Europe européenne ou Europe atlantique : histoire de deux illusions - Article
Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 11 Février
Nicole Gnesotto
Professeure du CNAM, Présidente du Conseil d’administration de l’IHEDN
« La communauté atlantique fut-elle une réalité au lendemain de la dernière guerre ? Est- elle usée par le temps, menacée par l’éloignement progressif l’un de l’autre de l’Ancien Continent et du Nouveau Monde, le premier redevenu conscient de sa spécificité historique et le second lassé par son rôle impérial et incertain de sa mission ? »1Ainsi s’interrogeait déjà Raymond Aron, en 1983, sur la solidité de ce qu’il appelait alors la communauté atlantique.
En soixante ans d’histoire, les relations entre les Etats-Unis et l’Europe connurent en effet de nombreuses crises, malentendus, disputes et autres controverses, toutes issues d’une interrogation légitime sur l’identité politique et stratégique des deux parties prenantes de l’Alliance : l’Europe et les Etats-Unis ont-ils les mêmes intérêts de sécurité, la même vision du monde, une vulnérabilité identique et un avenir commun ? En 2019, la vivacité, parfois polémique, du débat sur la défense européenne en est un nouvel exemple. Europe européenne ou l’Europe atlantique ? Depuis le Général de Gaulle, ce dilemme est constitutif de l’histoire des relations euro-américaines.
Or ce dilemme a ceci de paradoxal qu’il repose, non pas sur deux options réelles, mais sur deux illusions. L’Europe européenne n’a jamais été autre chose qu’un rêve, ou une illusion française. L’Europe atlantique n’a jamais pu se concrétiser autrement que dans l’apparence et l’incomplétude. Le plus étonnant est que ce couple imaginaire parvienne encore, au XXI° siècle, au bout de tant de crises et de changements du monde, à structurer l’ensemble du débat stratégique euro-américain.
I) L’Europe européenne n’a jamais existé
Deux immenses personnalités ont marqué de leurs visions différentes le début de la guerre froide. Lorsqu’il met son premier veto à l’adhésion du Royaume Uni aux Communautés européennes, le Général de Gaulle explique, dans sa conférence de presse du 14 janvier 1963 : « Et qu’en définitive, il apparaitrait une communauté atlantique colossale sous dépendance et direction américaines, et qui aurait tôt fait d’absorber la communauté de l’Europe. C’est une hypothèse qui peut parfaitement se justifier aux yeux de certains, mais ce n’est pas du tout ce qu’a voulu faire et ce que fait la France et qui est une construction proprement européenne ». Un an plus tôt, dans son discours de Philadelphie, John F.
Kennedy avait proposé une vision très différente : « les Etats-Unis sont prêts à souscrire à une déclaration d’interdépendance, que nous sommes en mesure de discuter avec une Europe unie des voies et des moyens de former une association atlantique concrète – association au bénéfice mutuel de la nouvelle union qui se dessine actuellement en Europe et de la vieille union américaine fondée ici il y a 175 ans »2. C’est cette fusion atlantique que le Général de Gaulle pensait mortelle pour l’Europe naissante.
Dans l’actualité des débats de 2019 sur la défense européenne, la référence au général de Gaulle est fréquente. On oublie toutefois que la véritable ambition du Général n’était pas la création d’une Europe stratégique, mais l’émergence d’une Europe politique, autonome, souveraine, capable de décider à égalité avec les Etats-Unis sur les grandes affaires internationales. L’autonomie de la politique étrangère et de la défense en était un moyen parmi d’autres. Or aujourd’hui, les débats sur la défense européenne perdent souvent de vue cette ambition politique au profit d’une vision purement technique et industrielle de la question.
Trois leçons doivent néanmoins être gardées en mémoire à partir de cet épisode historique fondateur.
- L’Europe européenne est un mythe jamais incarné, une ambition jamais atteinte, mais toutefois bien inscrits dans l’ADN stratégique français. Du discours de Michel Jobert en 1971 sur l’UEO, de la réactivation du Traité de l’Elysée en 1983 par François Mitterrand, au projet de réforme européenne de l’OTAN sous la présidence de Jacques Chirac en 2006 et du plaidoyer d’Emmanuel Macron pour la souveraineté stratégique européenne en 2017, c’est toujours la même ambition politique qui marque les visions françaises de l’Europe. Et c’est toujours la même solitude.
