L’intensification de la rivalité États-Unis-Chine dans les domaines économique et technologique - Article
Université de Paris I – Panthéon – Sorbonne, Paris, 17 Février 2020
Aaron L. Friedberg
Professeur de Politique et Affaires internationales, université de Princeton, Etats-Unis
Traduction : Cyril Frey
Il sera ici question des dimensions économique et technologique de la concurrence beaucoup plus large, pour ne pas dire universelle, qui s’exerce actuellement entre les États-Unis et la Chine, et aussi, de plus en plus, entre la Chine et les autres démocraties industrielles avancées. Cette compétition s’étend à toutes sortes de domaines fonctionnels et de théâtres géographiques. Elle se joue dans les sphères militaire, diplomatique et informationnelle ainsi, donc, qu’en matière économique et technologique. Par ailleurs ses manifestations, au-delà de la seule région indo-pacifique, sont évidentes aux quatre coins du monde, y compris dans les pays en développement, aux pôles et en Europe.
La rivalité sino-américaine s’exacerbe et gagne en intensité comme en amplitude. Elle est alimentée par différentes forces, elles-mêmes fortement ancrées au sein du système international contemporain : non seulement (ni même principalement) les politiques spécifiques épousées par les gouvernements en place à Washington ou à Pékin, mais aussi certains leviers géopolitiques, idéologiques et économiques. Deux facteurs aggravent ici les tensions historiquement constatées lorsqu’un État en pleine ascension commence à combler l’écart qui séparait ses capacités matérielles de celles d’une puissance autrefois prépondérante : d’abord la divergence foncière et persistante entre l’organisation sociale, l’idéologie et le système politique des deux pays ; ensuite les frictions issues de la profonde interdépendance, à ce jour tout au moins, de leurs économies.
Les tensions liées aux questions économiques constituent à la fois une cause et une conséquence de cette rivalité avivée entre la Chine et l’Amérique. Mon ancien collègue de Princeton, le regretté Robert Gilpin, a décrit cette interaction entre politique et économie en des termes aussi élégants que synthétiques : « La relation entre l’économie et la politique (…) est réciproque. D’une part, la politique détermine dans une large mesure le cadre de l’activité économique. (…) D’autre part, le processus économique lui-même tend à redistribuer le pouvoir et la richesse. (…) Ce qui suscite à son tour une transformation du système politique et génère ainsi une nouvelle organisation des relations économiques. Ainsi la dynamique des relations internationales dans le monde moderne est-elle largement fonction de l’interaction réciproque entre l’économie et la politique. »1
Deux mondialisations et demie
La plupart des spécialistes de l’histoire économique conviendront que les deux derniers siècles ont connu au moins deux ères, ou deux vagues, de mondialisation — deux ères et demie, disent même certains ; ce sont ces périodes au cours desquelles une part significative de l’économie mondiale a atteint un niveau d’intégration particulièrement élevé. Ces grandes phases ont été portées par des transformations technologiques dont le caractère novateur a considérablement réduit le coût du transport des biens, des personnes, des capitaux et de l’information. Mais, et c’est le plus important, elles ont été rendues possibles par des évolutions géopolitiques lourdes de conséquences : la modification successive des rapports de force et de la structure même de l’ordre international.2
La première de ces ères de mondialisation a duré près d’un siècle. Elle s’est ouverte dans les années 1820 et s’est accélérée dans les années 1870 pour s’effondrer en 1914 avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Elle avait alors pour moteurs technologiques l’optimisation de la machine à vapeur (qui a permis l’essor du chemin de fer et de la navigation transocéanique) et l’exploitation des possibilités de l’électricité, dont procédera, entre autres avancées, l’invention du télégraphe. La traduction géopolitique de cette évolution se cristallisa dans l’accession de la Grande-Bretagne au rang de nation la plus riche et la plus puissante de la planète. La fin des guerres napoléoniennes avait laissé Albion dans une position de domination navale incontestée. Sa fulgurante croissance économique, après le démarrage de la Révolution industrielle, a fait d’elle « l’atelier du monde », ainsi que son leader industriel et technologique. En vertu de leur position dominante, les Britanniques optèrent pour une politique de libre-échange, abaissant les droits de douane et invitant chacun à en faire autant. S’ensuivirent une expansion spectaculaire des échanges commerciaux et des flux financiers, et une accélération de la croissance mondiale. Ce qu’illustre la part des exportations dans le PIB mondial, passée de 5 % autour des années 1840 à près de 15 % à la veille de la Grande Guerre.3
