Enjeux stratégiques entre les États-Unis et l’Asie : une perspective japonaise - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 2 Mars

 

Kazuto Suzuki
École supérieure de politique publique, Université de Hokkaido

 

Les relations sino-américaines sont placées sous le signe de la concurrence, nul n’en disconvient. Certains vont jusqu’à parler de rivalité, voire d’hostilité, dès lors que les États-Unis redouteraient de perdre leur hégémonie au profit de la Chine. Si l’on veut comprendre la relation stratégique qui lie les deux pays, toutefois, il n’est pas sûr que ce type de raccourci soit tout à fait approprié.

Pour prendre la mesure du sujet, il faut commencer par réexaminer la nature de cette rivalité, et vérifier s’il s’agit effectivement ou non d’une lutte pour l’hégémonie. La question revêt une dimension considérable pour le Japon et la France, qui se retrouvent à la fois alliés aux États-Unis et tributaires de la Chine sur le plan économique.

« Guerre d’hégémonie » : une hypothèse à reconsidérer

Les concepts d’hégémonie (ou de pouvoir) et de puissance ne décrivent pas exactement la même chose. Un État disposant d’importantes ressources militaires et économiques et des moyens de les rendre opérationnelles est une puissance, mais l’hégémonie requiert un pouvoir spécifique : celui qui permet, sans avoir besoin de recourir à la force armée ou économique, d’amener un pays tiers à agir dans un sens voulu (on peut qualifier ce pouvoir de « soft power »).

La situation actuelle des États-Unis ne correspond pas à la définition de l’hégémonie. Leur président place sa politique étrangère sous le signe de « l’Amérique d’abord », rejette la notion de coopération internationale et néglige ses alliés, Israël excepté. Bien que l’OTAN et l’alliance américano-japonaise fonctionnent toujours, l’administration Trump ne s’en sert pas avec une grande efficacité. Aussi est-il difficile, en dépit de leur puissance militaire et économique, de considérer les États-Unis comme un État hégémonique.

On peut en dire autant de la Chine. Hormis la Corée du Nord, elle ne compte pas d’allié officiel et la liste des pays assimilables à de « quasi-alliés » se restreint au Pakistan, au Cambodge et au Laos. Pékin a beau s’évertuer à resserrer ses liens d’amitié internationaux par le biais de la « Belt and Road Initiative » (les « Nouvelles Routes de la soie »), les États concernés sont avant tout demandeurs d’investissements commerciaux et de relations économiques, non d’une présence militaire ou d’une influence politique.

Il n’est pas abusif de soutenir, en revanche, que la Chine nourrit une ambition hégémonique. Ainsi, elle investit massivement dans les pays en développement en finançant des projets d’infrastructures majeurs grâce à des prêts consentis dans le cadre de la BRI. Si ces États se montraient incapables de rembourser leurs dettes, Pékin prendrait le contrôle des biens en question, comme c’est le cas du port de Hambantota, au Sri Lanka. L’effort chinois de consolidation militaire dénote lui aussi l’expression d’une ambition hégémonique. Porte-avions, missiles hypersoniques et avions de chasse furtifs traduisent cette volonté d’optimisation des capacités militaires et l’intention affichée d’opérer à l’échelle mondiale. L’activité observée en mer de Chine méridionale, elle, constitue une menace pour les États voisins. En conséquence, il ne fait aucun doute que la Chine est en train de devenir une superpuissance au sein de l’économie mondiale et du paysage militaire régional.

La stratégie du « soft power », pourtant, ne paie pas, du moins dans l’immédiat. Le plan d’urgence qui a consisté à approvisionner en masques et équipements médicaux plusieurs pays européens en proie à la pandémie de COVID-19 n’a été apprécié qu’avec circonspection, de sorte que la Chine a dû alimenter le Web en vidéos et en tweets attestant la gratitude de ces États. D’une façon générale, les initiatives économiques chinoises rencontrent des résistances locales, au point d’aboutir souvent à la mise en place de gouvernements ouvertement hostiles. La pénétration de la Chine en Afrique à travers le « sharp power » se heurte pareillement à l’image de puissance impériale que renvoie le pays. Il est donc encore trop tôt pour affirmer que la Chine est devenue une puissance hégémonique.