- C’est la seconde leçon : dans leur immense majorité, les partenaires européens de la France, des années 70s à aujourd’hui, n’ont jamais trouvé bon de se rallier à cette vision française. Tous ont refusé et refusent encore de construire l’avenir de l’Union sur une distanciation stratégique et politique à l’égard des l’allié américain. Paris et Londres ont ainsi réincarné pendant 40 ans le débat initial sur l’Europe européenne et/ou l’Europe atlantique. Cette inexistence stratégique de l’Europe était certes compréhensible du temps de la guerre froide, lorsque la l’énormité de la menace collective rendait illusoire une autonomie européenne. Elle devient plus étonnante un quart de siècle après la disparition de l’ennemi soviétique. Le constat est néanmoins sans appel. Avant comme après la guerre froide, l’autonomie européenne apparait toujours politiquement inimaginable, opérationnellement impossible. Il suffit d’ailleurs de relire les clauses de défense des Traités européens pour mesurer la force de cette autocensure européenne.3
Quelles raisons empêchent donc les Européens de vouloir une Europe européenne ? Il y a bien sur des raisons financières : l’autonomie européenne n’a jamais été chiffrée, mais elle coûterait sans doute très cher aux Etats européens, alors que leurs économies sont substantielles au sein de l’OTAN dont les Etats-Unis assument environ 70% du budget. Viennent ensuite des raisons de politique intra-européenne : la France aurait toutes les chances de peser d’un poids important au sein d’une Europe européenne, ne serait-ce que par son statut de membre permanent et nucléaire du conseil de sécurité des Nations Unies. Et chacun préfère une domination américaine, lointaine, légitime, qu’une domination française. Enfin, d’un point de vue plus idéologique, la nature même de la construction européenne n’est pas favorable à la revendication de puissance : les pères de l’Europe ont en effet conçu l’intégration des Etats membres comme un remède définitif aux volontés de puissance, comme une garantie définitive de non belligérance et de promotion de la paix par le commerce, la solidarité, l’interdépendance. Vouloir construire une Europe politique, qui supposerait une autonomie d’action diplomatique et militaire, même collective, est aux antipodes de cette culture de refus de la puissance qui est celle de la construction européenne4.
Si l’Europe européenne est restée lettre morte, les Européens n’en ont pas moins, à plusieurs reprises, affirmé leurs différences frontales avec les visions et les politiques américaines. Ce fut le cas en 1983, lors de l’affaire des euromissiles : c’est alors la rue européenne qui affirme son indépendance et sa rébellion contre la décision prise par l’OTAN de déployer des missiles Pershing et Cruise en réponse aux SS20 soviétiques déjà présents en RDA. Vingt ans plus tard, ce sont les Etats eux-mêmes qui se déchirent sur le soutien ou le refus de l’intervention américaine en Irak : pour la première fois de son histoire atlantique, l’Allemagne du chancelier Schroeder se range du côté du refus français et se désolidarise de l’Amérique au nom des intérêts européens. Plus récemment, à l’égard de l’Iran, malgré les injonctions américaines, les Européens ont refusé de dénoncer l’accord signé avec Téhéran en Juillet 2015 en vue de stopper les risques de prolifération nucléaire. C’est la première fois que l’unanimité des 28 est acquise contre Washington. Donald Trump a ainsi réussi ce que l’histoire n’avait pu créer : un sentiment de communauté européenne plus grand que l’historique solidarité atlantique. Pour combien de temps ?
2) L’Europe atlantique est une coquille vide
Si l’Europe européenne reste à construire, l’existence d’une Europe atlantique reste à démontrer. Depuis 70 ans, la longévité de l’Alliance atlantique ne signifie pas qu’une Europe atlantique se soit identifiée, formée, organisée, en son sein. Bien au contraire. Pas plus que l’Europe européenne, l’Europe atlantique n’a jamais eu d’existence propre.
