L’avenir de la relation transatlantique : une lecture géopolitique - Article

Maxime Lefebvre
Diplomate et professeur affilié à l’ESCP. Il a notamment publié La construction de l’Europe et l’avenir des nations (Armand Colin, 2013) et La politique étrangère de la France (Humensis, « Que sais-je ? », 2019). Il s’exprime dans cet article à titre personnel.

 

Critiquée aussi bien par le président américain Donald Trump que par le président français Emmanuel Macron, l’Alliance atlantique créée au début de la guerre froide est loin d’avoir dit son dernier mot. Sa pertinence peut connaître un renouveau au regard de l’évolution géopolitique du monde. C’est le cadre indispensable dans lequel les Européens devraient chercher à affirmer leur propre rôle.

Le piège de Thucydide et la nouvelle confrontation sino-américaine

Graham Allison s’est fait connaître mondialement avec sa théorie du « piège de Thucydide » qui voit le conflit inéluctable entre une puissance ascendante et une puissance dominante, mais déclinante. De même que Sparte avait voulu la guerre du Péloponnèse parce qu’elle jugeait menaçante l’ascension d’Athènes, le conflit serait inévitable entre la puissance américaine dominante et la puissance chinoise en voie de la déclasser.

Le dépassement est en cours. Le PIB des États-Unis est encore supérieur de moitié au PIB de la Chine et le PIB de l’Union européenne, même après le Brexit, demeure au 2e rang mondial. Mais calculé en parité de pouvoir d’achat, la Chine a dépassé le PIB américain en 2014. Si la Chine maintenait dans l’avenir un taux de croissance moyen de 6 % et les États-Unis de 2 %, il faudrait un peu plus de vingt ans pour que la première dépasse les seconds en termes nominaux. Le budget de défense américain reste aujourd’hui très supérieur au budget chinois (700 milliards de dollars contre 250), mais si la Chine décidait un effort de défense comparable aux États-Unis (3 % du PIB) elle atteindrait 400 milliards et se rapprocherait déjà nettement du niveau américain.

Comme pour confirmer le piège de Thucydide, la compétition sino-américaine n’a cessé de se développer et semble accélérée par la crise du coronavirus. Taïwan, vieux contentieux entre les deux puissances, a donné lieu à une démonstration militaire de part et d’autre, dès 1996. Barack Obama, après avoir proposé un G2 avec la Chine dans le contexte de la crise économique mondiale de 2008, a décrété un « pivot vers l’Asie » en 2011. Xi Jinping, depuis son arrivée au pouvoir en 2012, a clairement affiché l’objectif de la Chine de devenir la première puissance mondiale à l’horizon du centenaire de la République populaire (2049). Il a lancé en 2013 un ambitieux plan d’investissements vers l’Europe et l’Afrique (les « nouvelles routes de la soie ») et a ouvert une base militaire à Djibouti en 2017. Les tensions se sont multipliées entre la Chine et ses voisins en mer de Chine méridionale, dont Pékin revendique le contrôle et la souveraineté en y construisant et en y fortifiant des îlots artificiels.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, de nouveaux contentieux sont apparus : commerce, rivalité technologique (notamment sur le dossier de la 5G), respect des libertés à Hong Kong (dont la Chine s’était engagée à conserver l’autonomie jusqu’en 2047), polémiques sur l’origine du coronavirus ainsi que la gestion peu transparente de l’épidémie par la Chine.

Cette rivalité sino-américaine se double d’un retrait stratégique américain, qui s’explique par un épuisement, une « fatigue de la guerre », après les longues interventions en Afghanistan (2001-2014) et en Irak (2003-2011), mais aussi par la fin de la dépendance énergétique américaine au Moyen-Orient du fait du développement des hydrocarbures de schiste aux États-Unis.

Si Donald Trump est critiqué au sein des élites américaines pour son approche populiste, nationaliste, voire isolationniste, et aussi pour sa gestion erratique des dossiers internationaux (Corée du Nord, Iran, Israël/Palestine, etc.) puis pour ses velléités de rapprochement avec la Russie, il ne l’est ni dans la prudence de ses engagements militaires (qui est dans la continuité de la politique de l’Administration Obama), ni dans sa stratégie de durcissement avec la Chine, ni dans sa politique de réarmement. La nouvelle confrontation sino-américaine est bel et bien une donnée de base pour l’avenir du système international.

