L’avenir des relations États-Unis/Europe vu en 2020

Hubert Védrine
Ancien ministre des Affaires étrangères
Ancien secrétaire général de la présidence de la République.

 

Cette conférence inaugurale a été prononcée le 20 janvier 2020 avant le début de la pandémie. L’analyse de fond présentée ici n’est pas contredite par les événements ultérieurs. La Covid-19 a confirmé l’état déjà assez chaotique du monde, et a révélé l’aggravation des relations internationales, le durcissement de la politique chinoise et certains dysfonctionnements des démocraties. Cette situation peut accélérer des prises de conscience utiles, des réformes et des plans de redressement.

Il n’est plus possible, en janvier 2020, après deux ans de présidence Trump, de considérer cette question d’une façon conventionnelle, trop classique, atlantiste ou son contraire. Car les bases de cette relation vont bouger.

AU PRÉALABLE, UN RETOUR EN ARRIÈRE EST NÉCESSAIRE POUR DISSIPER PLUSIEURS IDÉES SIMPLISTES OU FAUSSES SUR L’HISTOIRE DE CETTE RELATION QUI CONDUISENT SOUVENT À DES CONCLUSIONS ET DES PRÉVISIONS ERRONÉES

Commençons par un rappel historique sur les États-Unis

Les Pères fondateurs des États-Unis, en 1783, avaient une vision messianique, exceptionnalisme et conquérante, mais pas encore « impérialiste » de leur pays. Et cela reste vrai jusqu’au début du XXe siècle, en 1917. Sauf bien sûr vis-à-vis du Texas et des territoires au-delà de la « frontière », et encore au-delà des colonies espagnoles en Amérique centrale, à Cuba et même aux Philippines.

En fait, ils n’ont été isolationnistes (en suivant en cela les conseils de la Farewell Adress, le testament politique de George Washington) que par rapport aux Européens et ce, jusqu’en 1917.

Madeleine Albright, énervée par les critiques de l’impérialisme américain m’a souvent dit : les États-Unis sont devenus la puissance numéro un par obligation, face à Hitler, puis Staline, sans l’avoir voulu. Ce n’est pas faux !

Rappelons-nous que de 1914 à 1917 le président Wilson a hésité face à Guillaume II, l’opinion américaine étant partagée moitié-moitié. L’engagement aux côtés des Alliés n’est venu qu’après les attaques par les sous-marins allemands des vaisseaux américains qui ravitaillaient la Grande-Bretagne.

Les vingt-deux années d’entre-deux-guerres, ont été ensuite incertaines ou ambiguës en ce qui concerne ces relations. En particulier la France restée « clémenciste » se sentait un peu « lâchée ».

Mais il y a eu le 7 décembre 1941. L’attaque japonaise de Pearl Harbour a permis à F. D. Roosevelt d’entrer enfin en guerre face aux Japonais et à Hitler. C’est une date clef dans l’histoire des États-Unis.

Ensuite, il y a eu après la guerre, à la demande pressante des Européens qui redoutaient une invasion par Staline, le traité historique créant en 1949 l’alliance de l’Atlantique Nord. Mais Truman – grand Président – avait dû l’imposer au Sénat réticent.

Retour en arrière sur les Européens face aux États-Unis

Si la France de Louis XVI avait aidé la guerre des « insurgents » américains (La Fayette), ce qui a ruiné Versailles, c’était surtout pour affaiblir la Grande-Bretagne (1775-1783). Ensuite, la relation Grande-Bretagne/États-Unis a durablement été aigre, comme la relation États-Unis/Espagne et la relation États-Unis/ France peu consistantes. Au XIXe siècle, l’attitude des Européens envers les États-Unis a divergé, sur fond de relative indifférence. C’est le monde encore européen avec ses empires coloniaux et les États-Unis sont périphériques.

Le grand changement est venu après.

Avec Pearl Harbour, il y a 79 ans, et le traité de l’Atlantique Nord, il y a 71 ans, on est entré dans une ère différente, qui dure encore tout en s’affaiblissant

Après la victoire américaine en 1945, l’américanisation de l’Europe occidentale a été lente, mais acceptée par les Européens de l’Ouest (ce ne sont pas encore des sociétés connectées vivant sur l’instant), excepté par les communistes : chewing-gum, jeans, cinéma (accord Blum-Byrnes), Hollywood, Malraux « l’usine à rêves », crooners, rock, Woodstock, hippies, etc. Plus tard les fast-foods et mille américanismes.

Cela a été plus fort encore avec la phase de globalisation de la décennie 1990 (en fait sino-américaine), impulsée par la Silicon Valley et la prolifération du langage « Globish ». Les effets sont maintenant éclatants dans l’enseignement supérieur, la recherche et les Business Schools.