Lutte de pouvoir sino-américaine

Puisqu’on ne saurait dire des États-Unis ou de la Chine qu’ils exercent une domination hégémonique, on préférera envisager leur concurrence stratégique comme une lutte de pouvoir et non une « nouvelle Guerre froide ». Cette concurrence stratégique se déploie sur quelques fronts déjà connus. Le premier est la mer de Chine méridionale. De fait, les États-Unis sont très préoccupés par les velléités chinoises d’extension territoriale au moyen de la récupération de certaines îles. De son côté, la Chine a dévoilé sa stratégie A2/AD (« Anti-Access/Area Denial », « déni d’accès et interdiction de zone ») et préparé ses forces militaires à protéger ce qu’elle appelle son « territoire souverain en mer ». La plus grande partie de la mer de Chine méridionale est composée d’eaux internationales ou de haute mer ; la Chine n’est pas autorisée à y revendiquer sa souveraineté, mais la stratégie A2/AD semble refléter sa volonté de traiter cette zone comme un territoire souverain. Cela vaut naturellement pour le différend qui oppose Pékin et Tokyo autour des îles Senkaku/Diaoyu, au nord-est de Taïwan.

Si l’on contemple l’ensemble du planisphère, du reste, c’est bien en mer de Chine méridionale et orientale que se joue la seule rivalité territoriale et stratégique indiscutable. La Chine pousse ses pions en Afrique ou en Asie centrale, régions de moindre priorité pour les États-Unis, et se garde de toucher à des zones stratégiques telles que le Moyen-Orient où sa présence est encore faible, malgré l’intense confrontation à laquelle se livrent Washington et Téhéran. Les relations économiques qu’entretient la Chine avec l’Iran ne l’ont pas, à ce jour, amenée à contester les sanctions américaines adoptées unilatéralement contre le régime des mollahs. À ce titre, on peut dire des initiatives chinoises qu’elles sont défensives et régionales plutôt qu’agressives et mondiales.

Les États-Unis, eux, se polarisent sur le développement technologique de la Chine, et au premier chef sur ses capacités cyberoffensives : pour Washington c’est la menace numéro un, car l’industrie américaine a subi un certain nombre de sinistres directement liés au cyberespionnage et au sabotage. Aucune de ces agressions n’a dépassé le seuil assigné à l’« acte de guerre ». C’est peu de dire, néanmoins, que la multiplication des cyberincidents en provenance de Chine tourmente les États-Unis. Fortement dépendants de leur présence militaire dans l’espace, ils observent en outre avec une préoccupation croissante le développement rapide des capacités chinoises en la matière : lancement de laboratoires spatiaux et d’un module d’exploration sur la face cachée de la Lune, destruction par un missile balistique d’un satellite maison en 2007… Privé de signaux GPS, comment déplacer des troupes ou tirer un missile ? Sans communications par satellite, comment faire voler des drones et s’en servir au combat ? À l’évidence, les capacités chinoises de neutralisation d’objets spatiaux représentent une menace vertigineuse pour la puissance militaire américaine. Quant aux technologies nouvelles du type 5G, elles occupent aujourd’hui une place particulière et très sensible à l’intérieur de la rivalité sino-américaine parce qu’elles ont d’étroites implications militaires et aussi parce qu’elles exerceront d’innombrables effets sur l’avenir des activités économiques de la société 5.0.

L’opposition sino-américaine est donc régionale au sens traditionnel du terme, mais observée en détail, il s’agit d’une lutte pour la suprématie technologique, une compétition aux incidences potentielles à la fois militaires et économiques.

Le dilemme de la 5G

La technologie appliquée à la communication mobile de cinquième génération (5G) n’est pas, en soi, quelque chose d’absolument neuf : l’utilisation de fréquences dites « hautes » pour multiplier le nombre et la vitesse des connexions et répondre à une demande exponentielle est d’ores et déjà maîtrisée. Maintes entreprises, à l’image de Nokia en Finlande, Ericsson en Suède ou Fujitsu et NEC au Japon, disposent des moyens de concevoir comme de fournir le matériel et les logiciels requis par les infrastructures 5G. Or, les produits les plus compétitifs viennent de Chine, via Huawei et ZTE, pour ne citer qu’elles. Les firmes chinoises ont conquis une part importante du marché mondial du « hardware » 4G, et tout laisse à penser que la 5G renforcera encore leur position.