De l’Europe à la Chine : le problème de l’équilibre géopolitique en Eurasie

Halford Mackinder a théorisé en 1904 l’opposition entre les puissances maritimes (à l’époque l’Angleterre, aujourd’hui les États-Unis) et les puissances continentales dominant le heartland (le « pivot géographique de l’Histoire »), c’est-à-dire le coeur de l’Eurasie, permettant d’exercer un contrôle sur l’Europe, l’Asie, voire l’Afrique, ces trois continents formant ensemble « l’île mondiale ». À l’époque, le principal adversaire géopolitique des puissances maritimes anglo-saxonnes était la Russie, soupçonnée de vouloir s’étendre vers l’Europe, vers la Méditerranée (la mainmise sur les détroits turcs), vers l’Asie centrale et vers l’Asie-Pacifique. Après la défaite de la Russie face au Japon (1905), c’est l’Allemagne, devenue deuxième puissance mondiale après les États-Unis, que l’Angleterre a voulu empêcher de dominer l’Eurasie, tandis que le géopoliticien allemand Karl Haushofer prônait de son côté une alliance eurasiatique entre l’Allemagne, la Russie et le Japon.

Au début de la guerre froide, les théories de Mackinder ont nourri (via leur continuateur, Nicholas Spykman) la stratégie américaine du containment contre l’Union soviétique. C’est dans ce cadre qu’est née l’Alliance atlantique en 1949, qui n’était que le premier maillon d’un vaste réseau d’alliances incluant la Turquie, l’Irak, l’Iran, le Pakistan, le Vietnam du Sud, la Thaïlande, la Corée du Sud, le Japon, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, afin d’endiguer et de contrer les deux puissances communistes continentales eurasiatiques qu’étaient l’Union soviétique et la Chine. À l’inverse, l’Inde est restée à l’écart de ces confrontations géopolitiques en se présentant comme une puissance pacifique et leader du mouvement des non-alignés.

Si l’alliance sino-soviétique s’est rompue dès 1960 et si la fin de la guerre froide a fait disparaître l’ancien bloc soviétique, une bonne partie des alliances américaines ont survécu, à commencer par l’Otan qui s’est élargie de 16 à 30 États-membres et a vu son rôle géostratégique confirmé dans les Balkans (intervention dans le conflit bosniaque à partir de 1994, guerre pour le Kosovo en 1999, intervention en Macédoine en 2001), en Afghanistan (2003-2014) et face à la résurgence de la puissance russe (programme de défenses antimissiles décidé en 2004, mesures de dissuasion et de réassurance en Europe de l’Est après le début de la guerre en Ukraine en 2014).

L’importance stratégique de l’Europe de l’Est dans les doctrines géopolitiques mérite d’être soulignée. Halford Mackinder en avait fait un principe : « Qui tient l’Europe orientale commande le heartland, qui tient le heartland commande l’île mondiale, qui tient l’île mondiale commande le monde. » Cette doctrine géopolitique a contribué à l’établissement, durant l’entre-deux-guerres, d’une ceinture d’États tampons séparant l’Allemagne de la Russie soviétique et isolant celle-ci par un « cordon sanitaire ». Puis elle a inspiré la stratégie d’élargissement de l’Otan vers l’est, permettant de consolider la démocratie en Europe et de faire pièce à la possible résurgence de la puissance russe.

Aujourd’hui, l’Europe orientale est redevenue un enjeu de la compétition géopolitique entre les puissances. La Russie a critiqué l’élargissement de l’Otan vers l’est comme modifiant l’équilibre de la sécurité européenne en sa défaveur et a cherché à maintenir, voire à renforcer, son emprise sur les pays de l’ancienne Union soviétique (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, États du Caucase). Alors que l’Otan promettait à la Géorgie et à l’Ukraine qu’elles deviendraient membres de l’Alliance (Sommet de Bucarest, 2008) et que l’Union européenne essayait d’arrimer économiquement l’Ukraine par un accord d’association (2013), la Russie montrait par la guerre en Géorgie (2008) puis par le conflit en Ukraine (2014) qu’il fallait compter avec elle. Les « conflits gelés » qui se sont accumulés (Transnistrie en Moldavie, Crimée et Donbass en Ukraine, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, Haut Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan) sont autant de gages de sécurité qui lui garantissent une influence dans ce qu’elle a appelé son « étranger proche ».

