Le rôle indispensable de l’Union européenne comme acteur de la stabilité internationale

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 11 Mars

Renaud Bellais Docteur en sciences économiques habilité à diriger des recherches
Chercheur associé à l’ENSTA Bretagne (SHS) et à l’Université Grenoble Alpes (CESICE)


Dans Alice au pays des merveilles, les protagonistes fêtent les non-anniversaires. Faut-il fêter, à notre tour, la non-puissance de l'Union européenne ? Le propos peut sembler provocateur, mais il reflète une réalité : l’Union européenne ne se pense pas en termes de puissance militaire alors qu’elle est la première puissance économique au monde, ce qui rend son analyse complexe au regard des théories des relations internationales ou de l’économie politique internationale. En effet, le fait de ne pas être une grande puissance conduit-il nécessairement à être une petite puissance, comme le suggère Asle Toje ?

L’Union européenne a-t-elle vocation à devenir inéluctablement une puissance militaire pour préserver son rang économique en dépit de la faible appétence des Européens pour un outil commun de défense ? L’histoire pourrait laisser penser qu’une telle évolution est probable si nous suivons l’analyse de Thucydide pour la Grèce antique ou celle de Paul Kennedy pour le monde occidental moderne. Cependant, l’Union européenne semble renâcler à une telle évolution. Pour autant, peut-elle réellement refuser de développer une défense européenne ? Le destin funeste des Méliens qu’évoque Thucydide n’est-il pas une source d’enseignement pour les Européens dans ce cas ?

Une Union pacifique par construction

Dans une vision très gaullienne, certains Français ont souhaité naguère transformer l’Union européenne en « Europe puissance ». Ceci pourrait paraître surprenant tant l’idée même d’associer Europe et puissance apparaît comme un contresens historique et institutionnel. Dans le domaine de la sécurité internationale (parler aujourd’hui de défense stricto sensu paraît excessif), l’Union européenne ressemble bien plus au Saint Empire romain germanique finissant qu’aux États-Unis d’Europe. La Diète n'est plus à Worms, mais à Bruxelles. Qu'à cela ne tienne : Charles Quint n’était-il pas né dans cette ville ?

La référence au Saint Empire n’est ni fortuite, ni gratuite. Au-delà de la réalité d’une institution bien faible dans le domaine de la défense, nous pourrions rappeler que le Saint Empire a longtemps persisté en dépit de multiples faiblesses et de forces centrifuges parce qu’il
 
apportait un espace normatif et économique utile aux divers États le composant sans en gêner (trop) les aspirations individuelles.
Pour aller encore un peu plus loin dans l’analyse, l’Union européenne semble être habitée par le « rêve allemand », qui se distingue du « rêve chinois » et du « rêve américain ». Alors que l’Allemagne cherche à maximiser son potentiel économique, elle refuse de penser l’idée de puissance ou même de défense ambitieuse, craignant de s’engager dans des aventures militaires qui nuiraient à son enrichissement. Ce modèle capitalise sur le « doux commerce » cher à Montesquieu, la paix favorisant le commerce et réciproquement. Il est promu à l’échelle européenne. En effet, les fondements de l’Union européenne sont pour le moins éloignés du modèle américain de « destinée manifeste », qui ne peut, lui, qu’être impérial (si ce n’est territorialement, tout du moins idéologiquement).

S’il est tentant de chercher à classer l’Union européenne comme une petite ou grande puissance (en devenir), il faut garder en tête qu’elle n’agit pas dans la défense au nom des États qui la composent contrairement à ses missions pour les autres politiques publiques à l’échelle européenne. La défense reste le domaine souverain des États en application de l’article 346 du Traité de Lisbonne. Ceci explique pourquoi la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) vient en complément, à la marge, des politiques de défense de chaque pays qui sont conduites de manière indépendante.

C’est en ce sens que nous pouvons rejoindre Asle Toje quand il considère l’Union européenne comme une petite puissance, puisque « les petites puissances se taillent une niche en affichant un spectre étroit et spécifique de schémas comportementaux de politique étrangère » (Toje, 2011, p. 46). L’Europe de la défense et, plus encore, une armée européenne sont des vues de l’esprit et, en aucun cas, des réalités même embryonnaires… L’Union européenne réunit bien les quatre critères mis en avant par Asle Toje : dépendance vis-à-vis d’une grande puissance ; capacités limitées ne permettant pas une projection de puissance ; importance accordée à la préservation de l’ordre international existant ; et attitude défensive par essence.

