Le désarroi stratégique européen - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 28 Janvier

Louis Gautier
Docteur en science politique
Professeur associé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
 

Introduction

Le désarroi, ce sentiment qui combine en un même mot la confusion qui l’a fait naître et la détresse qu’il produit, s’est emparé des Européens. Face à l’adversité et minés par leurs dissensions, ils pâtissent d’une perte de repères pour penser leur place dans le monde et sont en manque de solutions pour réparer une Union européenne en crise. Découragés, ils sont tentés de s’abonner au statu-quo et de cultiver leur quant-à-soi national, ce qui serait suicidaire.

Pourquoi commencer ce cycle de conférences consacré à l’affirmation stratégique des Européens, c’est-à-dire prosaïquement à la relance de la politique de défense et de sécurité européenne, sur une note aussi psychologisante ? L’approche en science-politique apparaît plus que datée. Il est loin le temps où André Siegfried auscultant « l’âme des peuples »1 se livrait à des analyses aussi pertinentes qu’embarrassées de lieux communs.

En l’occurrence, il ne s’agit pas ici de réhabiliter une méthode d’observation mais de s’intéresser aux préjugés. De façon générale, les lieux communs qui sont des carrefours de l’opinion constituent des points de départ propices aux réflexions. Finalement, tout le monde s’y retrouve. L’erreur est d’accréditer les idées communes parce qu’elles sont répandues, pas de chercher à les comprendre. Or la construction européenne, en particulier en matière de sécurité et de défense, est un processus politique surplombé, dès l’origine, par de forts préjugés (le dépassement de la guerre, la conjuration de la puissance, la repentance de nations belliqueuses, la réconciliation franco-allemande, l’abolition des frontières, le caractère intangible de la garantie américaine de sécurité, la non duplication des moyens par rapport à ceux de l’OTAN…). Pour permettre à la politique de sécurité et de défense (PSDC) de prendre son envol, au nom de ces principes et à force de compromis, on lui a paradoxalement bridé les ailes.


Les bonnes intentions et les partis pris, sans doute utiles à l’origine du projet européen, ont cependant perdu en cours de route beaucoup de leur pertinence. De surcroît, l’Europe, c’est en fonction du monde qu’il faut la faire et non de façon nombriliste à partir d’un modèle auto-centré et auto-référencé. La défense européenne, dans un contexte stratégique beaucoup moins favorable que celui qui l’a vue naître au lendemain de la guerre froide, se doit désormais à des défis de sécurité qui se sont significativement aggravés et à des menaces militaires qui sont de plus en plus tangibles.

Or, comme le Brexit en apporte la preuve pour le Royaume-Uni, l’Europe vit encore au siècle dernier. Son influence internationale décroit mais elle continue de cultiver des passions, des querelles, des pardons et des singularités d’une autre époque.

Siegfried avait raison de souligner combien « l’insularité exprime profondément la revendication d’indépendance, intérieure et extérieure de chaque Anglais ». La force de ce sentiment insulaire aurait puissamment inspiré le Brexit, sans doute… et après ? Quel est la pertinence de ce sentiment à l’heure de la 5G ? Que cette idée soit une mystification au XXIème siècle comme le démontre brillamment dans un article récent l’écrivain britannique William Boyd2, ne change pourtant ni le résultat du référendum de 2016 ni ses effets qui n’ont été, jusqu’ici, qu’inconséquences politiques et perturbations économiques. Les préjugés ont la vie dure, les égarements qui en découlent aussi.

Et c’est le point, en forme de mise en garde, où je veux maintenant venir en introduction de cette conférence qui plante le décor pour les suivantes. Le débat sur les questions européennes est désormais idéologiquement saturé. Chacun à Paris, à Berlin, à Rome, à Prague ou à Varsovie défend sa vision des choses. Comme le constate Boyd dans son article, dénonçant l’illusion nationale qui a gagné son pays : « Tous les arguments construits, tous  les raisonnements logiques se dissolvent face aux opinions les plus chimériques ». C’est conviction contre conviction. En matière de défense et de sécurité, il faut avoir conscience que le développement du rôle de l’Union n’est pas une entreprise évidente. Elle suscite d’ailleurs spontanément moins d’adhésion que de prévention instinctive. Pour faire progresser la PSDC, il est donc important de ne pas enflammer les esprits en ravivant de vieilles querelles et en donnant ainsi des prétextes à faux fuyant.