Mais cette stratégie est surtout défensive. La Russie s’est montrée réactive plutôt que proactive, elle a maintenu ou créé de nouveaux « conflits gelés » plutôt qu’elle n’a résolu les conflits ou établi de nouvelles coopérations (malgré le traité de sécurité collective incluant la Biélorussie et l’Arménie, l’Union d’États Russie-Biélorussie et l’Union économique eurasiatique). En Europe orientale, elle ne compte d’allié que la Serbie à cause de la question du Kosovo. Elle n’a pas pu empêcher l’élargissement de l’Otan et de l’UE et, au mieux, entretient des relations moins empreintes d’hostilité avec des pays comme la Finlande, l’Autriche, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, voire la Bulgarie, la Grèce et Chypre, pays de culture orthodoxe. L’arme des oléoducs et des gazoducs, autrefois symboles de l’union des peuples communistes (« amitié », « fraternité »), a été utilisée contre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie n’ayant eu d’autre choix que d’élaborer des stratégies de contournement pour ne plus être dépendante des pays de transit (gazoduc Nordstream avec l’Allemagne sous la Baltique, projets Southstream sous la mer Noire avec la Bulgarie ou la Turquie).

La Chine, de son côté, affirme aussi son influence. Elle a lancé en 2012 le format « 16 + 1 » avec les pays d’Europe orientale et des Balkans (devenu « 17 + 1 » après l’adhésion de la Grèce en 2019). La Chine s’appuie sur son « soft power » économique (les « nouvelles routes de la soie ») et non sur une quelconque coopération stratégique dans une région du monde où elle n’occupe pas les premières loges. La « diplomatie des masques », pendant la crise du coronavirus, a montré comment elle savait manier la politique d’influence auprès de pays qui se sentent facilement négligés par l’Ouest (le Président serbe étant allé jusqu’à embrasser le drapeau chinois). Par cette stratégie plus ou moins souterraine qui s’en prend aux maillons faibles, la Chine peut espérer développer son influence et miner le bloc « euro-atlantique ».

La bataille d’influence a été prise suffisamment au sérieux par Washington pour que les États-Unis lancent en 2016 leur propre format : « l’initiative des trois mers », comprenant 12 pays d’Europe centrale et orientale dont l’Autriche, la Slovénie et la Croatie, tous membres de l’Union européenne. Les États-Unis ne pouvant déployer des moyens économiques substantiels, c’est plutôt l’Union européenne qui, avec ses fonds structurels, finance les projets d’infrastructures permettant à ces pays d’être arrimés au camp occidental. Mais Washington capitalise sur son influence stratégique (le président Trump a participé au Sommet de 2017) et a réussi jusqu’à présent à souder ces pays contre l’épouvantail russe.

Au-delà de l’Europe orientale, les rivalités de puissances se jouent autour d’autres maillons d’une chaîne géopolitique qui va de l’Europe à la Chine, et dans laquelle l’influence occidentale apparaît en recul. La Turquie, par exemple, a été tentée par un rapprochement avec la Russie sur les dossiers syrien et libyen et participe aux « nouvelles routes de la soie », malgré son appartenance à l’Otan ; le ralentissement de son processus d’adhésion à l’Union européenne traduit par ailleurs la divergence avec les Occidentaux sur le plan des valeurs. Le régime syrien a été sauvé avec l’aide de la Russie et la complicité de la Chine. L’Iran a étendu son influence à travers « l’axe chiite » qui inclut la Syrie, l’Irak (désormais gouverné par la majorité chiite) et le Hezbollah au Liban ; Téhéran s’oppose à l’Arabie saoudite et Israël, principaux alliés régionaux des États-Unis, et pourrait basculer du côté chinois et russe. En Asie centrale (les « Balkans eurasiens », comme les appelait Z. Brzezinski), la présence des Occidentaux a reflué après la fin de leur intervention en Afghanistan. L’Organisation de coopération de Shanghai, créée en 2001, associe ces pays à la Russie et à la Chine face aux « trois menaces » (le séparatisme, l’extrémisme, le terrorisme). L’Afghanistan menace de retomber sous le contrôle des taliban. Le Pakistan est ami avec la Chine contre l’Inde.