Pendant ces décennies, un maillage complet de liens transatlantiques efficaces et d’organisations a été mis en place : bourses, think tanks, fondations, radios, Young Leaders, réseaux d’anciens, Bilderberg, médias, syndicats, etc. Seuls les communistes restaient antiaméricains (US Go Home !). Mais la capacité d’intimidation des marxistes ou des communistes sur la sphère politique s’est érodée avec le temps, même si elle est restée forte dans l’université, jusqu’à ce que le gauchisme culturel prenne le relais, mais c’est un autre sujet.

Ce phénomène d’imprégnation, que Régis Debray a placé en 2019 sous son projecteur, existe donc en Europe depuis des décennies ! Toute l’histoire de l’Europe depuis l’après-guerre s’est inscrite dans ce cadre. C’est plus fort encore dans les autres pays européens, et surtout en Europe centrale et orientale qu’en France où l’attitude gaullienne, ou gaullo-mitterrandienne n’a pas totalement disparu.
Le traité de 1949 qui a créé l’Alliance atlantique, son organisation (le « O » de l’Otan) et la garantie de l’article 5 sont la clé de voûte de cette relation.

Depuis que l’Alliance existe, il y a eu des désaccords permanents (des « malentendus » transatlantiques selon Henry Kissinger dans ses Mémoires) sur le financement, le burden sharing, sur la décision, sur le « hors zone », sur la réalité de la garantie, sur la dissuasion. Ils n’ont jamais totalement cessé, y compris la méfiance du système otanien envers la France et même après la réintégration décidée par le président Sarkozy.

Quelle garantie américaine après la riposte graduée ? (la flexible response, imposée à l’Otan par McNamara après la sortie de De Gaulle en 1966 – de Gaulle s’y opposait). Cette bataille trop oubliée a été essentielle à la compréhension de l’évolution des opinions européennes, car elle a créé une aversion au nucléaire en Allemagne. À la fin des années 1950, l’URSS acquiert la capacité de fabriquer des missiles à longue portée, qui peuvent atteindre l’Amérique du Nord. Insupportable pour les États-Unis, qui commencent à réfléchir à une stratégie qui les expose moins en première ligne, en brandissent d’emblée la menace des armes nucléaires stratégiques. Au prix d’une bataille en Europe sur le territoire allemand ! Selon cette stratégie, l’Otan opposerait aux menaces – ou actions – soviétiques, la menace de l’emploi de missiles à moyenne portée déployés en Allemagne de l’Ouest. De Gaulle s’y était opposé absolument, comme bien plus tard François Mitterrand. Ce débat avait resurgi en 1987 de façon fascinante au G7 de Venise, sous la cohabitation Mitterrand/Chirac, avec Reagan, Thatcher et Kohl.

Il ne faut pas oublier un autre irritant : la défense européenne périodiquement réclamée ou proclamée par la France. Cet énervement des États-Unis et des milieux atlantistes était très exagéré, car ce projet français – j’ajouterai hélas ! – n’a jamais été vraiment soutenu par aucun Européen et n’a donc jamais été susceptible de se concrétiser. Disproportionnée, l’hostilité de l’establishment US (sauf d’Obama I) à tout pilier européen a quand même été constante, même sous Bill Clinton, avec Madeleine Albright.

Après 1991, fallait-il garder l’Otan ? L’honnêteté oblige à dire qu’il y a une demande générale des Européens dans ce sens. Abandonner l’Otan ? Impensable. Tous, pas seulement l’Europe de l’Est. Et bien sûr, il y a eu une volonté américaine de maintenir en place cet irremplaçable instrument d’influence. Seuls, François Mitterrand et Roland Dumas avaient osé s’interroger sur la raison d’être de l’Otan après la disparition du pacte de Varsovie. Interrogation aussitôt rejetée avec indignation par tous les autres… Après la disparition de l’URSS fin 1991, il y a eu un flottement sensible dans les années 2000, et après sur la dissuasion. La miniaturisation et les têtes multiples créaient chez certains stratèges la tentation de l’emploi.

Il y a donc eu une originalité française, pendant 41 ans

Originalité gaullienne à l’origine depuis 1958 (le mémorandum) et surtout après 1966. Préservée par Pompidou, Giscard, Mitterrand et Chirac. Jusqu’à ce que Sarkozy décide la réintégration en 2007, pour rompre avec le pseudo-américanisme de la Ve République, mais surtout croyant en cela faire disparaître les oppositions à la création d’une défense européenne ! Erreur de diagnostic. On a vu que cette réintégration n’a rien déclenché.

Le discours d’Emmanuel Macron du 5 février 2020 sur la dissuasion a été sage. Il a préservé, contre les attentes à la mode, les fondamentaux de la dissuasion, mais a invité les autres Européens de l’Union à une réflexion stratégique commune. Certains en ont été gênés, mais d’autres devraient y répondre.