Toutefois, cette analyse donne un rôle militaire plus important à l’Union européen qu’il n’est en réalité et minimise la part déterminante des politiques nationales dans la production d’une défense européenne. Les États gardant la main sur l’essentiel de la mission de défense, l’Union européenne n’existe dans ce domaine qu’en raison de leur bienveillance… ou de leur désintérêt. C’est bien la combinaison des dimensions nationales et communautaires qui peut faire sens pour évaluer le potentiel militaire réel des Européens.

Briser le cycle des grandes puissances ?

D’une certaine manière, la Communauté économique européenne s’est transformée en Union européenne en 1993, mais nous pourrions dire qu’elle s’est pensée dès sa création en 1957 comme une institution internationale post-moderne, rompant avec le cycle d’émergence et de déclin des grandes puissances militaires si bien décrit par Paul Kennedy. Son ouvrage
 
Naissance et déclin des grandes puissances a marqué les esprits en démontrant que le développement économique d'un pays favorise l'augmentation de ses capacités militaires qui, en retour, renforcent sa position économique dominante.

Mazarr et Rhoades montrent comment les États-Unis ont structuré l’économie mondiale à leur image. Ainsi, parmi les grands pays, le PIB par habitant des États-Unis est le plus élevé1. Ceci n’a été possible non seulement par l’imposition des institutions de Bretton Woods, mais aussi par la diffusion des normes économiques américaines à l’ensemble de l’économie d’abord occidentale puis mondiale. Ils soulignent que « les États-Unis ne sont pas simplement une autre grande puissance : ils sont l’architecte d’un système d’avantage mutuel. Ce simple fait a apporté un avantage géopolitique significatif » (Mazarr et Rhoades, 2018, p. xiv).

Cependant, la puissance militaire croissante a de fortes chances d’entraîner un déclin économique (relatif) en raison d’une volonté de puissance excessive. L’augmentation de l'effort de défense fait émerger des ambitions politiques qui poussent les dépenses militaires au-delà de ce que l'économie nationale peut supporter sans dépérir ou, tout du moins, péricliter. Un épuisement économique de la puissance dominante peut conduire à des crises dans les relations internationales.

En effet, cette dernière va chercher à contrecarrer son déclin relatif en augmentant ses leviers d’influence militaire. Cette tendance à la militarisation est amplifiée par le fait qu’elle va tenter de contrer l’émergence d’une nouvelle grande puissance qui viendrait concurrencer son influence ou même s’y substituer. « Dans un tel contexte, moins paisible, la grande puissance risque fort de consacrer beaucoup plus d'argent à sa défense qu'elle ne le faisait deux générations plus tôt, tout en découvrant que le monde est moins sûr – tout simplement parce que d'autres puissances ont connu une croissance plus rapide et sont en train de devenir plus fortes. » (Kennedy, 1998, p. 26)

L’Union européenne semble par construction ne pas avoir choisi de devenir une grande puissance, même si certains de ses États membres qui sont d’anciennes puissances coloniales restent nostalgiques de leur Empire… La croissance économique étant le cœur de la construction européenne, il n’est pas surprenant que l’idée de « sacrifier le beurre au canon » soit antinomique avec le projet européen. Dès le traité de Rome, le domaine de la défense a été exclu du périmètre communautaire. L’institution s’en est très bien accommodée et beaucoup des États membres également. L’appétence de beaucoup d’Européens pour la défense et, plus encore, pour la puissance militaire est bien faible. Cette approche est encouragée par le fait que le continent européen bénéficie du parapluie américain sans requérir de grands efforts, ce qui nous est reproché par les Américains.


Une défense européenne malgré tout ?

Toutefois, le désir de puissance n’est pas nécessairement la seule raison qui pourrait conduire les Européens à renforcer une défense européenne, sans même chercher à aller vers une « Europe de la défense ». La défense est en soi une mission essentielle, ontologique de la puissance publique. C’est le premier des devoirs du souverain, comme le soulignait déjà Adam Smith. Il y a un fondement économique qui justifie des efforts de défense : protéger la société contre la violence des autres peuples qui, jaloux de la richesse créée par une cité prospère, peuvent vouloir l’accaparer.

