Une lecture de la relation transatlantique - Article

Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 27 Janvier 2020

 

Gérard Araud
Ambassadeur de France

 

Prévoir les ruptures n’est jamais aisé et bien peu y réussissent. Elevés sur des vérités qui datent de deux ou trois générations, comment pourrions-nous prévoir à quel moment, comment et même si les Etats-Unis vont renoncer aux fondements de leur politique étrangère. Les ruptures peuvent prendre plusieurs formes, la violente où soudain une façade qui avait belle allure s’effondre sans avertissement ou la progressive où, un beau matin, nous découvrons, qu’à force d’évoluer, le spectacle que nous contemplons n’a plus rien à voir avec celui dont nous étions encoure assurés la veille.

Ma présentation ne sera donc pas facile parce que je vais essayer de démontrer qu’en effet, nous vivons une rupture dont je ne connais cependant ni le rythme ni la portée mais dont je suis convaincu qu’elle donnera naissance à un monde nouveau ; un monde nouveau parce que le monde dépend et dépendra pendant des décennies de la puissance américaine. A ceux qui me diront que j’ai tort, je répondrai que l’histoire tranchera ; à ceux qui me demanderont de nuancer mon propos, je dirai qu’ils ont raison. Mais, pour dégager l’architecture d’un édifice, vous devez en oublier la décoration pour en comprendre la structure.

Partons donc de Trump puisque c’est là où nous sommes pour examiner s’il représente une aberration de la politique étrangère américaine, ce que la plupart des experts américains affirment parce qu’ils l’espèrent. Ce que nous dit Trump aujourd’hui, c’est que la Guerre Froide est terminée depuis longtemps, que la croisade pour la démocratie a été un échec et que les légions fatiguées doivent rentrer au bercail. Ce que nous dit aujourd’hui Trump, c’est que la Guerre Froide est terminée, que la croisade pour la démocratie a été un échec et que les légions fatiguées doivent rentrer au bercail. Il s’inscrit ainsi dans ce qui fut la tradition de la politique étrangère américaine jusqu’en 1941.

En 1797, dans son discours d’adieu à la Nation, George Washington, à l’issue de son second et dernier mandat, avait appelé ses concitoyens à ne pas se mêler des affaires européennes. Ce message fut entendu tout au long du XIXème siècle. En août 1914, W. Wilson proclamait la neutralité de son pays et ce furent les provocations allemandes (télégramme Zimmermann et surtout guerre sous-marine) qui l’obligèrent à en sortir. Dès 1919/1920, les américains se retiraient hâtivement d’Europe et ensuite, ne se préoccupèrent que de la question des réparations dues par l’Allemagne (Plans Dawes en 1924 et Young en 1931) parce que leur paiement conditionnait le remboursement de leurs dettes par la France et la Belgique. Non seulement les Etats-Unis restèrent inactifs face à la montée d’Hitler mais ils votèrent en 1937 des lois de neutralité qui interdisaient la vente d’armes aux belligérants, ce qui, a priori, n’handicapait que la Royaume-Uni et la France, l’Allemagne ne pouvant, de toute façon, avoir accès à l’industrie américaine du fait de la maîtrise des mers par ses ennemis. Le 14 juin, Paul Reynaud, président du Conseil français, appelait à l’aide les Etats-Unis; en vain naturellement. Quels que soient les sentiments et les manoeuvres de F.D. Roosevelt, les Américains restaient, en 1941, hostiles à l’entrée de leur pays dans la guerre. Ce furent le Japon, à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, et l’Allemagne, le 11 décembre, qui prirent l’initiative. Les Etats-Unis n’ont pas choisi d’entrer en guerre aux côtés du Royaume-Uni ; ils y ont été contraints.

Pendant un siècle et demi, les Etats-Unis ont donc obstinément refusé de jouer un rôle actif dans les affaires européennes. S’ils changent d’attitude en 1945/46, c’est, d’une part, parce que le Royaume-Uni et la France, épuisés et ruinés, ne peuvent assurer la stabilité et la défense du continent et, d’autre part, parce que l’URSS est vue comme une menace globale. C’est de la guerre froide que naissent les relations transatlantiques sur la base d’une alliance militaire sous hégémonie américaine, contre un ennemi clairement identifié.

A cet égard, il faut noter que lorsque les Etats-Unis sont entrés sur la scène internationale, que ce soit en 1917 ou en 1941, ils étaient déjà une grande puissance. Jamais, ils n’ont eu à craindre pour leur existence. La victoire sur le Japon et l’Allemagne n’a jamais fait de doute. Jamais, ils n’ont eu à composer avec des alliés assez puissants pour leur résister. Le seul rôle que connaissent les Etats-Unis, lorsqu’ils sortent de leur isolement, c’est le leadership ; la seule place qu’ils assignent à leurs alliés, c’est celle de supplétifs comme l’ont vérifié, à leurs dépens, les Britanniques en Irak, en 2003. Leur pratique diplomatique s’en ressent. Le Département d’Etat négocie plus facilement avec le Pentagone qu’avec des alliés qui sont supposés suivre plus que contester.