L’Inde, justement, est la grande puissance d’équilibre dans la région « indo-pacifique ». Au temps de la guerre froide, elle n’a pas choisi son camp et s’est voulue un pays leader du « mouvement des non-alignés », dont elle fait encore partie. Mais elle a été un élément du jeu de bascule des années 1970, lorsque Washington s’était rapproché de Pékin et qu’elle avait alors conclu un traité d’amitié avec l’Union soviétique. Aujourd’hui que la confrontation sino-américaine se développe, l’Inde peut être un contrepoids contre la Chine. On le voit aux « routes de la liberté » lancées en 2017 en contrepoint des « nouvelles routes de la soie ».

Le « grand échiquier » géopolitique que décrivait Brzezinski dans les années 1990 se présente sous un jour différent avec la confrontation sino-américaine croissante. En Eurasie, le jeu devient plus complexe entre les grandes puissances (Russie, Chine, Inde) mais aussi les puissances de second ordre (Turquie, Iran, Pakistan, etc.). Au-delà de l’Eurasie, il y a aussi l’enjeu de l’Afrique (courtisée par la Chine comme par les puissances occidentales et même la Russie) et dans le Pacifique le réseau d’États amis ou alliés aux États-Unis (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Philippines, Thaïlande, Vietnam) ou proches de la Chine (Corée du Nord, Malaisie, Cambodge, Laos, Népal, Pakistan, Bangladesh).

Dans ce contexte général, les Occidentaux auront besoin de renforcer et d’élargir leurs soutiens, avec l’Inde par exemple, mais aussi peut-être par un rapprochement avec la Russie, comme l’ont esquissé Donald Trump et Emmanuel Macron, dans un renversement diplomatique qui serait l’inverse de la manoeuvre de 1971 (rapprochement Moscou-Washington contre Pékin) et pourrait passer par des compromis géostratégiques sur les « conflits gelés » et la maîtrise des armements.

L’unité du monde occidental et la question des valeurs

La carte des rivalités géopolitiques doit être superposée à d’autres grilles d’analyses. Celle du « choc des civilisations », par exemple, que l’on doit à Samuel Huntington, montre l’unité de la civilisation occidentale, fondée sur l’héritage judéo-chrétien (catholique et protestant) et l’attachement aux libertés individuelles, par-delà la communauté atlantique (elle inclut aussi Israël, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines). À l’inverse, les puissances qui rivalisent en Asie correspondent toutes à des civilisations différentes (Chine, Japon, Inde, Russie, Indonésie).

La carte des coopérations économiques montre aussi l’importance des liens occidentaux (la relation transatlantique, le G7, l’OCDE qui englobe la civilisation « occidentale », mais aussi le Japon, la Corée du Sud, la Turquie et plusieurs pays latino-américains comme le Mexique, le Chili, la Colombie). Par ailleurs, aucune zone de coopération régionale (l’ASEAN, l’Union africaine, le MERCOSUR, le Conseil de coopération du Golfe, l’Union eurasiatique, la coopération régionale de l’océan Indien) n’atteint le degré d’intégration de l’Union européenne.

Enfin, la carte de la démocratie dans le monde, établie par l’ONG américaine Freedom House qui classe les pays en « libres », « non libres », « partiellement libres », corrobore la large superposition du monde démocratique avec le monde occidental au sens large (la carte de l’OCDE par exemple), mais montre aussi que des régions du monde (l’Amérique latine très largement, l’Afrique et l’Asie partiellement) et des puissances émergentes (l’Inde, l’Afrique du Sud, voire le Mexique et l’Indonésie) font partie du monde démocratique face au bloc autoritaire eurasiatique centré sur la Russie et la Chine, et couvrant très largement le monde « arabo-musulman ».

L’Inde est une puissance clé de ce point de vue car, bien que principale puissance non-alignée, elle peut servir de puissance relais, de puissance d’équilibre (« swing State »), face à la Chine voire la Russie. Inversement, la question des valeurs est évidemment le principal point d’achoppement dans un rapprochement entre l’Occident et la Russie.