Si le Royaume-Uni fut l’un des grands bénéficiaires de ce processus, il n’a pas été le seul. Au tournant du 20e siècle, il s’est vu dépasser, en termes de PIB, d’abord par les États-Unis, puis par l’Allemagne — laquelle progression allemande allait contribuer à déstabiliser le système international et faire le lit du premier conflit mondial. L’envolée de la richesse et de la puissance américaines permettra toutefois aux Alliés de faire pencher la balance en leur faveur et de vaincre l’Allemagne. La guerre n’en aura pas moins mis fin à la première ère de mondialisation : le commerce s’est effondré et ne s’en est jamais vraiment remis, par la faute de la dépression qui a suivi, du retour à des politiques nationalistes et protectionnistes puis de la reprise des hostilités après seulement vingt ans d’une paix précaire. À la sortie des années 1930, la part du commerce dans le PIB mondial était retombée à son niveau constaté un siècle plus tôt (5 %).4
La période allant de 1945 à peu ou prou 1989 sera marquée par une nouvelle expansion spectaculaire des échanges et une intégration économique croissante. Cette fois, cependant, la « vague » ne touchera qu’une partie du globe : elle embrassera in fine les démocraties industrielles avancées d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Asie de l’Est (sommairement assimilées à « l’Occident »), sans inclure, singulièrement, les nations du monde communiste : l’Union soviétique, ses satellites et la Chine. Ces États ont certes été écartés de l’ordre marchand occidental, mais ils se sont également exclus eux-mêmes, préférant l’autarcie aux risques de contamination à attendre d’une interdépendance économique avec les pays capitalistes. Cette deuxième phase de mondialisation, à l’exemple de celle qui l’avait précédée, sera en partie déterminée par la réduction du coût des échanges commerciaux issue de l’innovation technologique. Qu’on pense notamment au succès du modeste conteneur, qui révolutionna le transport maritime, aux avions à réaction ou aux communications par satellite.5 Une fois encore, néanmoins, les facteurs géopolitiques auront joué un rôle déterminant : la rupture après 1945 de l’alliance de circonstance USA-URSS et le début de la Guerre froide, qui divisa de facto la planète en sphères d’influence, coïncidèrent avec l’avènement des États-Unis au rang de puissance massivement prépondérante au sein du bloc occidental ; l’Amérique confortait du même coup sa place de première économie mondiale et son leadership dans les domaines scientifique et technologique.
À l’instar de la Grande-Bretagne avant eux, les États-Unis abandonnèrent le protectionnisme pour se faire les ardents défenseurs de l’abaissement des tarifs douaniers et de la libéralisation des échanges, entre membres du bloc occidental tout au moins. Leurs motivations étaient aussi stratégiques qu’économiques : les gouvernants successifs ont considéré que l’intégration économique ne pourrait qu’améliorer les relations entre anciens rivaux et que les échanges commerciaux conduiraient à une accélération de la croissance économique et à davantage de prospérité — affaiblissant au passage le pouvoir d’attraction du communisme à l’Ouest et générant les ressources nécessaires à la défense collective. La levée des obstacles au commerce international lui valut ainsi une progression sensible, plus marquée à l’intérieur du camp occidental. À la fin des années 1970, la part des exportations dans le PIB mondial avait fini par retrouver son niveau de 1914 (au-delà de 15 %).6 Cette vague de mondialisation partielle eut également des effets stratégiques. Quarante ans durant, l’intégration et le dynamisme des démocraties capitalistes occidentales leur ont permis de dépasser de très loin le monde communiste, que l’on parle de production économique, de qualité de vie ou, plus que jamais, de potentiel technologique. Autant de facteurs qui ont contribué à la démoralisation des populations et des élites des pays de l’Est, et déclenché en cascade la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide.