L’Alliance aujourd’hui : statu quo, interrogations vagues et confusion

Le Traité a régulièrement été reconduit. Depuis la disparition de l’URSS, aucun pays membre n’a demandé qu’il ne le soit pas. D’autres pays voudraient même y entrer, plus ou moins encouragés par les États-Unis : Ukraine, Géorgie. La revendication otanienne de l’entrée de l’Ukraine et donc de la Crimée et de la base de Sébastopol dans l’Otan a contribué, avec le refus russe d’accepter l’indépendance de l’Ukraine, à déclencher le processus que l’on sait.

Il y a consensus au sein de l’Otan pour dire qu’il n’y a « pas de problème ». Quand le 7 novembre 2019, le président Macron a mis « les pieds dans le plat » à propos de l’Otan (« mort cérébrale »), furieux du jeu turc en Syrie et des incohérences de l’Otan sur la Turquie, cela a énervé et n’a produit pour le moment que la promesse d’un comité des Sages, chargé de « réfléchir » à l’avenir de l’organisation (1).

Il y a quand même en Europe une inquiétude sourde sur la réalité de l’engagement américain. Elle existe depuis longtemps, mais elle était refoulée. Elle est apparue avec Obama et est impossible à masquer avec Trump. Les alliés vivent dans le déni, tant ils appréhendent les conséquences qu’il faudrait en tirer.

La déclaration de Mme Merkel en 2017 après qu’elle ait rencontré Donald Trump (« nous organiser mieux par nous-mêmes ») n’a pas produit d’effets tangibles. Est-ce que la montée en puissance menaçante de la Chine ne va pas finir par changer la donne ? Les Européens sont très divisés aussi là-dessus, et très hésitants.

Les propositions ambitieuses initiales d’Emmanuel Macron (à La Sorbonne) n’ont produit pour le moment que le « Fonds européen de défense » (de Thierry Breton), « l’initiative européenne de défense » (à confirmer) et le projet franco-allemand de système aérien (avion et drone), remarquable s’il se concrétise, mais très loin des espérances.

Après le Brexit, il faut absolument conserver le traité de Lancaster House France/Grande-Bretagne, le faire vivre et même essayer de l’élargir à l’Allemagne.

J’en viens au plus important pour nous maintenant, les scénarios d’avenir.

SCÉNARIOS

Quelle peut être l’évolution à terme des États-Unis ?

Il est évident, Trump ou pas, qu’ils voudront rester n° 1 face à la Chine, économiquement et militairement, mais pas se réengager partout, ni redevenir missionnaires ou prosélytes et en défendant leurs intérêts brutalement, sans les envelopper de tirades sur « les valeurs ».

Après Trump, en 2020 ou 2024, un trumpisme civilisé, à « visage humain » pourrait-on dire, est possible, mais il n’y aura pas de retour à un passé idéalisé, ce que j’appelle l’Amérique en technicolor.

Il faut tenir compte de l’éloignement dans un passé de plus en plus éloigné de la Seconde Guerre mondiale pour une majorité d’Américains, et de la transformation démographique du peuple américain, les protestants fondateurs étant appelés à être de plus en plus minoritaires. Quels peuvent en être les effets ?

  • L’intérêt culturel pour l’Europe se maintiendra au moins sur la côte Est, et à Chicago, mais il deviendra minoritaire et résiduel.
  • Un antagonisme résiduel également avec la Russie sera entretenu méthodiquement par l’État profond et le complexe militaro-industrialo-technologique, jusqu’à ce que l’obsession du défi chinois prenne, peut-être, le dessus, surtout si Trump est réélu.
  • Un soutien bi-partisan au nationalisme israélien (juifs américains et évangélistes) par identification à Israël et électoralisme, restera intangible.
  • Un intérêt intermittent, ethnique ou sécuritaire, se manifestera pour certains pays africains.
  • La vigilance restera constante envers l’Amérique centrale (du fait de la pression migratoire).
  • Un grand intérêt pour l’Inde (via la Silicon Valley) sera renforcé par le désir de contrebalancer la Chine par « l’Indo-pacifique ».
  • Un lien utilitaire, et sécuritaire, mais moins exclusif, avec l’Arabie.
  • Une haine inextinguible envers le régime iranien jusqu’à sa chute.

Quelle évolution peut-on attendre des Européens ?

La fascination pour l’Amérique, avec sa culture de masse et ses séries, va durer. À quoi s’ajoute l’imbrication profonde incomparable des intérêts économiques au sens large. L’Europe de l’Est reste très pro-américaine et exclusivement très pro-otanienne, à cause de ou malgré Trump. Ce qui entrave d’ailleurs toute évolution dans le sens des idées françaises.