Avant comme après la guerre froide, l’OTAN a toujours veillé, en effet, à empêcher la constitution d’un groupe, ou d’une spécificité européenne au sein de l’Alliance. Les épisodes de cette dénégation politique sont nombreux : ni le « pilier européen de l’Otan, ni la constitution d’un simple « caucus européen », ni la création de la fameuse « Identité européenne de sécurité et de défense » (ESDI) ne verront le jour. L’ingéniosité linguistique des diplomates sera à son comble dans les années 1990. L’UEO, l’Union de l’Europe Occidentale, fut l’objet d’âpres débats sur sa double vocation de devenir « le bras armé de l’Union » et le pilier européen de l’OTAN. Au sommet de l’OTAN en 1996, on invente le concept de « forces séparables mais non séparées », pour permettre à l’UEO de mener des opérations extérieures au titre de l’identité européenne. Madame Albright, alors Secrétaire d’Etat, invente en 1998 le concept des trois D : les Européens de l’UE peuvent développer leur propre politique à condition qu’il n’y ait ni Découplage entre l’Europe et les Etats-Unis, ni Duplication des moyens de l’OTAN, ni Discrimination à l’égard des alliés européens de l’OTAN non membres de l’UE. George Robertson, secrétaire général de l’OTAN en 1999, tentera d’adoucir ces interdictions en les transformant en trois conseils. L’ESDI naissante devrait respecter les « trois I » : improvement (l’objectif est l’amélioration des capacités de défense collective), inclusiveness (inclusion de tous les alliés européens dans le processus), indivisibility, (indivisibilité de la sécurité des alliés).
Au final, des tonnes et des tonnes de communiqués, de négociations, de subtilités diplomatiques pour un résultat identique : empêcher la constitution d’une identité de l’Europe au sein de l’OTAN. Celle-ci doit rester une addition de de nations souveraines, et non pas servir d’égide pour l’Europe, fût-elle atlantique. Et quand finalement l’UE se sera elle-même dotée d’une politique de sécurité et de défense légitimée par Traité (la PESD), c’est vers l’UE que la subtilité diplomatique se réorientera. Les accords dits de Berlin plus resteront dans l’histoire comme un chef d’œuvre de compromis alambiqué pour empêcher la constitution d’un Etat-Major européen indépendant de l’OTAN. De même, les relations entre l’UE et l’OTAN seront scrutées au jour le jour selon un seul critère légitime, celui de la « complémentarité » (et non de la concurrence) entre l’UE et l’OTAN. Ni Europe européenne autonome, ni Europe atlantique légitime : l’OTAN ne connait pas l’Europe.
Cette Europe atlantique existe d’autant moins que les Etats-Unis eux-mêmes n’ont cessé de prendre leurs distances par rapport à l’Alliance. L’Amérique européenne, pendant de l’Europe atlantique, s’est affaiblie avec le temps au point de devenir, sous Donald Trump, un véritable point d’interrogation. Dès 2001, à la suite de la proclamation de la « guerre contre le terrorisme » par l’administration Bush, le Secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, énonçait la plus flagrante des dénégations sur la valeur de l’Alliance : « c’est la mission qui détermine la coalition, et non l’inverse »5 . La valeur des « coalitions de volontaires » (coalition of the willings) plutôt que des alliances permanentes fut au cœur de la pensée stratégique des néoconservateurs au pouvoir lors de l’intervention américaine en Irak en 2003. Barak Obama devait plus tard apaiser les alliés en réaffirmant son attachement à l’OTAN, mais c’est aussi lui qui décréta la nouvelle priorité stratégique du « pivot asiatique », en lieu et place de la traditionnelle sécurité européenne. Donald Trump continue sur la lancée de la distanciation structurelle entre les Etats-Unis et l’OTAN : c’est sans doute le premier président américain profondément anti-européen et antiallemand, et il le fait avec la vulgarité, la brutalité et l’imprévisibilité qui sont sa marque. Avec lui, les Etats-Unis se révèlent chaque jour de moins en moins européens, mais aussi de moins en moins atlantiques.
3) Aujourd’hui comme hier ?
2016 restera une année historique pour les relations euro-américaines : la solidarité européenne des Britanniques, la solidarité atlantique des Etats-Unis sont désormais des questions ouvertes. Cette double crise chez les Anglo-Saxons amènera très vite les Européens continentaux à se poser la question de leur avenir stratégique. Dès l’été 2016, des décisions bloquées depuis des décennies sont prises par le Conseil européen : la Coopération structurée permanente est activée sur les questions de défense, un Fonds européen de défense sera établi sur le budget communautaire, la France propose avec succès une initiative européenne d’intervention (IEI). Mieux, la plupart des textes officiels de la PSDC reconnaissent désormais le concept d’ « autonomie stratégique » de l’Union, alors que celui-ci avait été un tabou tenace pendant des décennies.