La responsabilité et le rôle des Européens

Depuis 2016, les Européens n’ont cessé de dire et de répéter, au plus haut niveau (le Conseil européen), que « l’Europe doit assumer davantage la responsabilité de sa propre sécurité ».

Pour ce faire, l’Europe a des forces et des faiblesses. Sa force tient à son intégration économique et à la force de frappe de ses politiques communes (la politique commerciale, la politique de concurrence, la monnaie commune, l’aide humanitaire et extérieure, la puissance normative). Sa faiblesse tient à sa désunion politique qui est le plus souvent surmontée sur des actions consensuelles, mais peut resurgir sur les questions les plus sensibles comme les interventions militaires, ou le rapport aux États-Unis ou à Israël, ou encore la question du Kosovo (toujours non reconnu par 5 États-membres de l’Union européenne dix ans après son indépendance).

Du fait de cette désunion, la géopolitique traverse le projet européen et agit sur lui. Il est plus facile pour les Européens de s’entendre sur une action dans le cadre occidental transatlantique (y compris pour durcir leurs rapports avec la Russie et maintenant la Chine) que pour affirmer une voix et des intérêts propres face à la puissance américaine (on l’a vu avec les divisions dans la crise irakienne de 2003, mais cela arrive malgré tout dans le domaine commercial ou économique, et pour préserver les valeurs européennes que sont les droits de l’homme et les libertés, y compris dans la lutte contre le terrorisme).

Les divisions européennes entravent l’affirmation d’une « Europe puissance » (qui était déjà désirée par de Gaulle) ou d’une « autonomie stratégique » (concept à l’ordre du jour depuis 2013). Par ailleurs, l’effort militaire européen est très inférieur à l’effort américain et, en outre, éparpillé entre les programmes d’armement nationaux. Avec un tiers des dépenses américaines, les Européens n’atteignent en vérité (ensemble !) qu’à peine 10 à 15 % des capacités militaires américaines. Cette disproportion des moyens, doublée d’une dépendance à la protection nucléaire américaine (la France étant désormais la seule puissance nucléaire de l’Union européenne, mais ayant construit sa dissuasion au départ dans un cadre national pour protéger son propre territoire), explique aussi pourquoi nos partenaires conçoivent leur sécurité d’abord dans l’Otan.

Le Brexit modifie l’équilibre de la construction européenne et de la relation transatlantique. Pour l’Union européenne, il constitue une amputation de sa puissance économique, financière, commerciale, voire militaire (même si le Royaume-Uni participait très peu aux opérations de la PSDC). En même temps, il peut contribuer à une plus grande cohésion de l’UE, mieux alignée avec l’union monétaire et la coopération Schengen, et qui ne sera plus empêchée par les freins britanniques (du « I want my money back » jusqu’aux réticences sur l’intégration militaire européenne). Sur le plan diplomatique et militaire, il est fort possible que la sortie du Royaume-Uni modifie le rapport UE-Otan au bénéfice de l’Otan, à moins que les Européens parviennent à mettre en place un lien diplomatico-militaire solide entre l’UE et le Royaume-Uni (c’est l’enjeu du « Conseil européen de sécurité » actuellement en discussion, et de la préservation du format E3 – France, Allemagne, Royaume-Uni – qui s’est illustré dans le dossier nucléaire iranien).
Au sein de l’Union européenne, tout va reposer essentiellement sur la bonne entente franco-allemande. Hors de là, point de salut. Bien que les Allemands poussent à une intégration politique accrue (en utilisant par exemple la majorité qualifiée dans la politique étrangère commune), ce n’est pas forcément la meilleure façon de promouvoir une « Europe puissance ». Malgré l’intégration européenne, les États-nations gardent des ambitions et des capacités de puissance, des intérêts, des réflexes, des sensibilités qui diffèrent, et l’affirmation de l’Europe passe par la reconnaissance de cette réalité plutôt que par l’acceptation de compromis à tout prix. La revue Conflits, par exemple, a classé en 2018 la France comme 4e puissance mondiale dans son indice de la puissance, derrière les États-Unis, la Chine et la Russie, mais devant le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada et le Japon. Si la France et l’Allemagne, et le Royaume-Uni en plus, parviennent à faire converger leur action (c’est l’enjeu du « E3 »), ce peut être une vraie locomotive de la puissance européenne, comme on l’a constaté dans le dossier iranien.