Aussi avant d’entrer dans une démonstration sur la nécessité de renforcer la politique de défense et de sécurité européenne et de chercher la voie la plus efficace pour y parvenir, faut-il avoir conscience des maux et des échecs qui ont, jusqu’à présent, entravé son succès.

I.    La défense européenne planche de salut ou chantier maudit ?

Les pères fondateurs de l’Union européenne croyaient que la construction européenne n’était viable que par la dénationalisation et la dépolitisation du projet. Ce qui, au début, était une condition sans doute nécessaire est devenu un postulat de plus en plus contestable au fur et à mesure de la communautarisation de certaines politiques nationales et des transferts partiels de souveraineté qu’elle impliquait.

Le paradoxe, c’est que nous assistons depuis 2005 et le rejet du traité constitutionnel à une régression du modèle européen dont l’intégration politique a été stoppée faute d’offrir plus de démocratie et plus de protection. Nous pouvons observer aussi, notamment dans le domaine de la défense, la mise en échec de la méthode fonctionnaliste et du postulat selon lequel la création d’instruments communs entraînait inéluctablement l’adoption de politiques communes. Qui a jamais raisonnablement cru, dans le domaine militaire, que la pratique du pooling and sharing capacitaire proposée par l’Agence européenne de défense (AED), (objectifs au demeurant aussi indispensables que faiblement concrétisés), pouvait accoucher d’une véritable politique de défense et de sécurité européenne ?

De crise en crise : crise diplomatique sur l’Irak en 2003, crise institutionnelle de 2005, crise monétaire et financière de 2008, crise sécuritaire liée au terrorisme de 2015, crise  migratoire la même année, Brexit en 2016, l’Union se délite sous nos yeux. A chaque fois, les politiques communautaires sont hors de cause. L’élément déclencheur concerne des politiques de souveraineté qui ne parviennent pas à converger. Dans ces conditions, la relance actuelle de la défense européenne ne peut pas être pensée comme une énième tentative de revitaliser un projet en couveuse depuis le traité de Maastricht en 1992. Comment d’ailleurs envisager, sans changer d’approche, qu’il serait aisé d’y parvenir en matière de défense et de sécurité, dans un domaine qui est au cœur de la souveraineté des Etats-membres, quand d’autres politiques régaliennes pourtant plus partagées, la politique monétaire pour la zone Euro ou la gestion des frontières avec l’accord de Schengen, ont aujourd’hui tant de mal à progresser voire, pour la seconde, dysfonctionne ?

La relance de la politique de défense européenne, au-delà des initiatives concrètes prises entre 2016 et 2018 (la création d’un Fonds européen de défense (FEDef), la mise en œuvre de la Coopération structurée permanente (CSP), l’initiative européenne d’intervention (IEI) ou le projet d’avion du futur (SCAF)3 sont les plus notables), porte donc en elle une plus vaste ambition4, celle d’une refondation du projet européen dans son ensemble. Il s’agit de conforter l’affectio societatis des Etats-membres de l’Union à partir de la réaffirmation d’une solidarité de destin, le partage de valeurs démocratiques communes, la défense collective de leurs intérêts et la mutuelle protection de leurs citoyens. C’est, en tout cas, ce que propose le discours fondateur prononcé, à la Sorbonne, le 26 septembre 2017, par le président Macron. C’est ce qui apparait en creux de plusieurs documents de l’Union, qui, à partir de 2016, prônent de reconnaître et de conforter l’autonomie stratégique de l’Union européenne. On peut, à ce sujet, en particulier citer : la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité du 28 juin 20165 ou le plan Junker de février 2016 et son discours sur l’état de l’Union en septembre de la même année ou encore le document de réflexion de la Commission européenne sur l’avenir de la défense européenne publié en juin 20176. C’est enfin la portée symbolique recherchée par la signature du traité franco-allemand d’Aix la Chapelle le 22 janvier dernier.