Cette nécessité d’une défense accompagnant la croissance économique n’est pas absente de la stratégie de Xi Jinping. Son « rêve chinois » pourrait être caractérisé comme un entre-deux entre la vision globalisante des États-Unis et la postmodernité pacifique de l’Union européenne. Sans chercher de visée impériale, la Chine ne veut pas subir un ordre mondial jugé inéquitable et se dote donc d’un outil militaire lui permettant de jouer à armes égales dans les négociations internationales.

De la même manière, le développement de la défense européenne apparaît nécessaire non pas pour des ambitions de conquête territoriale ou de thalassocratie, mais pour que l’Union européenne puisse peser dans les relations internationales et préserver sa liberté et son mode de vie. Devenir une puissance militaire est certainement une nécessité pour les Européens compte tenu de l’importance tant économique que géostratégique de l’Union européenne.

La puissance militaire doit être ici appréhendée non comme un moyen d’ingérence vis-à-vis des tiers mais comme un moyen de discuter réellement d’égal à égal avec les grandes puissances mondiales. Un outil militaires efficace rend en effet crédible, voire dissuasif, et respecté celui qui la détient. Comme le souligne Pierre Hassner (2018, p. 1-2), « la puissance n’est ni une essence ni une possession mais une relation. Elle consiste à amener l’autre à faire ce qu’il ne ferait pas autrement, ou à l’empêcher de faire ce que nous ne voudrions pas qu’il fasse, et, par ailleurs, à l’empêcher de nous empêcher de faire ce que nous voudrions faire, ou de nous forcer à faire ce que nous ne voudrions pas faire. »
Une défense européenne est aussi nécessaire pour que l’Union européenne puisse participer activement à la stabilité du monde. L’ordre mondial peut être stable lorsqu’il existe un seul État exerçant une autorité hégémonique. Cependant, la puissance dominante a rarement l’opportunité de le rester longtemps : « La puissance relative des grandes nations à l’échelle internationale ne reste jamais constante : elle varie surtout avec les taux de croissance de chaque société et dépend de l’avantage relatif que confèrent les avancées technologiques et structurelles. » (Kennedy, 1988, p. 18)

De fait, la Chine est tentée depuis quelques années de proposer un ordre mondial alternatif, que nous pourrions appeler la Pax Sinica (Bellais, 2013). Elle se positionne ainsi comme l’organisatrice d’une croissance économique mondiale stable et pérenne au travers de son programme gigantesque d’investissements mondiaux pour une Nouvelle Route de la Soie (Belt and Road Initiative). Les États-Unis ne s’y sont pas trompés et perçoivent clairement la menace que représente ce programme pour leur leadership sur l’économie mondiale (Smith, 2018). Le basculement possible des équilibres mondiaux peut rapidement devenir déstabilisateur sans même que la Chine cherche activement à devenir une puissance hégémonique.

Or la transition d’une grande puissance à une autre pose la question de la stabilité d’un duopole dans une telle transition. Comme le rappelle Asle Toje (2010, p. 13), « quand les plaques tectoniques bougent, elles ne glissent pas toujours doucement. Parfois ils glissent. »
L’instabilité géostratégique probable requiert non pas une intervention ou interposition de l’Union européenne, mais une capacité crédible de la défense européenne pour tempérer les tensions et éviter de glisser dans la « piège de Thucydide » (Allison, 2017). C’est sous cet angle qu’il faut envisager l’autonomie stratégique européenne : une réponse au besoin de sécurité par des moyens militaires pleinement maîtrisés. Avoir des alliés peut être utile, mais en aucun cas suffisant : il faut pouvoir dissuader pour éviter le sort des habitants de Mélos, que leur neutralité dans le conflit entre Sparte et Athènes n’a pas préservé de la destruction.

