Encore un siècle américain ? Les atouts stratégiques de l'Amérique face à ses concurrents - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 10 Février 2020

 

Bruno Tertrais
Directeur adjoint, Fondation pour la Recherche Stratégique

 

Bien des prévisionnistes l’avaient annoncé. Mais « l’inévitable » déclin de l’Amérique n’a pas eu lieu. En 1970, Herman Kahn, le brillant prospectiviste de la RAND Corporation, prévoyait pour l’an 2000 une Amérique dépassée… par le Japon. En 1987, dans Naissance et déclin des grandes puissances, Paul Kennedy estimait que le poids de la dette publique, du déficit commercial, des déploiements militaires, annonçait la fin inéluctable de la domination américaine au bénéfice… du Japon. En 1990, dans Lignes d’horizon, Jacques Attali nous affirmait que l’avenir des Etats-Unis était derrière eux, et faisait lui aussi le pari… du Japon.
Et en 2002, dans Après l’Empire, un autre intellectuel français non avare de proclamations définitives, Emmanuel Todd, voyait dans le déchaînement guerrier des Etats-Unis le signe de la « décomposition du système américain ».

Alors que s’est-il passé ? On peut gloser sur les commentateurs qui prennent leurs désirs pour des réalités, mais à mon sens le problème de fond réside dans l’incapacité de nombre de prévisionnistes à dépasser les modes du moment, au détriment de l’analyse des facteurs structurels.

Depuis 1990, nombre d’indicateurs suggèrent, il est vrai, un bouleversement de la hiérarchie des puissances. Mais ce qui s’est passé relève davantage du Rise of the Rest que du Decline of the West, de la « montée du Reste » plus que du « déclin de l’Ouest ». Autrement dit le déclin est relatif mais non absolu.

Ma thèse est donc simple : elle est que l’Amérique dispose de tous les atouts nécessaires pour demeurer la puissance dominante, et ce pendant encore très longtemps. On peut le regretter ou s’en féliciter, mais la question pour nous Européens est : qu’en ferons-nous, quelles conclusions devons-nous en tirer ?


Il faut toujours commencer par la géographie. L’Amérique dispose d’une localisation géopolitique exceptionnelle, avec deux façades océaniques, et aucun ennemi à ses frontières à l’exception de la Russie en Alaska. Comme le disait le chancelier allemand Otto Von Bismarck, « l’Amérique a beaucoup de chance : au nord et au sud, des voisins faibles, à l’est et l’ouest, des poissons ».

Elle est en outre dotée, ne l’oublions pas, de ressources naturelles particulièrement abondantes : pas autant que la Russie, mais bien davantage que la Chine, l’Europe ou le Japon. En 2018, les Etats-Unis sont devenus le premier producteur mondial de pétrole devant l’Arabie saoudite, grâce à l’exploitation des huiles non-conventionnelles. Ils en sont désormais un exportateur net. Aux hydrocarbures, il faut ajouter les matières premières et les richesses agricoles.

Après la nature, les hommes. Or la vitalité démographique des Etats-Unis est remarquable pour un pays hautement développé. Sa population en âge de travailler devrait s’accroître de 20 millions dans les trente prochaines années.1 Ce dynamisme s’explique tout autant par une fécondité élevée que par l’immigration – c’est environ 60% pour la fécondité et 40% Pour l’immigration. Les projections des Nations-Unies voient les Etats-Unis comme quatrième pays le plus peuplé du monde, derrière l’Inde, la Chine et… le Nigéria, avec 434 millions d’habitants, à la fin du siècle.2

On peut évoquer également au titre des atouts américains la stabilité de son système politique, de ses institutions, de son cycle électoral. Certes, les autocraties chinoise et russe bénéficient eux aussi d’une telle stabilité… mais rappelons tout de même que les deux pays concernés ont connu plusieurs révolutions au cours du siècle dernier.

Plus important à mon sens, l’Amérique est un pays fondamentalement tourné vers l’avenir. C’est dans son ADN historique, mais c’est encore valable aujourd’hui, même sous Trump. Sa culture de l’optimisme, sa capacité d’adaptation et de rebond n’ont pas d’équivalent dans le monde. C’est ce qui explique aussi son attractivité pour les migrants et sa capacité d’innovation.

Or le soft power est aussi important que le hard power. En 2020, les Etats-Unis sont classés quatrièmes dans le Soft Power Index, alors que la Chine n’y est que 27ème.3 Le rayonnement de la culture américaine – qu’on l’apprécie ou qu’on la déteste – est sans égale. Certes, Bollywood produit davantage de films que Hollywood, mais quand avez-vous vu pour la dernière fois un film indien ? Ce rayonnement culturel est assis sur une industrie, mais aussi bien sûr sur une langue. L’anglais, là encore qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, est la seule langue universelle : c’est une langue simple à apprendre et surtout très plastique. L’anglais a considérablement facilité la domination des produits culturels de masse américains.

