes, celles-ci font également face à une décomposition de leur système de valeurs. C’est une crise culturelle profonde qui frappe l’Europe et qui menace également sa cohésion en interrogeant sa raison d’être même.

Ivan Krastev pointe de manière décisive comment la possibilité d’un « modèle illibéral », promu un temps par Viktor Orban, constitue une réponse aux échecs et mises en défaut du modèle des démocraties libérales occidentales11. Poussés à imiter le modèle occidental depuis la chute de l’URSS et à importer ces institutions libérales-démocratiques, les Etats d’Europe centrale et orientales se retrouvent confrontés à un problème d’identité majeur (celui de l’imitateur jamais maître de son destin et toujours dépendant de celui qu’il imite) que vient complexifier des réalités démographiques parfois catastrophiques (l’Estonie a ainsi perdu 15% de sa population depuis 199012). A cela s’ajoute la tragédie de l’élargissement raté de 2004, qui n’a pas permis de faire disparaitre – dans les esprits à tous le moins – le Rideau de Fer entre les deux Europes. Cet élargissement honteux qui aurait pu

Mais, cette crise identitaire transcende le clivage Est-Ouest et la mise en cause du modèle et des valeurs occidentales se retrouvent également en Europe occidentale. Il faut dire que la crise financière de 2008 et la crise de la démocratie représentative ont porté de rudes coups aux valeurs ‘Démocratie’ et ‘Marché’. C’est ainsi en France que la crise des Gilets Jaunes a abouti sur l’émergence d’une revendication pour l’instauration d’un Référendum d’Initiative Citoyenne, très massivement soutenue par l’opinion publique. Au-delà du débat certes légitime sur les avantages et les inconvénients du RIC, c’est bien une demande de revitalisation du fonctionnement démocratique des institutions françaises qui a émergé.

Face à cet étiolement de la cohésion de l’Europe et des sociétés européennes, le seul projet d’une souveraineté européenne ne saurait suffire. Pris seul, il ne peut qu’échouer. Le projet de souveraineté européenne ne peut être que la projection vers le monde d’une cohésion interne. A l’heure où nous débattons des priorités de la prochaine Commission européenne, il serait légitime et urgent de traiter de front souveraineté et cohésion de l’Europe tant ces enjeux sont liés de manière indissociable. Et pour ce faire, il nous faut dépasser les clivages factices et mortifères entre tenants et adversaires de l’intégration européenne, nationalistes et progressistes, et de nous projeter collectivement sur la manière dont nous devons répondre aux défis qui se posent à nous.


C’est donc à retrouver l’esprit de communauté qu’il faut nous atteler.

 


1    J.-C. Juncker, L’heure de la souveraineté européenne, Discours sur l’Etat de l’Union européenne 2018, 12 septembre 2018. 

2    F. Mauro & F. Santopinto, La Coopération Structurée Permanente : Perspectives nationales et état d’avancement, étude pour le Parlement européen EP/EXPO/B/SEDE/FWC/2013-08/LOT6/16, juillet 2017.

3    Parlement européen et Conseil de l’UE, Règlement (UE) 2019/452 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l'Union, 19 mars 2019.

4    Commission européenne, Proposition amendée de Règlement du Parlement européen et du Conseil concernant l’accès des produits et services des pays tiers au marché intérieur des marchés publics de l’Union et établissant des procédures visant à faciliter les négociations relatives à l’accès des produits et services originaires de l’Union aux marchés publics des pays tiers, COM(2016) 34, 29 janvier 2016.

5    Voir, par exemple, G. Celi & al., Crisis in the European Monetary Union: a core-periphery perspective, Routledge, 2018.

6    P. Veltz, La France des territoires, défis et promesses, L’aube, 2019

7    Voir, par exemple : K. Breemersch & al., Labour market polarization in advanced countries: impact of Global Value Chains, Technology, Import Competition from China and Labour Market Institutions, Working Paper social, emploi et migration n°197, OCDE

8    J. Bughin & al., Artificial intelligence, the next digital frontier?, Discussion paper, McKinsey Global Institute, 2017.

9    P. Veltz, La société hyperindustrielle, le nouveau capitalisme productif, Seuil, 2017. Voir également : N Srnicek, Capitalisme de plateforme, l’hégémonie de l’économie numérique, Lux, 2018.

10    Voir, par exemple : B. Dachs, The impact of new technologies on the labour market and the social economy, étude pour le compte du Parlement européen, février 2018.

11    I. Krastev, 3 versions of Europe are collapsing at the same time, foreignpolicy.com, 2018. Disponible en ligne : https://foreignpolicy.com/2018/07/10/3-versions-of-europe-are-collapsing-at-the-same-time/

12    Source : Eurostat.