Ces accords et déclarations vont dans le bon sens. Après des années de piétinement, ils amorcent même un tournant. Cependant, dès qu’il s’agit de les traduire concrètement, ces propositions se heurtent vite aux traditionnelles réticences de certains de nos partenaires.  La convergence des vues, notamment au sein du couple franco-allemand qui est l’élément moteur de la défense européenne, reste en fait toute relative qu’il s’agisse du niveau d’ambition à viser à terme, des échelles de priorité ou encore de la réalisation pratique des programmes en coopération. Après une phase très dynamique entre 2016 et 2018,  la relance de la PSDC est confrontée en 2019 à toutes sortes de difficultés. Cela n’a rien d’anormal en soi. Cela signifie qu’après les accords de principe, on entre dans le dur des négociations. Il faut éviter cependant que l’effort de relance initial ne s’épuise, comme cela fut maintes fois le cas dans le passé.

En effet, la politique de sécurité et de défense européenne a déjà connu des poussées d’ampleur comparable :

  • A la suite de la déclaration franco-allemande de la Rochelle et du traité de Maastricht en 19927.
  • Après la déclaration franco-britannique de Saint-Malo en 1998 et l’adoption consécutive de la déclaration de Cologne en 1999 puis en 2001 du traité de Nice.8
  • Avec le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 20099.

A chaque fois, en dépit des intentions affichées et d’une floraison de projets, l’élan s’est brisé. Les ambitions ont été revues à la baisse, les initiatives institutionnelles, obéissant à des logiques hétérogènes, se sont entravées, l’inflation des projets militaires ou capacitaires aboutissait à la fois à « un trop plein » et à « un trop peu ».9

La politique de défense et de la sécurité, désormais placée au cœur de la proposition d’une Europe qui protège, peut jouer le rôle de planche de salut pour une Union en quête de cohésion et d’objectifs mobilisateurs. On peut aussi compter sur un facteur nouveau qui va changer la donne. En prévoyant de doter, entre 2021 et 2027, le Fonds européen de défense (FEDef) de 13 milliards d’euros de crédits communautaires (dont 8,9 pour le développement des équipements militaires et 4,1 pour la recherche de défense) et en envisageant de mobiliser, sur la même période, plus de 35 milliards d’euros pour des projets intéressant la défense, l’espace et le cyber, l’Union européenne franchit évidemment un cap. Pour la première fois, il est en effet prévu, et pour des montants significatifs, de « flêcher », des crédits communautaires en faveur de la défense.
Ce fait nouveau est de nature à assurer enfin le décollage de la PSDC ; il n’est cependant pas suffisant en lui-même. Rien, tout d’abord, n’est encore définitivement acquis puisqu’il revient aux instances de l’Union nouvellement désignées, après les élections du mois de mai, de confirmer ou non l’attribution de ces crédits dans leur intégralité. L’argent, en outre, peut être mal dépensé. Le FEDef est en attente d’une gouvernance. Alors que des carences sont constatées dans les panoplies militaires européennes et que certains domaines technologiques demeurent sous financés, il est encore nécessaire de fixer des orientations et des priorités claires en matière de recherche et d’équipements militaires. Plus que tout, la réussite du processus actuel de relance de la défense européenne, via le volet capacitaire, suppose de se hisser à la hauteur d’enjeux technologiques futurs qui conditionnent le renouvellement de l’outil militaire européen et la programmation d’une nouvelle génération d’équipements et de systèmes.

De façon générale, qu’il s’agisse de défis technologiques ou stratégiques, les Européens face à la Chine et à la Russie mais aussi dans leurs rapports aux Etats-Unis, doivent être en pleine mesure politique d’affirmer leurs intérêts collectifs. Pour cela, il leur faut briser un cercle d’inhibitions qui les empêchent d’agir comme un acteur stratégique à part entière.

II.    Un pied dans la cour des grands

Au moment où l'Union européenne est affaiblie comme jamais par ses crises internes, ses dissensions politiques et le Brexit, sa sécurité est globalement fragilisée. La menace du terrorisme djihadiste perdure tout en changeant de nature. Les États membres de l'Union sont confrontés à l'instabilité croissante de leur environnement. À la périphérie de l'Europe, les conflits se sont multipliés depuis dix ans (Géorgie, Libye, Syrie, Sahel, Ukraine…) et les tensions de voisinage dans les Balkans, en Méditerranée, et avec la Russie ne sont pas apaisées. La Chine par sa puissance commerciale et des actions de longue main inquiète.
 