L’économie américaine reste la plus importante du monde – un quart du produit intérieur brut (PIB) mondial. Elle est surtout très innovante : les Etats-Unis dominent encore en termes de brevets « triadiques » (déposés également en Europe et au Japon), d’articles et de citations scientifiques, ou encore de prix Nobel.

La langue, les universités, l’innovation, la tradition d’accueil : tout ceci explique que l’Amérique soit, et de loin, le pays le plus attractif pour les migrants et en accueille le plus grand nombre.4 Au Moyen-Orient, un journaliste américain me racontais avoir entendu il y a quelques années un jeune homme lui dire dans le même souffle : « Je déteste l’Amérique ! Mais pouvez vous m’aider à obtenir un visa ? ».

Il faut aussi évoquer le dollar, bien sûr. Sa domination est peu entamée, et elle a d’ailleurs plutôt cru depuis la crise financière de la fin des années 2000. Pas moins de 60% des pays du monde fixent le cours de leur monnaie par rapport au dollar, contre 30% en 1970. Le dollar représente aujourd’hui 60% des réserves de change, et la moitié des paiements internationaux via le système SWIFT. Ce qui permet de bénéficier à l’Amérique d’un « privilège exorbitant »… dont elle n’hésite d’ailleurs pas à tirer bénéfice via les sanctions extraterritoriales.

Quant à la suprématie militaire des Etats-Unis, elle est encore largement incontestée. Le budget américain de la défense, 650 milliards de dollars, ne représente qu’un peu plus d’un tiers de la dépense mondiale, mais ce sont surtout les capacités qui comptent. Or l’Amérique n’a pas de rivale en termes de capacités de projection, d’alliances et de bases militaires sur tous les continents, ou encore d’expérience au combat. Les Etats-Unis ont plus de 100 accords de déploiement sur un territoire étranger (Status of Forces Agreements5), dont la moitié sur l’espace eurasiatique, et près de 600 bases dans plus de 40 pays. Ils sont engagés par traité à défendre un quart de l’humanité. Ce faisant l’Amérique contrôle largement les « espaces communs » : la haute mer, les airs, l’espace extra-atmosphérique. Elle garantit un bien public mondial.

Ajoutons la dissuasion nucléaire. Certes, en termes de nombre d’armes, la Russie a peut-être un léger avantage, mais les totaux bruts ne veulent rien dire dans ce domaine. La précision des systèmes nucléaires et conventionnels américains leur donne sans doute une capacité de frappe antiforces ou de « frappe désarmante » sur les adversaires de l’Amérique. Et la dissuasion élargie conférée par Washington à ses alliés européens et asiatiques est un puissant levier d’influence politique et économique.

Tout n’est pas rose, bien sûr, et l’Amérique a ses faiblesses et ses fragilités. Elles sont essentiellement politiques et sociétales.

C’est un pays profondément divisé. Divisé socialement bien sûr, et on peut recommander à cet égard l’ouvrage prescient de Charles Murray, Coming Apart, qui d’une certaine manière était annonciateur, dès 2010, de la révolte des « laissés-pour-compte » incarnée par le trumpisme. Divisé politiquement aussi, et c’est ce qui nous intéresse le plus ici car ce n’est pas sans conséquence sur l’efficacité du système américain. L’Amérique est de plus en plus polarisée : selon les enquêtes du Pew Research Center, le « centre » ne représente plus que 30% de l’électorat alors que c’était de l’ordre de 50% au début des années 1990. Cela veut dire aussi qu’un dixième des comtés, soit environ 300, vont décider de l’élection présidentielle… Le Parti démocrate est devenu le parti des femmes, des jeunes, des minorités, des laïcs, des urbains, des riches ; le Parti Républicain celui des hommes, des vieux, des évangéliques, des ruraux, des petits blancs. Au résultat, les blocages du système décisionnel, les shutdowns ou fermetures de l’administration fédérale, se multiplient.

Ajoutons que la force démocratique de l’Amérique est aussi sa faiblesse : je ne sais pas si l’on peut gouverner efficacement « un pays qui compte 258 variétés de fromage »… mais je suis certain qu’un cycle électoral de deux ans seulement n’aide ni à la continuité ni à la concentration sur la direction politique.