Si la question de la 5G est devenue si sensible, entre les États-Unis et la Chine, c’est qu’elle suscite beaucoup d’inquiétude quant au contrôle des données qui circulent sur les réseaux mobiles. À partir du moment où la 5G est appelée à devenir la clé de voûte technologique des systèmes sociaux de demain, cette « société 5.0 » composée de services assurés par la conduite automatisée, les robots et les drones télécommandés sera lourdement dépendante du nouveau réseau. Pour le dire autrement, la plupart des activités socio-économiques se dérouleront dans le cadre du réseau 5G ; par voie de conséquence, si la Chine est en position de le contrôler, flux de données compris, elle n’aura aucun mal à déclencher des cyberattaques permettant par exemple de dérégler les feux de circulation routière ou d’infiltrer les réseaux électriques d’une région donnée — et de la plonger dans le noir.

Au surplus, Pékin peut compter sur une législation qui contraint les entreprises chinoises à soumettre au gouvernement toutes les données en leur possession ; si les États-Unis ou leurs alliés font appel à des fournisseurs chinois, ces derniers seront obligés de lui livrer toutes les données qui auront circulé par leur truchement dans lesdits pays. Ce qui revient à offrir au régime chinois la possibilité légale de prendre connaissance et de contrôler n’importe quelle information économique ou industrielle, voire militaire et stratégique. Même si les systèmes militaires et les infrastructures critiques sont isolés du réseau 5G commercial, la dépendance générée dans la vie quotidienne socio-économique sera telle que la Chine en retirera un moyen de pression gigantesque. C’est la raison pour laquelle les États-Unis exigent de leurs alliés, avec une vigueur particulière, qu’ils excluent tout fournisseur chinois de l’architecture de leurs réseaux 5G.

Mais l’histoire n’est pas si simple. De par sa nature technique, la 5G requiert de gros investissements. Quand la fréquence utilisée s’élève, en effet, l’onde radio se propage comme la lumière et non comme le son : elle est entravée par les obstacles qui se présentent sur son chemin. La 4G parvient à éviter ces obstacles et à la contourner, alors que la 5G s’arrête au pied d’un bâtiment ou d’un véhicule. Aussi, pour y avoir accès en permanence, faudra-t-il s’appuyer, en ville, sur une quantité beaucoup plus élevée d’antennes-relais. Ce qui est très onéreux à mettre en place. Et si un État choisit une antenne Nokia ou Fujitsu, elle lui reviendra beaucoup plus cher qu’un produit Huawei.

Dans les pays industrialisés comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France ou le Japon, chacun, concurrence oblige, s’efforce de construire son réseau 5G dans les meilleurs délais et au meilleur coût. Ces États n’ont guère d’autre choix que le recours aux produits les plus abordables et les plus compétitifs — ceux que proposent les fournisseurs chinois. D’où le sérieux dilemme auquel se retrouvent confrontés les alliés des États-Unis : faire appel aux Chinois pose des problèmes de sécurité, et s’en passer, dans le monde que nous promet la société 5.0, c’est compromettre gravement sa propre compétitivité. Les États-Unis et l’Australie ont décidé d’éviter les fournisseurs venus de Chine, et le Japon leur a emboîté le pas.

Ce n’est pas le cas de la plupart des Européens, qui limiteront tout de même l’intervention de firmes chinoises aux parties « non stratégiques » de leurs réseaux, c’est-à-dire aux réseaux commerciaux et non sensibles.

Contourner les fournisseurs chinois ne garantit pas pour autant un environnement exempt du moindre risque. Nombre d’entreprises « occidentales » — Nokia, Ericsson, Fujitsu, NEC… — utilisent des pièces et des composants chinois. Si le fabricant y a implanté quelque code ou dispositif à même de transférer des données en Chine, il sera difficile de le détecter. Il convient également de garder à l’esprit la multitude de logiciels qui viennent aujourd’hui de Chine. Tiktok par exemple, l’une des applications de partage de vidéos les plus populaires, et spécialement prisée des adolescents, est la propriété d’un groupe chinois. Alibaba, Tencent, Beidou et DiDi sont eux aussi très présents sur les marchés occidentaux. Quand bien même un État éviterait de recourir à du matériel chinois, ces applications sont tout à fait aptes à détourner vers la Chine des données susceptibles d’être employées à des fins stratégiques. Autrement dit, exclure Huawei ne constitue au mieux qu’une solution fragmentaire, et il existe beaucoup d’autres façons de dépendre des produits chinois.