L’opacité de sa politique, par ailleurs sans réciprocité, rend de moins en moins acceptable l’acquisition d’investissements stratégiques ou d’infrastructures critiques en Europe.

Faible, l’Union européenne est devenue une proie pour tous ceux qui ont un intérêt à entretenir ses divisions. La Russie au plan politique en soufflant sur les braises du populisme, de Rome à Budapest. La Chine en entretenant des relations économiques très déséquilibrées à son profit avec la plupart des États européens. Les États-Unis qui sont un allié précieux mais aussi un impitoyable concurrent pour nos industriels sur le marché européen des équipements militaires.

Par rapport aux évaluations de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (2017) ou à celles plus spécifiques contenues dans la Stratégie nationale de cyberdéfense (2018), la situation s'est même récemment aggravée avec la poursuite du démantèlement  de l'architecture européenne de sécurité, la prolifération de nouveaux missiles dont la portée est une menace pour notre continent (Russie, Iran), l'intensification de la menace cyber, et des interrogations sur l’évolution de la relation transatlantique.

Même si certains propos du président Donald Trump, peu amènes sur ses alliés européens et dubitatifs sur l'OTAN, ont affecté la qualité de la relation transatlantique, leur portée dans la durée ne doit pas être inconsidérément exagérée. En revanche, l’unilatéralisme des décisions américaines à l’encontre de la Russie ou de l’Iran place les Européens dans un réel embarras : effets négatifs pour les Européens de la dénonciation par les États-Unis de l'accord de Vienne sur le nucléaire iranien10, désengagement diplomatique et militaire en Syrie ou retrait du traité Forces nucléaires intermédiaires (FNI). C’est en particulier vrai en ce qui concerne la définition de l’architecture de sécurité européenne.

La mort annoncée du traité FNI, après la caducité des accords FCE ou ABM, clôt, sur le plan des relations stratégiques, un cycle d'après-Guerre Froide. L’événement, sans surprise, en  soi n’emporte que des conséquences limitées, sauf qu’intervenant à la suite du démantèlement de tous les instruments juridiques réglant le désarmement sur le Vieux- continent, il débouche sur un vide problématique. Chacun des signataires du traité FNI se retrouve maintenant les mains libres. Les seuls ayant motif à s'en plaindre sont les Européens à la fois parce qu'ils sont les premiers concernés et que la situation leur échappe11. Ils sont en effet à présent directement confrontés à un double chantage, celui qui découle de la possible fuite en avant d’une Russie qui se réarme, celui qui résulte des conditions posées par les États-Unis pour actualiser (en la faisant payer aux Européens) leur garantie de sécurité face à ce risque. D'un côté, les Russes qui ne sont désormais assujettis à aucune discipline ni aucune forme de contrôle peuvent, sans restriction aucune, développer et déployer de multiples types de vecteurs permettant de traiter toutes sortes de cible situées dans un rayon de 500 à 5500 kilomètres, élargissant à la fois la gamme des objectifs et les zones de déploiement possibles. De l'autre, les Américains qui vont sans doute aménager aussi leur famille de missiles de moyenne portée, proposeront vraisemblablement de densifier les défenses antimissiles de l’OTAN face aux missiles de croisière ou certains missiles balistiques russes (par exemple en intégrant des intercepteurs de type SM-6).

Les Européens auraient tout intérêt de ne pas s’enferrer dans le piège d'une nouvelle course aux armements qui les rendraient, par ailleurs, otages de décisions prises par d’autres. Pour éviter ce piège, encore faut-il qu’ils s’enhardissent et s'engagent, unis et solidaires, dans la recherche d'une voie médiane (entre vide juridique et course aux armements) permettant de dégager puis de garantir une équation de sécurité continentale. Mais, pour mettre un pied dans la cour des grands, encore faut-il que les Européens aient, au préalable, défini les objectifs stratégiques qu’ils poursuivent. Dans un monde clivé entre blocs de puissances, la cohésion des positions diplomatiques des Etats membres est une condition essentielle de même que la crédibilité de leur outil militaire.