Autre évolution préoccupante : tout indique que les comptes sociaux pourraient connaître une grave crise dans les années 2030, à la fois du côté des retraites (la Social Security) et de la santé. Selon les prévisions du Congressional Budget Office, la dette fédérale représentera 118% du PIB en 2038, et ces prévisions sont considérées comme optimistes. Ceci pourrait obérer la capacité des Etats-Unis à réagir rapidement à un événement majeur. On se rappellera que les opérations consécutives au 11 septembre ont été financées par l’emprunt (à 60% national et 40% étranger), et non par l’impôt.6 Et sur le plan économique, l’Amérique n’est pas exempte de certaines faiblesses, notamment son sous-investissement dans le secteur manufacturier, qui l’a rendue plus vulnérable à la compétition.

Sur le plan de son influence, l’Amérique souffre d’un questionnement permanent sur sa fiabilité comme protecteur, pour des raisons à la fois structurelles – son éloignement – et conjoncturelles – ce que l’on a appelé la « fatigue des engagements », que l’on voit depuis la présidence Obama. Ses interventions sont critiquées à la fois dans leur principe et dans leur modalités : la culture militaire américaine ne pousse pas les forces armées à se mêler aux populations, par exemple. Et sa propension croissante à utiliser l’arme financière sans se soucier de son impopularité suscite de plus en plus de réactions.

Enfin, et c’est plus nouveau, la vitalité démographique de l’Amérique n’est plus aussi assurée que par le passé. D’une part, l’espérance de vie masculine stagne du fait de la forte surmortalité des quinquagénaires blancs : alcool, suicides, et surdoses d’opiacés (70.000 en 2017). D’autre part, la politique d’immigration n’est plus aussi généreuse qu’elle ne l’a été depuis les années 1960 : les Etats-Unis accueillent actuellement 600.000 personnes par an, contre plus d’un million par an au cours de la présidence de Barack Obama.

Pour autant, l’Amérique conserve à mon sens tous les atouts nécessaires pour ne pas se laisser dépasser par la Chine.

Oui, la Chine a connu ces trente dernières années un décollage spectaculaire et sans équivalent historique. Mais elle est encore très en retard sur l’Amérique en termes de Produit intérieur brut par habitant. Sa croissance ralentit désormais, alors que celle des Etats-Unis est stable. L’horizon du dépassement par le PIB chinois du PIB américain (en termes courants) dépend évidemment des hypothèses faites sur la croissance de chacun des deux pays : avec un différentiel de 4% entre les deux, ce serait pour 2030 ; mais si ce différentiel n’était que de 2%, ce serait pour 2040.7 A moins que ce ne soit… jamais. Du fait de la contrainte démographique, l’écart entre les deux PIB pourrait en fait commencer à croître aux environs de 2033, au moment où en Chine la part des individus de plus de 65 ans pourrait excéder celle qui existera aux Etats-Unis.8 En effet la population active chinoise décline depuis 2017… alors que celle des Etats-Unis ne le fera qu’à partir de 2050.

Oui, la Chine a une capacité de lancer très rapidement des projets colossaux, mais sa dette totale atteint 300% de son PIB.

Oui, la Chine invente de plus en plus, et ne se contente plus de copier. La part de la Chine dans la valeur ajoutée des produits de haute technologie est aujourd’hui l’égale de celle des Etats-Unis. Et son investissement dans l’intelligence artificielle est colossal. Mais l’immense majorité (83%) de ses dépôts de brevets est nationale, alors que les brevets déposés par des Américains sont à part égale nationaux et étrangers. En chiffres absolus, l’Amérique dépose deux fois plus de demandes de brevets internationaux que la Chine.9 Et elle détient dix fois plus de brevets triadiques. Dans le classement Bloomberg de l’innovation, la Chine occupe aujourd’hui (2020) la quinzième place, les Etats-Unis la neuvième.

Oui, la Chine a créé des géants numériques. Mais ce sont les GAFAM qui dominent les marchés mondiaux, et non les « BATX » - Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (dont la capitalisation boursière totale est d’ailleurs trois fois inférieure à celle des GAFAM).

Oui, la Chine développe à grands pas son potentiel militaire et ses capacités de projection. Mais son armée n’a pas combattu depuis… 1979.

Et lorsque l’on retire les coûts de production des différents instruments de la puissance (production économique, production de sécurité, satisfaction des principaux besoins humains…), l’avantage américain apparait encore plus clairement.10

Dans un article publié début 2020, l’économiste Branko Milanovic voit dans la compétition sino-américaine un « choc des capitalismes ». Mais le modèle du capitalisme autoritaire chinois inquiète désormais tout autant qu’il séduit. Et si l’on peut être impressionné par la capacité de Pékin à construire un hôpital urbain en dix jours, force est de constater que les Chinois semblent nombreux à être révoltés par la manière dont la crise du coronavirus est gérée par le pouvoir central.