Les relations entre les États-Unis, le Japon et la Chine

Dans un tel contexte de rivalité stratégique, la position du Japon est compliquée, notamment sur le terrain des technologies émergentes à double usage (civil et militaire). Depuis l’élection de Donald Trump, le pays s’est attaché à préserver son alliance de sécurité avec les États-Unis en gratifiant le nouveau président de plusieurs « cadeaux » : un investissement de plusieurs millions de dollars dans les secteurs manufacturiers américains, par exemple, et un accord de libre-échange autorisant l’exportation vers le Japon de produits agricoles américains… En amont, le Premier ministre Shinzō Abe et son gouvernement avaient méthodiquement étudié et approché les réseaux personnels du futur occupant de la Maison Blanche, à commencer par quelques initiés dont « Monsieur Gendre » lui-même, Jared Kushner. Cette initiative qui avait fait grincer bien des dents poursuivait un objectif dénué d’ambiguïté : trouver le moyen d’inciter Donald Trump à s’intéresser à la défense du Japon.

La Constitution japonaise, on le sait, prohibe l’entretien de forces militaires pouvant mener une guerre d’agression. Face à la Chine et à une Corée du Nord nucléaire, l’unique dissuasion possible reste donc l’alliance avec les États-Unis. Ces derniers n’hésitent pas à traiter leurs alliés en adversaires, les Européens en savent quelque chose, mais l’antagonisme assumé de l’administration Trump envers la Chine a indirectement servi la sauvegarde de la relation stratégique nippo-américaine. Le président Trump continue de réclamer à Tokyo une augmentation de sa contribution financière au stationnement des troupes américaines dans l’archipel, cependant il se montre plus conciliant qu’avec la Corée du Sud sur le même sujet. Il est vrai que le Japon supporte déjà 86,4 % du coût de la présence militaire américaine, contre 50 % environ à Séoul. Et par surcroît, les États-Unis ont besoin de leurs bases japonaises pour répondre au défi chinois. C’est pourquoi les relations stratégiques entre Tokyo et Washington sont encore solides, au contraire de bien d’autres alliances américaines.

La Chine n’en demeure pas moins, par ailleurs, le premier partenaire commercial du Japon, avec lequel ses relations se sont spectaculairement redressées. L’attitude chinoise, en vérité, suit une tendance récurrente : quand ses rapports avec l’Amérique laissent à désirer, ses relations avec le Japon s’améliorent. Pour Pékin, le Japon fait office de contrepoids dans le jeu d’équilibre de ses relations avec Washington : en renforçant ses liens avec le Japon, la Chine espère l’éloigner des États-Unis. Ainsi, après la visite d’État de Donald Trump au pays du Soleil-Levant, le président Xi Jingpin a-t-il fait des pieds et des mains pour rencontrer le nouvel empereur et montrer que la Chine était bien le deuxième pays le plus important pour le Japon. Las, son propre voyage d’État a été reporté par la crise sanitaire, quoiqu' il espère toujours pouvoir le reprogrammer à l’automne.

Ce rapprochement sino-japonais, cela dit, ne déteint pas sur les questions de sécurité, et plus précisément sur le contentieux territorial qui porte sur les îles Senkaku/Diaoyu, en mer de Chine orientale. Pour y faire face, le Japon a infléchi la posture militaire qui était traditionnellement la sienne et déployé vers le sud-ouest des troupes renforcées par des unités amphibies. La consolidation de l’appareil militaire chinois représente une menace sérieuse pour le Japon, et en particulier les nouveaux planeurs hypersoniques capables de neutraliser ses systèmes de défense antimissile. Tokyo a bien décidé d’adopter le dispositif terrestre Aegis Ashore comme couche supplémentaire de son système de défense antimissile, mais l’investissement pourrait se révéler inutile : les systèmes d’interception à mi-parcours du type Aegis sont conçus pour avoir affaire à des missiles balistiques, non à des planeurs hypersoniques extrêmement difficiles à contrer.