Le retour de la prospérité européenne et l’effondrement du pacte de Varsovie et de l’URSS auraient dû conduire à un réexamen des fondements et des modalités des relations transatlantiques. Il n’en fut rien parce qu’il n’est jamais aisé de remettre en cause ce qui, en quatre décennies, était devenu le cadre unique de réflexion des élites des deux côtés de l’Atlantique parce que tout le monde trouvait son intérêt à faire comme si rien ne s’était passé : les Etats-Unis maintenaient ainsi une hégémonie qui, dans les faits, n’était plus nécessaire et les Européens pouvaient désarmer et éviter de retomber dans les rivalités géopolitiques du passé. Les opérations dans les Balkans, le 9/11 et l’Afghanistan ont servi de bruit de fond pour dissimuler la réalité d’une alliance, l’OTAN, désormais sans ennemi.

Cette survie des relations transatlantiques aux causes qui leur avaient donné naissance ne pouvait être que fragile parce qu’artificielle. Elle était à la merci du premier qui en tirerait des conséquences. C’est chose faite aujourd’hui, d’abord avec discrétion et élégance par Obama et ensuite avec brutalité par Trump. Mais c’est aussi le cas en Europe où les partis populistes en appelant à la dissolution de l’UE ont conscience de vouloir ainsi mettre un terme à l’hégémonie américaine puisque les Etats-Unis ont été les parrains de la construction européenne. C’est enfin le cas aux Etats-Unis où les réalités démographiques et l’émergence de l’Asie éloignent progressivement de notre continent les centres les plus actifs du pays. La question de la pérennité de la présence américaine militaire en Europe est donc posée. Comment ne pourrait-elle pas l’être alors que le budget de la défense combiné de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne est deux fois et demie celui de la Russie ? Comment ne pas se demander en quoi les intérêts stratégiques des Etats-Unis dépendent de la sécurité de l’Estonie ou du Monténégro ?

Il était inévitable qu’en dehors de Washington, confis en atlantisme, des esprits simples se demandent pourquoi les Européens n’assurent pas eux-mêmes leur défense face à une Russie qui n’a ni la puissance ni les intentions de l’URSS ; pourquoi les Etats-Unis assument le rôle de gendarme du monde. C’est chose faite : dans un sondage de ‘’l’Eurasia Group Foundation’’ de février 2019, 47% des experts de politique étrangère considéraient que ‘’le leadership américain était nécessaire à la stabilité globale et donc à la prospérité et à la sécurité des Etats-Unis’’ tandis que ce pourcentage n’était que de 9,5% dans l’ensemble de la population ; 9% des premiers estimaient que les Etats-Unis devaient se concentrer sur leurs problèmes intérieurs et 44% de l’ensemble des Américains. Je suis donc convaincu que le génie est hors de la bouteille et n’y rentrera plus. Le prochain président, qu’il soit élu en 2020 ou 2024, essaiera sans doute de rassurer les Européens après les foucades de Trump mais la question du rôle des Etats-Unis dans le monde restera posée. La réponse qui lui sera donnée comportera, en tout état de cause, un repli plus ou moins accentué de la présence américaine dans le monde.

Aux questions sur la politique étrangère de Trump, je réponds parfois en évoquant le conte d’Andersen, ‘’les habits neufs de l’empereur’’ où un enfant crie ‘’l’empereur est nu’’ alors que la foule fait semblant d’admirer des vêtements inexistants, que seuls des gens intelligents seraient capables de voir. Trump, c’est l’enfant ! Capable de poser des questions de bon sens que les conventions, le conformisme et la routine interdisaient de poser. Oublions son vocabulaire parfois primitif et écoutons ses questions; elles sont celles d’une certaine Amérique que les experts ne connaissent pas. Le monde ne sera plus le même après Trump.

Il est un fait que la Russie représente un défi géopolitique à traiter selon les règles habituelles de la diplomatie mêlant fermeté et dialogue. Mais ni à Paris ni à Seattle, ne s’impose l’idée que la sécurité nationale se joue aux frontières orientales de l’Alliance : il vaut mieux de ne pas demander au petit gars du Wisconsin s’il est prêt à mourir pour Tallin. En d’autres termes, même si Poutine a donné un nouveau bail à l’OTAN, ce serait exagéré de conclure que cette alliance peut continuer à jouer son rôle unique de pilier de la relation transatlantique. Le prétendre, ce serait courir le risque de laisser celle-ci se défaire progressivement jusqu’à la crise où elle apparaîtrait vidée de sa substance et donc inefficace.