Que s’est-il donc passé ? Rien d’autre que l’inquiétude des Européens devant les bouleversements des conditions historiques de leur sécurité : avec Donald Trump, les Etats- Unis n’assurent plus en effet, de façon évidente ou automatique, la communauté et la défense de l’Occident. D’autres contre-assurances deviennent donc intéressantes et nécessaires, qu’il s’agisse des relations stratégiques bilatérales avec Washington, comme le souhaite la Pologne, ou de l’option d’une relance de la défense européenne. L’Alliance malgré tout, la défense européenne car on ne sait jamais, et le traité bilatéral en dernier recours, tels sont les termes du brouillard stratégique que 2016 a déversé sur le continent européen.
Une Europe plus européenne est-elle plus réalisable dans ce nouveau contexte ? On pourrait raisonnablement le penser. De plus en plus de crises et d’incertitudes, de moins en moins d’assurance américaine, devraient normalement conduire à plus d’Europe stratégique. D’ailleurs, les Européens ont fait des progrès notables en matière de défense européenne depuis deux ans. En mai 2019, le Parlement européen a voté le projet de budget de 13 milliards d’euros pour le Fonds européen de défense. La première réunion ministérielle de l’IEI a eu lieu le 7 novembre 2018 à Paris. Quant aux coopérations structurées permanentes, elles ont déjà donné lieu à 34 projets capacitaires.
Il est à douter toutefois que ces progrès techniques s’accompagnent d’une égale évolution du débat politique. C’est même le contraire qui semble se passer. « L’initiative européenne ne doit pas enlever des activités et des moyens à l’Otan », avait notamment mis en garde Katie Wheelbarger, chargée de la sécurité internationale au ministère américain de la Défense, dès février 2018. De la même façon, le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg ne manque pas de relayer ces interdits : « L’UE ne doit pas se substituer à ce que fait l’Otan » et elle « ne doit pas fermer ses marchés de défense » aux Américains et aux autres pays non-membres de l’UE. 6 Des réflexes pavloviens, d’un autre âge, mais bien ancrés dans la culture atlantique.
Les Européens eux-mêmes ne sont d’ailleurs pas en reste pour perpétuer leur manque d’ambition politique en matière de sécurité et de défense. Bizarrement, le concept d’autonomie stratégique, si à la mode en 2017, a de nouveau disparu des textes officiels. Quant aux projets qui ont vu le jour depuis 2016, ils restent en deçà du politique : on parle de capacités, de budget de recherche et développement militaire, de structuration des industries de défense, de culture stratégique européenne dans le meilleur des cas. De revendication d’une autonomie politique de l’UE face aux crises et enjeux internationaux ? Certainement pas. De relance d’une politique étrangère commune ? Pas davantage. Le syndrome du primat politique de l’Alliance demeure intouchable, même avec un président des Etats-Unis qui attaque frontalement les intérêts européens, en Iran notamment.
Sauf sursaut politique majeur, il est probable que ce logiciel restera encore longtemps vivace. Alors que le monde entier change à une vitesse inimaginable naguère, alors que l’imprévisibilité et la surprise dominent le système de sécurité occidental, les Européens veulent continuer de croire à l’éternité de l’OTAN et de l’Amérique comme puissance européenne. Il est possible que les événements démentissent un jour brutalement une attitude qui relève plus de la croyance, voire de la foi, que de l’analyse stratégique. Il est à souhaiter que le minimum d’Europe stratégique aura du moins été conçu pour éviter le scénario du pire : la coexistence d’une Otan inopérante par démission des Etats-Unis, et d’une Europe de la défense inefficace parce qu’embryonnaire.
1 Raymond Aron : La Communauté atlantique, 1949-1982. In Politique étrangère, 4-1983, page 827
2 J.F.Kennedy : Discours à l’Independance Hall, Philadelphie, 4 juillet 1962
3 Article 42-7 du TUE : Au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la charte des Nations unies. Cela n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres. Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre. »
4 Voir l’ouvrage de Jean Dominique Merchet
5 Donald Rumfseld, interview avec Larry King, CNN, December 5, 2001.
6 In Ouest-France, 15 février 2018