Dans ce domaine cependant, faute de rationalisation, la redondance quantitative des moyens européens, le dispute à des carences préoccupantes.

Le montant global des budgets militaires des Etats membres de l’UE est de l’ordre de 230 milliards d’euros, il est donc un peu supérieur à celui de la Chine mais près du triple de celui de la Russie. Cependant, faute de rationalisation de leurs arsenaux, les armées européennes manquent de drones, d’avions ravitailleurs, de satellites… Elles disposent en revanche de
180 systèmes de combat hétéroclites contre 30 plus performants aux Etats-Unis. Elles alignent 17 modèles de chars contre un seul outre-Atlantique, enfin elles comptent six programmes de frégates en cours de réalisation ou en service à la mer. Cette situation est évidemment préjudiciable quel que soit le cadre d’intervention envisagé : UE, OTAN, coalition de circonstances. Aucun des pays européens, pas plus la France que le Royaume- Uni, sans parler de l’Allemagne, n’est en mesure de monter et de soutenir seul dans la durée une opération militaire d’une certaine envergure. A 27 et même 28, en dépit du vivier d’hommes (1,5 millions de soldats sous les drapeaux) et des parcs de matériels, les manques capacitaires ne peuvent toujours pas être comblés. L’UE est incapable de déployer plus de 3 à 4000 milliers d’hommes et encore pour des opérations de basse intensité.


L’outil militaire européen a un impérieux besoin d’être rationalisé et « façonné » par des mises à niveau capacitaires et des investissements dans les technologies du futur. L’articulation des rôles entre l’OTAN, l’UE et les États qui demeurent souverains quant à la détermination de leurs moyens militaires et l’emploi de leurs forces armées, a aussi besoin d’être précisé. La relance de la PSDC, sous peine autrement de se disperser dans trop de directions à la fois, suppose de cerner les domaines d’actions dans lesquels l’Union européenne doit s’impliquer en priorité.
 

III.    La défense commence à la sécurité

La menace d’une agression militaire, en particulier russe, contre le territoire européen à laquelle il appartiendrait à l’OTAN de répondre, doit être prise au sérieux mais elle n’est pas le risque le plus immédiat. La Russie pratique la politique des coups de boutoir et du fait accompli. Elle teste ce faisant, et à son avantage, notre réactivité tout en évitant de se piéger elle-même dans ce jeu dangereux.
Les problèmes de sécurité auxquels en revanche nous sommes concrètement confrontés aujourd’hui, de la part de la Russie citée plus souvent qu’à son tour mais aussi d’autres puissances majeures, mondiales ou régionales, concernent principalement des menées agressives mais discrètes dans les dimensions spatiale, cyber voire sous-marine, des actions d’intimidation ou de déstabilisation qui se situent sciemment très en-deçà du seuil de déclenchement d’une riposte militaire. Il peut s’agir aussi de désordres, troubles ou des débordements affectant la gestion de nos frontières et la stabilité de notre environnement.

Il doit être clair que tout scénario de réponse militaire à une agression armée ou à un risque d’agression se décline a priori dans l’OTAN. Mais pour le reste, il n’est pas concevable que l’Union européenne ne soit pas davantage et mieux impliquée.

La résilience des réseaux de communication, la protection des infrastructures critiques, la cybersécurité, la lutte contre le terrorisme ou la piraterie, le contrôle des flux migratoires vers l’Europe, la gestion de crises humanitaires (évacuation de ressortissants,  catastrophes…) et les opérations de maintien de la paix dans les Balkans, en Méditerranée et en Afrique sont des défis de sécurité indiscutables pour les Européens qui ne peuvent, a priori, compter sur une quelconque forme de réassurance automatique américaine, pour autant qu’elle soit recherchée.

À des titres divers, le traitement de ces dangers implique la combinaison et la coordination de moyens civils et de capacités militaires. Or, ni l’inventaire précis de ces capacités, ni la vérification de leur cohérence opérative, ni la planification de leur emploi, ni la mise en place de structures ou de procédures agréées de commandement et de conduite opérationnelle ne sont aujourd’hui correctement assurés dans l’Union. En dépit des alertes et de précédents de moindre gravité, l’Union européenne reste toujours aussi mal préparée pour affronter une crise majeure de sécurité sur son territoire ou à sa périphérie.
 