Les organismes et réseaux multiples d’influence américaine sont toujours à l’oeuvre, tellement enracinés et omniprésents depuis trois générations, qu’ils font partie du paysage et ne sont plus perçus comme de l’ingérence ou de l’impérialisme. Phénomène gallo-romain.
Les Européens de l’Ouest sont épidermiquement anti-Trump, moins qu’en 2017, ils se sont lassés, habitués ou résignés (!), mais cela ne les a pas rendus antiaméricains.

Le globish, ce sous-américain d’aéroport, devenu « lingua franca » s’étend au détriment du français (et du véritable anglais !), mais pas de l’espagnol.

Les Européens sont durablement paralysés par leurs divisions et inhibitions sur la question islam/islamisme, ce qui les empêche de bloquer efficacement l’offensive islamiste.

La Chine impressionne, mais ne séduit pas. Il n’empêche que l’avenir du monde, y compris négativement sur le plan écologique, va être dominé durablement par la corrélation diabolique Chine/États-Unis. Les Européens sont inhibés et divisés à ce sujet.

Au fond, la réticence des peuples européens, depuis 1945, à se penser en puissance, et donc envers une « Europe puissance », est toujours aussi handicapante sauf en Grande-Bretagne, sortie, ou en France, qui n’arrive pas à entraîner les autres.

Quelle éventuelle nouvelle menace commune et spécifique pourrait re-fédérer les Occidentaux nord-américains et européens ? La menace chinoise ? Mais l’économie mondiale dépend beaucoup de l’économie chinoise, et celle-ci et l’économie américaine sont imbriquées.

Quelles conséquences en tirer sur la relation États-Unis/Europe ?

Premier scénario

Face au chaos global et au désordre géopolitique persistant, la relation avec les États-Unis rassure l’Europe et reste tout de même très forte et étroite. Les États-Unis demeurent engagés. L’Alliance « atlantique » perdure donc et s’élargit même au-delà de l’Atlantique Nord à proprement dit contre la Russie, la Chine, le terrorisme, le cyber, etc., y compris dans l’Arctique. Un pôle européen plus ou moins autonome, s’affirmer peut-être en son sein.

Le fait que les États-Unis de Trump se comportent comme une sorte de « voyou écologique » gêne un peu. La poursuite de l’Alliance serait plus facile s’ils changeaient sur ce point. Mais la volonté de préserver l’Alliance face aux diverses menaces reste la plus forte.
Cette alliance perpétuée trouve, ou non, un mode de voisinage plus réaliste et plus sûr avec la Russie. Mais les deux – l’Otan et la Russie de Poutine (depuis son troisième mandat) – le veulent-elles ?

La coopération industrielle États-Unis/Europe perdure même si la concurrence reste féroce, même si les États-Unis veulent que les Européens achètent plus de matériel américain, et ce malgré les sanctions extraterritoriales unilatérales (ex : Airbus).

Second scénario

Il y a un autre scénario, très différent, que beaucoup, aux États-Unis, et plus encore en Europe, ne veulent pas envisager.

Les incompréhensions Europe/États-Unis sont grandissantes. Les désaccords sur la Chine, le Proche-Orient, l’écologie, etc., deviennent permanents. Les Européens ne voient plus les États-Unis comme le seul point de repère et un protecteur assuré et fiable. Les Américains sont focalisés en priorité sur la Chine, l’Asie, le Pacifique. La relation se distend inexorablement. L’indifférence mutuelle s’étend avec le passage des générations. Les Européens de l’Est s’accrochent aux États-Unis par peur de la Russie, mais Américains et Européens deviennent peu à peu « des cousins issus de germains ».

Le traité de 1949 n’est pas formellement dénoncé par les États-Unis, mais il évolue progressivement en coquille vide. La mise en oeuvre de l’Article 5 devient une possibilité parmi d’autres. Les Européens n’y croient plus, s’alertent, se découragent.

Chacun, Amérique et Europe, est livré à lui-même, joue sa carte à sa façon dans le chaos mondialisé et le flottement multipolaire (pas de monde multipolaire stable), contracte des alliances nouvelles, opportunistes, conjoncturelles et même éventuellement rivales : les États-Unis dans une relation contrainte, et insupportable, avec la Chine dont ils cherchent (Trump) à se dégager ; les Européens déboussolés, mais toujours tétanisés à l’idée de devoir devenir une puissance.

Qu’un scénario l’emporte clairement dépend beaucoup, non pas de « l’Europe » (qui est-ce ?), mais des Européens. L’idéal serait une alliance raisonnable, refondée sur deux piliers équilibrés. Mais la contestation paralysante des démocraties représentatives au nom d’une impossible ou terrifiante démocratie directe et les errements américains compliquent en plus l’analyse, les formulations et surtout les réponses géopolitiques.