Ce qui nous amène à la deuxième grande vague de mondialisation, celle dans laquelle nous baignons actuellement et qui pourrait bien approcher de son terme. Son ressort technologique, cette fois, n’est autre que la révolution informatique — ou numérique. Celle-ci, à partir des années 1980, a entraîné un accroissement exponentiel de la puissance de calcul des ordinateurs et de la vitesse comme du volume des communications. Le phénomène s’est franchement emballé dans les années 1990 avec le développement de l’Internet : pour transmettre la quantité totale des informations véhiculées par les réseaux de télécommunication en 1986, il ne fallait, dix ans plus tard, que deux millièmes de seconde!7 Ce chiffre anodin en dit long sur l’envergure des transformations ainsi suscitées, qui permettront notamment aux entreprises de coordonner leurs activités à l’échelle mondiale en jouant sur la fragmentation de processus de production complexes ; différents composants d’un bien donné pourront désormais être fabriqués en des lieux tout aussi variés, en fonction du coût de la main-d’oeuvre et de divers autres facteurs.8 La révolution informatique a également favorisé une intégration plus étroite que jamais des marchés financiers et permis à de vastes quantités de capitaux de circuler à travers le monde de façon quasi instantanée.
Cette deuxième vague de mondialisation eut elle aussi ses leviers géopolitiques. Le premier, bien sûr, est la fin de la Guerre froide. La chute du rideau de fer a ouvert la voie à l’intégration de pans entiers de l’Eurasie, jusque-là séparés de l’Occident. Le deuxième facteur déterminant est intervenu quelque dix années plus tôt, sans qu’on mesure alors sur-le-champ l’importance qu’il allait revêtir : l’établissement de relations diplomatiques officielles, en 1979, entre les États-Unis et la Chine, et le lancement presque synchrone, sous la conduite de Deng Xiaping, du programme « Réforme et ouverture », qui marquait un début de consentement du pays à certains principes de l’économie de marché. Les effets économiques de la deuxième vague de mondialisation sont connus : forte augmentation de la croissance économique mondiale et accélération plus rapide encore des échanges commerciaux, qui comptent désormais pour plus d’un quart du PIB mondial.9 La progression des flux financiers a été rien de moins qu’explosive, de telle sorte que le monde entier est aujourd’hui plus étroitement intégré qu’à aucun autre moment de l’histoire humaine. La conséquence géopolitique la plus importante de ce processus — l’émergence de la Chine en tant que puissance globale — est tout aussi évidente, quand bien même l’ensemble de ses répercussions, et notamment son impact sur l’évolution future de l’économie du monde, demeurent incertains. Je reviendrai sur ce point dans ma conclusion.
Stratégie d’engagement
Examinons maintenant la politique américaine à l’égard de la Chine depuis l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays, et surtout depuis la fin de la Guerre froide. On s’est souvent contenté d’y voir une stratégie d’engagement ; or les États-Unis, pendant près de quatre décennies, ont adopté, pour traiter avec la Chine, une approche à deux niveaux combinant engagement, certes, et aussi « rééquilibrage ».10 D’un côté, Washington a cherché à coopérer avec Pékin sur tous les fronts possibles : diplomatique, culturel, scientifique et surtout économique. Nous l’avons vu, la coopération économique chinoise avec les États-Unis et plus généralement avec l’Occident a démarré dans les années 1980 mais véritablement décollé une fois la Guerre froide terminée. Du point de vue américain, ce processus a connu deux tournants décisifs, à commencer par le choix qui a été fait, au début des années 1990, de lever les sanctions imposées à Pékin après le massacre de la place Tiananmen et de renouer des relations commerciales normales ; puis, à la fin de la décennie, les États-Unis ont oeuvré activement en faveur de l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce. D’autre part, tout en encourageant le développement des flux commerciaux et financiers, les gouvernements américains successifs, à partir du milieu des années 1990, se sont attachés à maintenir dans la région Asie-Pacifique un équilibre des pouvoirs qui leur fût favorable. À cette fin ils ont renforcé leurs bases opérationnelles avancées et consolidé leurs alliances traditionnelles avec le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et d’autres puissances régionales.