Pour faire quoi ? Le premier objectif devrait être, grâce à l’Union européenne, de consolider une véritable « souveraineté européenne » comme l’a proposé le président Emmanuel Macron dans son discours de La Sorbonne en 2017. Cette souveraineté existe dans certains domaines (monétaire, commercial, concurrence). Elle se renforce dans d’autres (numérique, énergie-climat, agriculture, santé, industrie, recherche, etc.). Elle ne signifie pas que l’Union devrait devenir un État puissant et centralisé sur la scène internationale, mais que l’Union et les États-membres devraient travailler en synergie, coopérer davantage, devenir plus solidaires, pour peser davantage ensemble (« l’union fait la force »). La difficulté est de tendre vers la souveraineté dans le domaine de la politique étrangère et de la défense par une action plus unie et plus volontaire que devraient porter la France et l’Allemagne dans la continuité du traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019. En étant conscient que la défense est un sujet sensible et compliqué en raison de la prééminence de l’Otan déjà soulignée et de la divergence sur les interventions militaires.

Le second objectif devrait être, pour l’Union, de se doter d’un programme géopolitique pour agir dans le monde. Ce programme existe en réalité depuis la stratégie européenne de sécurité de Javier Solana (largement inspirée par le diplomate britannique Robert Cooper) en 2003. Il repose sur trois axes : la complémentarité « civilo-militaire » (car l’Union peut s’appuyer sur ses instruments de puissance civile, comme l’aide extérieure, les engagements juridiques, le soutien aux forces de sécurité et à l’état de droit, etc.) ; la priorité au voisinage (car l’Europe a d’autant plus de leviers d’action que le sujet est son « étranger proche ») ; l’accent sur le multilatéralisme (car l’Union est elle-même un projet multilatéral et a intérêt, face à la compétition géopolitique entre les grandes puissances, à défendre un « ordre multilatéral basé sur des règles »).

Ce programme pourrait être complété et amélioré sur au moins trois points. L’Union doit davantage investir le champ militaire proprement dit en bonne articulation avec l’Otan, ce qui pourrait donner lieu à l’émergence d’un « pilier européen » dans l’Otan, avec par exemple des capacités militaires accrues financées en commun (le Fonds européen de défense) et une responsabilité accrue des Européens y compris dans le champ de la défense collective en principe réservé à l’Otan (l’article 42-7 du TUE a été activé pour la première fois au bénéfice de la France après les attentats terroristes de 2015). Deuxièmement, la politique de voisinage devrait être étendue à un « voisinage élargi » : de facto l’Europe est déjà très présente en Afrique (par son aide au développement, par ses opérations de PSDC), ainsi que dans le Golfe (cf. le dossier iranien), voire en Asie centrale (une stratégie Asie centrale depuis 2007). Enfin, l’UE devrait se donner les moyens de peser dans les rapports stratégiques avec la Chine en développant une stratégie « indo-pacifique » capitalisant sur les atouts qu’elle possède (les territoires français d’outre-mer, le partenariat stratégique avec l’Inde, le Japon, la Corée du Sud, les réunions ASEM depuis 1996, la relation avec l’ASEAN, etc.).

Face à un monde plus géopolitique, l’Europe doit devenir plus géopolitique et elle a commencé à prendre le tournant. Elle doit parier sur le multilatéralisme, mais elle ne pourra pas se contenter de jouer cette seule carte. Elle doit aussi accepter la part de rapports de force stratégiques qui demeure dans le monde, et s’appuyer sur la volonté de puissance des principaux États européens. Elle doit aussi accepter d’inscrire son action dans le cadre de l’alliance occidentale et mieux articuler l’UE et l’Otan afin de réussir là où la CED et l’UEO ont échoué : faire émerger une identité européenne de sécurité et de défense. C’est par ces prérequis que passe la résolution de l’équation complexe de l’autonomie stratégique et de la souveraineté européenne.