La PSDC doit donc considérablement se densifier dans cette zone névralgique du continuum de sécurité et de défense. Y parvenir est non seulement une finalité en soi mais c’est aussi une étape indispensable avant d’envisager, si cela s’avérait nécessaire, de pouvoir conduire des interventions militaires plus robustes en milieux clairement non permissifs. Il s’agit de ne plus priver l’Union des capacités indispensables à sa protection et à la conduite possible d’actions autonomes. L’autonomie ne signifie pas autonomisation de l’OTAN, ce qu’une polémique artificielle essaie d’accréditer. À cet égard, les déclarations conjointes12 de l’UE et de l’OTAN en marge des sommets annuels de cette organisation en 2016 et 2018 sont venus utilement rappeler la complémentarité des deux institutions.

À vrai dire pour les Européens, dans l’hypothèse du recours à la force, quel que soit le cadre d’intervention, les questions sont au départ les mêmes : quelle vision, quelle volonté, avec quels moyens ? Générer puis soutenir des forces que ce soit dans l’OTAN, dans l’UE ou dans des coalitions, suppose d’abord un accord entre Européens pour engager des moyens à condition, il est vrai, d’avoir ces moyens… La boucle se referme ici sur l’enjeu que constitue la mobilisation de crédits communautaires à travers le FEDef pour le financement commun de capacités militaires.

A cet égard, c’est dans la phase actuelle d’amorçage de ce fonds, qu’il faut veiller à la convergence des processus décisionnels, entre les instances de la PSDC existantes dans le champ intergouvernemental et les institutions communautaires. Il faut éviter que l’attribution des financements communautaires aux programmes militaires ne se trouve décorrélée de l’expression des besoins technologiques et capacitaires des États.

Cette remarque souligne combien il est important d’approuver des éléments d’une doctrine de défense et de sécurité qui font aujourd’hui défaut, de produire des inventaires capacitaires qui ne soient pas de simples catalogues d’équipements mais des évaluations critiques de leur cohérence et de leurs performances, de lancer des exercices de  planification à froid et de réaliser des audits de sécurité.
La convergence des nombreuses instances communautaires ou intergouvernementales en charge des dimensions civile, militaire et industrielle de la PSDC (voire pour certaines d’entre elles leur intégration) est enfin une condition indispensable au développement harmonieux de cette politique.

Telles sont les observations que je voulais partager en introduction de ce cycle de conférences et des articles qui vont suivre. Elles ont aussi été le point de départ aux réflexions conduites dans le cadre de la mission que le Président de la République m’a confiée sur la défense européenne. Sans dévoiler le contenu du rapport définitif, ces réflexions me conduisent à proposer cinq priorités en vue de la réalisation d’une Union de sécurité et de défense, construction d’abord politique appuyée à terme sur un traité ou une révision des traités de l’UE. Ces cinq priorités sont les suivantes : l’affirmation des intérêts stratégiques européens, la protection de l’Union et de ses citoyens, la réaction aux crises, le renforcement des capacités de sécurité et de défense, la consolidation de la base industrielle et technologique de défense. La réalisation de ces objectifs suit une approche graduelle selon un calendrier de réalisation ménageant trois étapes jusqu’en 2027 à partir de l’année 2019-2020 qui se révèle particulièrement critique pour la finalisation des principales initiatives en cours (FEDef, SCAF, MGCM…). Les très nombreuses propositions concrètes s’articulent autour de trois axes d’effort : l’autonomie, l’anticipation, la cohésion.

Conclusion

L'équation de sécurité européenne est devenue un polynôme à trop d'inconnues. Le démantèlement des accords conclus à la fin de la guerre froide, l'amoindrissement de la garantie américaine ou ce qui est ressenti comme tel et les provocations russes créent un environnement stratégique délétère. Le projet de défense européenne est bien sûr une réponse. Mais, l'ampleur du défi à relever peut rebuter ou décourager, d'autant que l'objectif est encore lointain.

