Le retour d’un « mur » entre l’est et l’ouest freine l’affirmation stratégique de l’Europe

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 11 Février

Isabelle Lasserre
Rédactrice en chef adjointe au service étranger du Figaro, correspondante diplomatique

 

Le retrait américain d’Europe. La fragilisation du lien transatlantique depuis Barack Obama et Donald Trump. L’affirmation de nouvelles puissances – Russie, Chine, Iran, Turquie … - qui déstabilisent l’ordre géopolitique issu de la Seconde Guerre Mondiale et se réarment massivement. L’affaiblissement des valeurs démocratiques dans le monde. En théorie, tout concourt à l’affirmation stratégique du continent européen. Celle-ci peine pourtant à voir le jour. Et parmi les nombreux obstacles à ce projet porté notamment par la France, il est un frein puissant quoique pas toujours pris à sa juste valeur par Paris et Berlin, c’est la division entre l’est et l’ouest du continent.

Avec la disparition de la Guerre froide et la chute du communisme, l'« est » avait progressivement disparu des dictionnaires stratégiques du continent, au profit de qualificatifs moins connotés politiquement, «Europe centrale» et «Europe orientale». Séparées par un mur que nul ne pouvait franchir pendant plusieurs décennies, les deux parties de l'Europe se sont retrouvées avec joie et émotion au début des années 90, comme deux amants trop longtemps séparés. C'était le temps du «retour à l'Europe», slogan longtemps crié par les adversaires du communisme et qui fut aussi chanté pendant la «révolution de velours» à Prague en 1989. La réunification du continent annonçait aussi, selon le politologue américain Fukuyama, la « fin de l’histoire ». Avec la disparition de l'URSS, l'élargissement de l'Union européenne devenait une évidence morale, politique et culturelle. En se pacifiant, l’Europe allait redevenir un continent homogène, dont les normes et les acquis seraient également partagés par tous ses membres. Un continent loin des chaos du monde, qui serait uni et fort et se donnerait les moyens de défendre ses valeurs si elles étaient menacées et même de les propager sur les autres continents, pour y faire pousser les graines de la démocratie et de la paix.

Mais les illusions ont une fin et la lune de miel intra européenne n'aura duré que quelques années. On la croyait aux oubliettes de l'histoire, mais « l'Europe de l'Est » a fait son retour dans le vocabulaire, au même titre d'ailleurs que « l'Occident ». Les promesses de la période postsoviétique et la domination du modèle américain, le triomphe de l'économie de marché avaient masqué pendant un temps l'importance du défi immense que représentait la convergence des deux Europe. La réalité s'est chargée de le rappeler. Trente ans après la fin de la Guerre Froide, l’incompréhension est de retour, comme le clivage entre les deux parties du continent.

L’ampleur de la fracture entre les « anciens » et les « nouveaux » membres a été révélée par la crise migratoire de 2015, sans précédent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Elle s’est traduite par l’arrivée, dans les parties orientales et centrales du continent, de gouvernements dits « illibéraux », qui poussent leurs affirmations identitaires et culturelles et malmènent parfois les libertés individuelles. Les pays du groupe de Visegrad – Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie – qui étaient considérés comme les élèves modèles des transitions démocratiques post-1989, ont refusé l’ouverture prônée par Angela Merkel et la volonté de la Commission européenne de répartir les migrants selon un système de quotas. En quelques mois, deux visions politiques se sont violemment affrontées sur le sol européen. Celles des nations anciennes comme l’Allemagne et de la Commission européenne, qui défendent la solidarité avec les migrants au nom des valeurs européennes - c’est-à-dire des droits de l’homme - et qui considèrent l’attitude des pays de Visegrad comme un manquement grave à la solidarité européenne. Et celle des pays d’Europe centrale, les nouveaux membres, qui veulent d’abord protéger la nation, leur culture et leur mode de vie. Ils considèrent que l’imposition de quotas de migrants est une atteinte à leur souveraineté ainsi qu’une tentative de leur imposer un modèle de société multiculturelle et multiethnique dont ils ne veulent pas.

Ces divisions plongent leurs racines dans l’histoire du continent. « La plupart des Etats nations en Europe Centrale, créés en 1918, sont devenus « homogènes » au lendemain de 1945 » explique le spécialiste du CERI (Sciences Po) Jacques Rupnik, dans une note pour l’Institut Jacques Delors publiée en mars 2019. « Les migrations que connait l’Europe occidentale depuis les années 60 n’ont pas touché l’Europe du centre-est, séparée par le rideau de fer », poursuit-il. Quant aux migrants accueillis par l’Europe de l’Est depuis la chute du Mur, ils viennent d’ancienne Yougoslavie et d’Ukraine et ne posent pas de problèmes d’intégration puisqu’étant de religion ou de culture chrétienne. Entre les deux parties de l’Europe, le poids de l’histoire influence aussi les attentes vis-à-vis de l’Union. Pour l’Europe occidentale, le projet d’intégration devait permettre de dépasser les nationalismes et d’éviter une répétition de la Seconde Guerre Mondiale. Les pays de l’est au contraire, qui n’ont retrouvé leur indépendance qu’en 1989, après en avoir rêvé pendant plusieurs décennies, ne veulent ni abandonner leur souveraineté ni affaiblir la nation.