La Chine n’a donc ni armée mondiale, ni monnaie mondiale, ni langue mondiale, ni culture mondiale. Et si l’Amérique est souvent haïe, elle reste plus aimée que la Chine, dont l’image se dégrade constamment depuis vingt ans. Selon le Pew Global Research, en 2019, sur 34 pays sondés, la « confiance » en Pékin n’est majoritaire que dans la moitié des échantillons, avec une médiane de 41%. Ce qui est plus inquiétant pour elle, c’est qu’elle est de plus en plus impopulaire sur ses marches, en Asie, et encore plus inquiétant – dans le reste du monde chinois, à Hong Kong et à Taiwan. L’année précédente, le même institut avait demandé à des citoyens de 25 pays s’ils préféraient un monde dominé par la Chine ou par les Etats-Unis : la réponse fut sans appel : 19% pour la première, 64% pour les seconds.

On peut dire que d’une certaine manière qu’entre les deux pays, c’est autant une « épreuve de faiblesse » qu’une épreuve de force qui se dessine. L’Amérique apparait, au 21ème siècle, comme ce que Josef Joffé a appelé la « puissance par défaut ».

Qu’est-ce que cela veut dire pour nous Européens ? Quelles conclusions devons-nous en tirer ?

D’abord qu’en termes de purs rapports de forces – avant même d’évoquer la question des intérêts communs et des valeurs communes – parier sur l’Amérique est plutôt un choix rationnel. Il n’y a pas de puissance de rechange : nous avons parlé de la Chine, mais la Russie est encore plus désavantagée, notamment dans sa démographie.

Bien entendu, notre relation avec les Etats-Unis dépendra aussi de ce que fera l’Amérique de sa puissance. Mais je ne crois pas beaucoup à un nouvel isolationnisme américain : même si les chaines de valeur se régionalisent, même si les tarifs douaniers s’élèvent, nous resteront dans un monde plus interdépendant que ce qu’il était au temps de la guerre froide. Et dans un monde interdépendant, l’hégémon ne peut être isolationniste. L’Amérique restera engagée en Europe et au Moyen-Orient et en Europe parce que c’est son intérêt. Si je partage donc le diagnostic de Gérard Araud sur la puissance américaine, je n’en partage pas les conclusions sur son orientation future.

Mais à moins d’imaginer une Amérique affaiblie par des événements imprévus, nous ne reviendrons pas non plus à une situation géostratégique de type « guerre froide » avec un affrontement total et mondialisé entre deux blocs égaux. Nous n’avons donc pas d’intérêt évident, absolu à resserrer les rangs au sein du monde occidental.

D’autant plus que l’Amérique change : non pas tant parce qu’elle devient moins « blanche », mais parce que ses élites sont de moins en moins d’origine européenne, et de plus en plus d’origine asiatique. Ce qui n’implique pas un basculement naturel de Washington de l’Eurasie vers l’Indopacifique, mais qui signifie au moins que l’Europe n’est plus l’horizon naturel permanent des dirigeants américains.
Rappelons-nous toutefois que nous changeons aussi : les élites européennes comprennent de plus en plus de personnes d’origine indienne, pakistanaise, maghrébine, africaine ou turque… Cela nous rend-il plus proches des pays d’origine ? Je n’en suis pas sûr.

En conclusion, je pense que dans la balance des intérêts et des valeurs, les Etats-Unis et les pays européens, avec le Canada et l’Australie, resteront sans doute pour longtemps les Etats qui ont le plus de « commun ». Et l’Alliance atlantique restera une alliance imparfaite, incomplète, irritante mais sans doute irremplaçable.


1 Jean-Michel Boussemart, Michel Godet, Europe 2050: Demographic Suicide, European Issues n° 462, Fondation Robert Schuman, 13 February 2018.
2 UN, World Population Prospects, the 2019 Revision, median scenario.
3 Portland Communications, Soft Power 30, 2019.
4 International Migration Organization, World Migration Report 2018, p. 193.
5 Intenational Security Advisory Board, Report on Status of Forces Agreements, Département d’Etat, 16 janvier 2015.
6 Mathew J. Burrows, Global risks 2035 update: decline or new renaissance, Atlantic Council of the United States, octobre 2019, pp. 20-23.
David Fickling, “China Could Outrun the US Next Year. Or Never”, Bloomberg, 8 mars 2019.
8 Yi Fuxian, “Why ageing China won’t overtake the US economy as the world’s biggest – now or in the future”, South China Morning Post, 29 mars 2019.
9 UNESCO; Banque mondiale.
10 Michael Beckley, “The Power of Nations. Measuring What Matters”, International Security, vol. 43, n° 2 (Fall 2018), pp. 7-44.