Alors, sommes-nous menacés d’un retour à cet isolationnisme qui nous a coûté si cher à nous Français entre les deux guerres ? Oui et non. Non, je commence par là parce que j’entends déjà un concert de protestation. Non, les Etats-Unis ne vont pas quitter l’Europe, démanteler l’OTAN et laisser les chars russes ou les ‘’petits hommes verts’’ envahir l’Estonie ; non parce que la technologie ne permet plus aux Américains de s’abriter derrière les poissons pour citer, je crois, Bismarck ; non parce que les économies sont trop intégrées pour les découpler mais oui quand même. C’est déjà fait sous nos yeux en Ukraine où sous-traiter le règlement de la crise aux Français et aux Allemands est moins une preuve de confiance qu’une manifestation d’indifférence ; en Syrie où, si oublie les zigzags, Trump suit Obama pour de désintéresser de la guerre civile ; en Libye où il a fallu arracher à Obama un soutien timide et de courte durée aux efforts franco-britanniques. Imaginerait-on la Turquie en Libye si les Etats-Unis y étaient actifs ? En un mot, les Etats-Unis ne veulent plus être le gendarme du monde.

Oui, la tentation isolationniste est forte ; la tentation de s’en tenir à la défense des intérêts essentiels des Etats-Unis, des intérêts définis évidemment de manière plus large qu’en 1930, quitte à disposer d’un instrument militaire incomparable non pour l’utiliser mais pour dissuader tout adversaire d’aller trop loin.

Se pose donc la question plus large de la place de l’Europe dans un monde dont les Etats-Unis ne veulent plus être le gendarme. La messe semble dite : le monde connaîtrait le ‘’retour’’ des politiques de puissance, le recul du droit international, l’affaiblissement des institutions multilatérales avec, à la clé, le risque des confrontations armées. Un ‘’ordre libéral’’, paré de toutes les vertus, serait d’autant plus menacé que son parrain supposé, les Etats-Unis, le renierait.

En réalité, les politiques de puissance n’ont jamais quitté le devant de la scène internationale. Pendant la guerre froide, chaque superpuissance exerçait son hégémonie sur son camp, l’Américaine, si elle a été bénigne en Europe, était aussi ferme que la Soviétique, comme en a témoigné, à ses dépens, l’Amérique Latine. Après la dislocation du bloc de l’Est, les Etats-Unis furent ‘’l’hyperpuissance’’ dont le budget de la défense représentait, il y a une dizaine d’années, près de la moitié des dépenses militaires mondiales (aujourd’hui encore plus d’un quart). Partout et toujours, les négociations les plus pacifiques se sont bel et bien conclues au bénéfice du plus fort, à Bruxelles comme ailleurs.

Par ailleurs, parler ‘’d’ordre libéral’’ a peu de sens lorsqu’on fait la liste interminable des conflits qui l’ont marqué depuis la fin de la guerre mondiale : Corée, Vietnam, entre l’Inde et le Pakistan (1965 et 1971), Moyen-Orient (1948, 1956, 1967, 1973), deux génocides (Cambodge et Rwanda), Afghanistan (de manière ininterrompue depuis 1979), entre l’Irak et l’Iran (1981-88), Congo (depuis vingt ans), Soudan, entre l’Ethiopie et la Somalie, Yougoslavie etc. Le monde, en dehors de l’Europe, a été plus instable qu’entre les deux guerres. Avec ces millions de victimes, c’est de désordre sanglant dont il faudrait parler.

De leur côté, les institutions multilatérales, en particulier les Nations Unies, n’ont fonctionné qu’au service des puissances hégémoniques et ont toujours dépendu de leur bon vouloir. Au-delà même des Nations Unies, les Etats-Unis ont toujours été réticents à confier leurs intérêts à des institutions multilatérales (ils refusent d’être ‘’Gulliver entravé’’). Ils n’ont ainsi ratifié ni le traité d’interdiction des essais nucléaires ni celui interdisant les mines anti-personnel, ni la création de la Cour Pénale Internationale. C’est Madeleine Albright, un Secrétaire d’Etat démocrate, qui a conceptualisé la notion d’une puissance ‘’exceptionnelle’’ échappant au sort du commun des autres pays.