Le passé colonial des pays d’Europe occidentale révèle une autre division. Les anciens empires, qui ont accueilli sur leur sol depuis un demi-siècle des migrants venus de leurs anciennes colonies, se sont habitués au multiculturalisme. A l’est, c’est l’inverse. Des pays comme la Pologne se considèrent eux même comme d’anciennes colonies qui se sont libérées dans la douleur de l’empire russe. Longtemps protégés des mélanges ethniques par le mur communiste, les pays de l’est n’ont pas la culpabilité post-coloniale des Européens de l’ouest et font de la référence multiethnique vantée par l’Occident un contre modèle. Le refus d’ouvrir leurs portes à des migrants non chrétiens et non européens est encore accentué depuis quelques années par l’effondrement démographique que connaissent ces pays, phénomène qui accentue la fragilisation identitaire qui touche tout le continent européen. Certains, comme la Bulgarie, craignent carrément la disparition de leur nation.
 
Mais d'autres raisons, plus récentes, expliquent également le rétablissement de la ligne de partage intra-européenne. Politiquement, les pays de l’est sont restés imprégnés de leur ancienne culture communiste, qui refusait le débat politique et traitait les voix dissidentes comme des ennemies. La transformation politique promise n’ayant pas toujours eu lieu, leur rapport à la démocratie n’est pas toujours le même qu’à l’ouest. Idem pour le rattrapage économique, qui se fait encore attendre dans certains pays.

Le retour de la puissance impérialiste russe, le désir de revanche du Kremlin qui n'a jamais accepté la défaite de la Guerre froide, a ravivé les différences entre l’est et l’ouest. En signant la fin de l'effacement international de la Russie, l'intervention de Moscou en Géorgie en 2008 puis l'annexion de la Crimée en 2014, ont réveillé les douloureux souvenirs de l'occupation soviétique. Pour l’Europe orientale, malgré la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme, le danger vient toujours de l’est, de l’ogre russe qui donne des coups de patte à ses voisins dès qu’ils tentent de prendre le large…

Géographiquement tournée vers la Méditerranée, l'Europe du Sud a conservé au contraire un héritage et une proximité avec ses anciennes colonies. La France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal préfèrent le vent chaud de la Méditerranée aux courants d’air froid venus de l’est. C'est aussi du sud que viennent le danger terroriste et la menace djihadiste. Vu de l'Ouest, la Russie, avant d'être une menace, est un acteur international qui compte sur de nombreux dossiers comme la Syrie, l'Iran et l'Afghanistan.

Fragilisés au niveau géopolitique, les pays de l'Est ont en outre eu l'impression d'être des citoyens de seconde zone. Ils pensaient intégrer l’Union, si ce n’est en première classe, avec, au moins, un traitement d’égalité. Mais l’élargissement à l’est a transformé l’UE. Dominée par les experts et les technocrates, les institutions ont imposé leurs règles sans toujours s’ouvrir aux pays de l’est. Le spécialiste du CERI Jacques Rupnik a une formule pour résumer la position occupée par les pays d’Europe centrale et orientale : « A l’époque soviétique, ils étaient l’ouest de l’est. Aujourd’hui ils sont l’est de l’ouest ».

S'ils pensaient pouvoir intégrer l'Europe de l'Est sans prendre en compte ses craintes géopolitiques et ses identités culturelles, les pays d'Europe de l'Ouest se sont trompés. La révolte des anciens pays communistes le leur rappelle constamment. La fissure entre les deux parties du continent se creuse en effet chaque année. La Pologne et la Hongrie veulent opposer un « ordre moral » au libéralisme, promouvoir les valeurs traditionnelles qu'elles estiment supérieures aux libertés démocratiques et aux promesses que fait miroiter la mondialisation. Au mélange de cultures et de races prôné par l’Europe occidentale, Varsovie oppose les valeurs polonaises tournées vers la tradition, la nation et la religion. Les pays de Visegrad refusent la société « ouverte à tous les vents », en perte de repères aussi, poussée par le couple franco-allemand. Ils voudraient lui substituer une nouvelle « Europe des nations », qui serait aussi une Europe chrétienne. Certes, les pays de Visegrad et leurs alliés sont loin d’être un groupe homogène. Mais dans tous ces pays, quoique à des degrés divers, la défense de la civilisation européenne est liée à l’héritage chrétien du continent. Même les opposants polonais Lech Walesa et tchèque Vaclav Havel y ont toujours fait référence. Bien avant, donc, la montée du populisme.