L’autonomie stratégique est aussi un gage de liberté de choix. Tout comme l'Allemagne ne veut pas être entraînée dans un aventurisme africain voulu par la France ou le Royaume-Uni, il n'est pas concevable que, du fait de l'Alliance atlantique, l’Union européenne soit obligée du fait de sa dépendance militaire vis-à-vis des États-Unis de s'engager un jour, en raison de velléités belliqueuses d’un Président des États-Unis, dans une guerre avec la Chine. N'oublions pas que c'est la raison pour laquelle George Washington se méfiait des "alliances enchevêtrées".
Un changement des équilibres internationaux ne peut que conduire à une instabilité périlleuse. C’est la sagesse de la puissance publique qui permet de se préparer à une telle situation, non pas pour faire de l’Union européenne une puissance militaire guidée par une destinée manifeste, mais pour lui donner les moyens de rester maître de son destin et d’apporter la sécurité internationale que les citoyens européens peuvent espérer. Telle est la leçon que tire Thomas Gomart pour l’Union européenne dans son dernier ouvrage, L’affolement du monde.

Une articulation originale entre Union européenne et États

Renforcer la défense européenne n’est donc pas optionnel. La vraie question de savoir de quelles manières cet objectif peut être atteint. Or l’Union européenne se trouve aujourd’hui dans une situation complexe puisqu’elle est à l’interface entre des États membres souverains, mais aux ressources budgétaires contraintes, et un grand frère américain ayant des états d’âme quant à l’avenir de l’Alliance atlantique.

L’Union européenne est cependant une construction institutionnelle originale dans le paysage international, ne constituant ni une confédération, ni une réelle union. Pourtant, ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse peut constituer une force, car le caractère composite de l’Union européenne ouvre la voie à des expérimentations et à la combinaison des possibles. La défense européenne n’est pas l’œuvre de la seule Union européenne, mais l’addition d’initiatives communautaires, nationales, binationales et multilatérales.
 
Tout l’enjeu pour le Fonds Européen de Défense, qui devrait être lancé en 2021, est de jouer sur l’effet multiplicateur de tels financements sur les différentes strates institutionnelles contribuant à une défense européenne. L’important n’est pas d’avoir une progression unique, unitaire et monodirectionnelle vers celle-ci, mais de lancer de multiples initiatives qui, combinées, contribueront à renforcer la sécurité internationale de l’Europe.

L’Union européenne n’est en fait ni une grande ni une petite puissance militaire, mais la possibilité d’une construction institutionnelle porteuse de sécurité internationale en rupture avec le processus précipitant les puissances militaires dans le « piège de Thucydide ».

Ceci suppose toutefois que les Européens travaillent de concert et fournissent l’effort nécessaire de défense pour atteindre cet objectif commun et collectif. C’est ainsi qu’il est possible de concevoir l’autonomie stratégique promue par la Stratégie globale de l’Union européenne de 2016. L’autonomie stratégique ne se construit pas contre un adversaire ou contre un allié, parfois par trop pressant, mais pour apporter aux Européens le bon niveau de sécurité internationale. En ce sens, l’Union européenne peut agir en tant qu’institution pour faire progresser les efforts de défense des Européens au niveau approprié et pour organiser de manière efficace cet investissement en faveur de la paix et de la stabilité en Europe, voire au-delà.

Bibliographie

Allison, G. (2017). Destined for War: Can America and China Escape Thucydides’ Trap?. New York, Houghton Mifflin Harcourt.
Bellais, R. (2013). Fighting Piracy and International Public Goods: The Atalanta Experiment in the Horn of Africa. Peace Economics, Peace Science and Public Policy, 19 (1), 73-101.
Gomart, Th. (2019). L'affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques. Paris, Tallandier.
Hassner, P. (2018). L’Europe et la puissance. Question d'Europe n°475, Paris, Fondation Robert Schuman, 28 mai.
Kennedy, P. (1988). Naissance et déclin des grandes puissances. Petite Bibliothèque Payot n°63, Paris, Payot (1991).
Mazarr, M.J., Rhoades, A.L. (2018). Testing the Value of the Postwar International Order. Santa Monica, RAND Corporation.
Smith, J. (2018). China’s Belt and Road Initiative: Strategic implications and international opposition. Backgrounder n°3331, Washington, Heritage Foundation, 9 août.
Toje, A. (2011). The European Union as a small power. Journal of Common Market Studies, 49(1), 43-60.
Toje, A. (2010). The tragedy of small power politics, The European Union under multipolarity. Security Policy Library, 4-2010, Oslo, The Norwegian Atlantic Committee.