Publié en décembre 2018 et censé exprimer la stratégie de défense à moyen terme du Japon, le Programme de défense nationale n’hésite pas à mettre l’accent sur les incidents dits de « zone grise », telles les opérations agressives conduites autour des îles Senkaku/Daioyu par des navires civils chinois. Le même Programme insiste vivement sur la nécessité de développer les contre-mesures requises pour parer cyberattaques et offensives spatiales ou électromagnétiques. Il ne fait aucun doute que le Japon prend très à coeur la question de ces confrontations non traditionnelles avec la Chine. Tokyo surveille également de près, dans cet environnement trilatéral, l’intérêt de Pékin pour ses secteurs de pointe et le risque d’exploitation de ses fragilités industrielles. Le gouvernement Abe a mis en place une division spécifiquement dédiée aux questions économiques au sein du Secrétariat pour la sécurité nationale (NSS). Sa mission : définir une nouvelle stratégie qui permette d’empêcher tout concurrent d’accéder à la technologie japonaise par l’intermédiaire de fusions et acquisitions, d’exportations, ou de séjours d’étudiants venus s’initier à des technologies sensibles. En parallèle, le ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) a lui aussi installé un nouveau département chargé d’identifier les vulnérabilités de l’industrie stratégique japonaise, de la robotique aux technologies de l’information, sans oublier la biologie de synthèse et les matériaux comme la fibre de carbone. Le METI passera au crible l’intégralité de la chaîne logistique des industries essentielles à la compétitivité japonaise et des technologies à double usage — y compris émergentes. Lorsqu’il apparaîtra que ces industries, pour leurs composants ou matériaux, dépendent à l’excès des approvisionnements étrangers, le METI incitera l’industrie japonaise à proposer une source alternative en vue de réduire cet assujettissement. Pour sa part, le ministère des Affaires étrangères (MoFA) a créé un bureau de sécurité économique consacré au soutien des activités du NSS et du METI sur les différents fronts internationaux. Ce ministère assure la coordination avec les alliés du Japon, États-Unis en tête, dans le pilotage d’une planification stratégique visant à protéger la propriété intellectuelle des deux États et à coopérer avec d’autres pays aux vues similaires afin de fixer des règles et un code de conduite internationaux.

Ainsi le Japon parvient-il à tenir son rôle d’allié des États-Unis tout en oeuvrant collectivement à contrer les capacités chinoises sur le terrain des technologies stratégiques. Le gouvernement, on l’a vu, s’est engagé à ne pas recourir aux produits Huawei pour les réseaux 5G liés à l’État, et encourage le secteur privé à suivre cet exemple. Lui-même fera appel à Fujitsu et à NEC. En d’autres termes, le Japon utilise la pression américaine pour accroître son autonomie et atténuer sa vulnérabilité dans des domaines technologiques essentiels.

Ce que le Japon et la France peuvent faire ensemble

La France et le Japon sont dans une position similaire. Les deux pays entretiennent la même relation d’alliance, parfois déroutante, avec les États-Unis, et doivent l’un et l’autre faire face à l’influence grandissante de la Chine. Au regard de la rivalité sino-américaine, le président Macron et le Premier ministre Abe appellent tous deux à la recherche d’un terrain d’entente. De même la France et le Japon tentent-ils de se doter de moyens autonomes pour tout ce qui relève des technologies stratégiques, sage résolution lorsqu’on souhaite limiter une dépendance à la fois militaire, vis-à-vis des États-Unis, et économique, par rapport à la Chine. Les circonstances étant ce qu’elles sont, défendre sa compétitivité économique en investissant dans la technologie nationale et en soutenant son industrie, c’est la bonne stratégie.

La France et le Japon jouent également un rôle clé dans la préservation d’un ordre international fondé sur un ensemble de règles. Ces règles ne sont de l’intérêt ni des États-Unis ni de la Chine, puisqu’elles circonscrivent leurs pouvoirs. En l’absence de normes internationales efficaces, rien n’interdirait aux superpuissances l’emploi de technologies nouvelles, 5G ou autres, au service de confrontations incontrôlées. Ainsi, quelles que soient les réticences américaines et chinoises, il est tout à fait déterminant de réussir à fixer certaines normes de fonctionnement et, à travers elles, une ligne de démarcation entre le bien et le mal. Ces normes sont nécessaires pour faire pression sur les deux superpuissances et réduire autant que possible le champ de l’incertitude.

À cet effet, les deux accords de partenariat signés en 2018 entre le Japon et l’Union européenne, l’un stratégique (APS), l’autre économique (APE), sont de la plus haute importance. Le cadre de l’APS est assez vaste et exhaustif pour être pris en compte dans les diverses arènes où s’élabore la réglementation internationale. Il couvre la coopération en matière de cybersécurité, de technologie spatiale, de non-prolifération des armes de destruction massive, de contrôle des exportations et dans un certain nombre de domaines d’action nationaux — science, technologie, innovation… Autant de piliers sur lesquels le Japon et l’Union européenne peuvent s’appuyer pour renforcer leurs capacités autonomes et travailler de concert à l’instauration de règles internationales. Cette coopération qui rapproche le Japon de la France comme de l’Union européenne peut contribuer de manière décisive à la sauvegarde de la stabilité et de la sécurité d’un monde sans leader, le monde « G-Zéro » qui est aujourd’hui le nôtre.