L’affichage de trop d’intentions effraie. Il faut, à chaque fois convaincre et susciter l’adhésion des autres Européens, pour les uns exagérément obsédés par la menace russe, pour les autres inquiets de la multiplication des désordres en Méditerranée et tous préoccupés par l’exposition aux risques d’une Union européenne insuffisamment protectrice.

L'effort de rapprochement des politiques militaires des États-membres ne peut être que progressif et s'inscrit donc dans la durée, ce qui l'expose aux impatiences ou à la lassitude. Il faut donc ménager des étapes afin que des positions intermédiaires communes puissent  être arrimées à des résultats tangibles. Cette approche graduelle et raisonnée de la question présente l’avantage de ménager du temps pour rassembler derrière une même ligne d'objectifs des partenaires aujourd’hui très diversement convaincus d’y retrouver leurs intérêts. C’est à la condition, il est vrai, qu’aucune crise interne ou externe ne fasse, soudain, dramatiquement dévier le destin collectif de l’Union.

Une chose est sûre, jamais la nécessité de la défense européenne n'avait été si impérieuse et jamais les forces contraires, de Washington à Moscou en passant par Pékin, aussi liguées pour l’empêcher ; jamais sur cette question, la France, traditionnellement allante et faisant souvent seule course en tête, n’avait été aussi peu assurée de la solidarité de ses équipiers traditionnels et de sa position sur la ligne d’arrivée.
 


1 Siegfried A, L’âme des peuples, Hachette, 1950

2 Boyd W, « Ma honte du Brexit », Le Monde, 25 janvier 2019

3 SCAF pour Système de combat aérien du futur, ce qui donne une définition large au projet de coopération.

4 Rodrigues S, L’actualité de la politique européenne de sécurité et de défense : le Fonds européen de défense, un tournant pour l’Union européenne, Janvier 2018, www blogdroiteuropéen.

5 « Vision partagée, action commune : une Europe plus forte. Une stratégie globale pour l’Union européenne », entérinée avec las conclusions du Conseil européen du 28 juin 2016, europa.eu/globalstrategy.

6 Voir notamment COM (2017) 315 du 7 juin 2017 et les Conclusions du Conseil sur la sécurité et la défense dans le contexte de la Stratégie globale de l’Union européenne, document 14190/17 du 13.11.2017, http://www.consilium.europa.eu/media/31520/ccs-onsecurity-
and-defence.pdf.

7 La notion de politique de défense commune pouvant déboucher sur une défense commune est alors juridiquement agréée ; l’Union de l’Europe occidentale (UEO) est considérée comme le bras armé de l’Union ; les Euroforces sont créées.
8 De nouvelles institutions sont créées qui permettent, sur une base intergouvernementale, de gérer, en principe, des opérations militaires. L’Agence européenne de défense (AED) est instituée.

9 La consolidation institutionnelle recherchée pour la PSDC conduit, entre autres dispositions, à la suppression de l’UEO et à l’incorporation, sous l’article 42-7 du traité de l’Union européenne, de la clause de défense mutuelle qui figurait dans son traité

10 L’accord de Vienne ou Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) a été signé le 14 juillet 2015 avec l’Iran par les cinq membres permanents du conseil de sécurité des Nations Unies : la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni ainsi que par l’Allemagne et l’Union européenne.

11 Certes, la crise des FNI ne change pas la donne stratégique pour l’Europe. Le missile russe, 9M729 (dénomination OTAN SSC-8), cause de la dénonciation du traité FNI par les Américains en raison de sa portée maximale dépassant très largement le plafond autorisé (500 kilomètres) ne modifie pas substantiellement l’équation stratégique sur le Vieux Continent. L’Europe, au demeurant, fait déjà face depuis longtemps à des missiles sol russes à double capacité de nouvelle génération, sol-sol (missiles balistiques à courte portée Iskander-M), mer-sol (missiles de croisière SS-N-27, SS-N-30) et air-sol (missiles de croisière KH-101, KH-102). Ce n’est que dans le cas d’une nucléarisation ostensible de ces capacités nouvelles que l’Europe ferait face à un problème stratégique nouveau.

12 Déclarations conjointes du président du Conseil de l’Union européenne, Donald Tusk, du président de la Commission européenne, Jean-Claude Junker, et du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, aux sommets de Varsovie (juillet 2016) et de Bruxelles (juillet 2018).