Au fond, cette notion d’un prétendu ordre libéral s’applique essentiellement à l’Europe Occidentale, qui n’en revient pas d’avoir connu la plus longue période de paix de son histoire après deux guerres mondiales et un génocide en deux générations. En outre, elle flatte l’opinion américaine qui idéologiquement éprouve, des difficultés à se voir en ‘’hegemon’’ et a besoin de la feuille de vigne flatteuse que lui procure la notion d’ordre libéral. Pendant ce temps, le reste du monde, à peu d’exceptions près, subissait le lot habituel de malheurs et de désastres et les grandes puissances rongeaient leur frein de voir leur souveraineté limitée par l’existence d’une hyperpuissance.

Ce qui a changé, ce n’est donc ni la remise en cause d’un ordre limité à un nombre restreint de pays, ni l’affaiblissement d’institutions structurellement faibles, c’est le rapport des forces aux dépens des pays occidentaux, au premier rang desquels les Etats-Unis. La Chine, la Russie mais aussi l’Inde, peut-être le Brésil sont désormais capables non seulement de contester l’hégémonie américaine mais de prendre de haut une Europe qui de modèle est devenue problème. Le moment occidental inauguré en 1989 s’achève. Une nouvelle normalité se fait jour.

La question qui se pose donc aujourd’hui pour la définition de la politique étrangère de l’Europe est l’adaptation à un monde moins ordonné parce que moins marqué par l’hégémonie américaine. Cela étant, quelle que soit la montée en puissance de la Chine, les Etats-Unis resteront, pendant des décennies, la première puissance militaire, économique et financière. Même s’ils seront moins tentés par l’aventure, même si leurs alliés pourront moins compter sur eux, ils resteront la clé de voute du système international. Or, quels que soient les inévitables désaccords, ce qui unit Européens et Américains est beaucoup plus important que ce qui les oppose. Ils partagent le même attachement à la démocratie libérale, ce qui n’est pas rien dans un monde où les modèles autoritaires sont de retour ; sans ignorer la réalité des rapports de forces, ils jugent nécessaire de les encadrer par les règles de droit ; enfin, ils ont noué des relations humaines, financières et économiques d’une telle intensité qu’elles leur dictent un destin commun.

Par ailleurs, malgré les apparences, le monde n’est pas voué seulement au jeu traditionnel de l’équilibre des puissances parce que, du fait des enjeux globaux environnementaux et technologiques, il s’est rétréci géographiquement, économiquement et sociologiquement. Le temps est passé où les continents pouvaient s’ignorer et où les hégémonies pouvaient être régionales ; le temps est également passé où seuls les Etats comptaient. La communauté internationale, expression à juste titre raillée par le passé, devient une réalité parce que l’environnement, le climat mais aussi la finance, les grandes entreprises et l’opinion publique nourrie aux médias sociaux sont devenues des réalités globales que nulle puissance ne peut contrôler.


Les Européens doivent donc naviguer entre réalisme et innovation.

Le réalisme doit leur commander de rester pour Français et Britanniques et de devenir pour les autres militairement sur leurs gardes. La diplomatie est toujours la meilleure voie mais la vigilance dans un monde où les Américains ne seront plus les gendarmes s’impose. Réalisme également dans les attentes vis-à-vis de l’UE et des institutions multilatérales avec l’esprit deux réalités. D’une part, coopérer avec des partenaires européens guère enclins à assumer des responsabilités est certes utile mais ne doit pas réduire notre autonomie stratégique ; d’autre part, plutôt que de parier sur des institutions multilatérales qui resteront faibles face à la résistance invincible des souverainetés, créer, au cas par cas, des coalitions de pays qui partagent nos objectifs sur un sujet particulier.

Mais, nous devons également innover ce qui suppose que la diplomatie européenne s’attache à recréer sur de nouvelles bases une communauté occidentale capable de traiter de thèmes nouveaux qui restent encore largement en friche alors qu’ils concernent l’ensemble de l’humanité : biodiversité, océans mais aussi droit dans le cyber-espace, cyber-sécurité, protection des données personnelles, fiscalité de la haute technologie, règles éthiques de l’intelligence artificielle, gestion des technologies de surveillance. C’est là qu’Européens et Américains doivent se retrouver parce qu’ils partagent le même attachement aux valeurs qui fondent la démocratie libérale. S’ils ne parviennent pas à relever ensemble les défis que représente la mutation technologique que vont traverser nos sociétés dans les décennies qui viennent, c’est le modèle chinois qui l’emportera au nom de sa supposée efficacité, un modèle autoritaire de société qui fascine déjà certains pays du Tiers-Monde. C’est donc à un partenariat renouvelé entre Américains et Européens que ce livre se conclut à la double condition que les premiers acceptent un dialogue entre égaux et que les seconds fassent les efforts nécessaires pour justifier cette prétention. Ce n’est assuré ni d’un côté ni de l’autre.