Les institutions européennes n’ont pas réussi à réconcilier les deux parties de l’Europe, ni même à les rapprocher. « Une chose est plus importante que la discipline de parti, c’est la défense des valeurs chrétiennes européennes et l’arrêt de l’immigration. Nous ne pouvons pas céder sur cela » a affirmé le porte-parole du gouvernement hongrois. Emmanuel Macron, qui pourtant avait amorcé son quinquennat en tendant une main amicale au groupe de Visegrad, a ravivé le ressentiment des pays de l’est en opposant les « nationalistes » aux
« progressistes ». Les divisions se sont creusées même si la crise migratoire aigüe de 2015 est passée. « L’UE peut exploser si une partie force les autres à accepter des politiques favorables à l’immigration » prévient Viktor Orban. Un tel scenario ne jouerait pas en faveur de l’autonomie stratégique du continent. Après avoir eu le sentiment d'être injustement et artificiellement exclus pendant la guerre froide, les pays de l’est se sentent pour la première fois libres d'affirmer une politique étrangère indépendante. En rejoignant l’Union ils avaient d’abord investi leur énergie à se moderniser et à réussir leur transition politique et économique. Une fois ces fondamentaux acquis, ils revendiquent haut et fort aujourd’hui leur différence et s'insurgent contre une bureaucratie européenne qui rappelle à certains d’entre eux le pacte de Varsovie. Mais contrairement à une analyse souvent répandue en Europe occidentale, même ceux qui se sont donnés à des pouvoirs populistes ne veulent pas quitter l’Union européenne. Ils veulent surtout la transformer.

Ces fractures se répercutent naturellement au niveau stratégique. Au moment de l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, le continent s’est fracturé entre la vieille et la nouvelle Europe. La première, emmenée par la France, s’est majoritairement opposée à l’intervention militaire de Washington, tandis que la seconde s’est ralliée à George W. Bush. Davantage qu’une adhésion à la guerre en Irak, le soutien des pays de l’est était surtout motivé par la volonté de demeurer sous le parapluie sécuritaire américain. En Europe centrale et orientale, la sécurité a toujours été et reste depuis l’arrivée de Donald Trump, l’affaire de l’OTAN et des Etats-Unis, seuls remparts solides contre la menace russe. Face à l’« America first » de Donald Trump et au désintérêt croissant manifesté par vis-à-vis de l’Europe par la Maison Blanche, Emmanuel Macron a tenté de pousser l’autonomie stratégique de l’Europe. Mais malgré tous les efforts déployés par la France, il n’existe dans ce domaine toujours pas de culture commune en Europe, où la perception des menaces, entre l’est qui craint la Russie et le sud-ouest qui redoute avant tout le terrorisme islamiste, n’est pas la même. Comme le dit un diplomate français : « Si elle veut s’affirmer au niveau stratégique, l'Union européenne devra concilier les visions de l'Est et de l'Ouest, réconcilier leurs approches géopolitiques contradictoires. Ou se résoudre à l'implosion ».

Pourtant, s'il est un miroir de l'Histoire, le mur qui sépare à nouveau les deux parties de l'Europe, est un mirage s’il s’agit de prévoir ou d’expliquer l'avenir. Car la frontière est-ouest, pour être réelle, est aussi poreuse. Les thèmes de désaccord transcendent de plus en plus fréquemment la division classique entre les parties orientale et occidentale de l’Europe. Les clivages entre les peuples et les élites comme l’opposition entre l’ouverture et la fermeture des frontières touchent aujourd’hui tous les pays européens. Les populismes ont enflammé le continent entier, y compris des pays fondateurs comme l’Italie avec Matteo Salvini ou la France avec les gilets jaunes.

En ralentissant l’affirmation stratégique de l’Europe, les divisions entre l’est et l’ouest hypothèquent l’avenir du continent. Le retrait américain et le peu d’entrain des pays européens à investir dans la sécurité collective du continent ont déjà nourri l’effondrement du système de sécurité transatlantique qui a donné sa stabilité à l’Europe. Mais les choses peuvent encore s’aggraver. Face au réarmement de la Russie dont les ambitions géopolitiques se développent, à celui de la Chine qui met à l’eau tous les quatre ans l’équivalent de la marine française mais aussi de toutes les puissances moyennes qui s’affirment sur la scène internationale, le vide de sécurité européen augure mal de l’avenir. Qui viendra le combler si les Européens n’unissent pas leurs efforts pour sortir de leur statut de nain stratégique ? Rares sont les pays européens qui consacrent, comme le recommande l’OTAN, 2% de leur PIB à la défense. Malgré l’éloignement des intérêts stratégiques entre les Etats-Unis et l’Europe, de nombreux pays de l’est comptent toujours sur les Américains pour assurer leur sécurité et les défendre. Ceux qui doutent de la fiabilité américaine, au lieu de développer la défense européenne, sont tentés par les sirènes chinoises et russes, qui hurlent dans la région.

En raison de l’élargissement du spectre des espaces stratégiques, de la multiplication des menaces et de l’explosion du coût des armements, aucune puissance ne peut plus aujourd’hui disposer à elle seule – sauf les Etats-Unis et peut-être la Chine - de l’ensemble des capacités indispensables à sa défense. Si l’Europe veut faire entendre sa voix, y compris au niveau diplomatique, elle devra se renforcer militairement. L’avenir de la défense européenne ne peut donc qu’être commun. Il suppose, entre autres choses, une réduction de la division entre l’est et l’ouest. L’Européen Michel Barnier le répète sans cesse : « Il n’y aura de diplomatie européenne que si nous parlons d’une seule voix ».