Pour l’essentiel, la double stratégie suivie par les États-Unis visait à préserver la stabilité en décourageant toute agression ou tentative de coercition, dans l’attente du moment où la coopération produirait les effets bénéfiques escomptés. Cet engagement était censé inciter les dirigeants chinois à se muer en « acteurs responsables » au sein de l’ordre international en vigueur, un ordre régi par l’Amérique. Il s’agissait aussi, dans le même temps, de contribuer à l’accélération de la libéralisation économique de la Chine et d’impulser une dynamique susceptible de conduire, à terme, à la démocratisation de son système politique. En dépit des controverses qu’elle provoqua au départ, cette stratégie s’attira très vite le franc soutien des deux partis politiques américains, d’une frange importante des milieux d’affaires ainsi que du grand public. Ce n’est pas difficile à comprendre, tant l’idéologie libérale qui prévaut en Amérique véhicule certaines convictions profondément ancrées : le commerce favorise la compréhension mutuelle, les libertés économique et politique vont de pair et les démocraties sont par essence pacifiques (en tout cas moins enclines à se faire la guerre). Consciemment ou non, à la fin de la Guerre froide les responsables politiques américains ont suivi le chemin tracé par leurs prédécesseurs après les deux autres grands conflits du 20e siècle. Ils se sont ingéniés à mener à bien le projet initié en son temps par Woodrow Wilson et relancé à la fin de la Seconde Guerre mondiale : l’édification d’un ordre libéral et réellement global dont les membres seraient liés par le commerce, les institutions internationales et, plus que tout, par un engagement partagé en faveur des valeurs démocratiques.
Abstraction faite des questions idéologiques, la coopération économique servait également les intérêts de groupes particulièrement puissants au sein de la société américaine. Les industries de pointe y ont vu l’opportunité d’exporter leurs produits vers un vaste marché promis à l’expansion, et le secteur financier autant de possibilités d’investissement. Certaines industries traditionnelles redoutaient, il est vrai, la concurrence des importations chinoises à bas prix, quand d’autres entreprises moins frileuses et plus flexibles n’ont pas hésité à délocaliser une partie de leur processus de fabrication et d’assemblage, profitant d’une main-d’oeuvre bon marché et usant de la Chine comme d’un tremplin pour exporter leur production vers d’autres parties du monde… États-Unis compris.
Constat d’échec
Ces dernières années, toutefois, l’évidence est apparue avec une clarté de plus en plus vive : cette stratégie n’a pas atteint ses objectifs. Nul n’en disconvient, la Chine est beaucoup plus riche et puissante qu’auparavant, mais au lieu d’assouplir son emprise et d’évoluer vers la démocratie, le Parti communiste au pouvoir s’est fait plus répressif et résolument nationaliste. Loin d’évoluer vers une véritable économie de marché, Pékin, à certains égards, s’appuie de plus belle sur des stratégies commerciales et industrielles dirigistes qui faussent ledit marché.11 Entre-temps, l’attitude de la Chine vis-à-vis de l’extérieur s’est affirmée, pour ne pas dire qu’elle frise parfois l’agressivité. Loin du rôle d’« acteur » satisfait auquel on aspirait pour elle, ou d’un quelconque statu quo, la Chine apparaît aujourd’hui comme une puissance révisionniste, déterminée à remettre en cause certains aspects au moins du système international en place.
Si la stratégie américaine (et occidentale) a échoué, c’est simplement parce qu’elle a sous-estimé la résilience, l’inventivité et l’absence de scrupules du Parti communiste chinois, comme sa détermination à s’accrocher au pouvoir politique intérieur. Même après s’être ouverts et avoir recueilli les premiers fruits, surabondants, nés de ces échanges commerciaux et des investissements occidentaux, les dirigeants chinois ont assidûment veillé à garder la mainmise sur la conduite de leur économie nationale et à resserrer l’étau sur leur population grâce à un dosage modulable de surveillance, de répression, de récupération et de propagande nationaliste tissée d’endoctrinement. Les dirigeants du PCC ont trouvé le moyen d’accroître la richesse et la puissance de leur nation sans avoir à modifier fondamentalement leur système économique et politique, ni à renoncer à leurs ambitions, et sans déclencher de contre-réaction significative de la part des États-Unis ou d’autres pays occidentaux. Ils ont somme toute développé une stratégie qui, au moins momentanément, a réussi à contrecarrer et à neutraliser la nôtre.
Effort massif
À l’Ouest, les partisans de cette politique d’engagement ont longtemps cru qu’elle conduirait inéluctablement la Chine sur la voie d’une libéralisation économique : la diminution du nombre des entreprises d’État, le relâchement du contrôle des changes et la réduction de l’importance accordée à la planification économique ne pouvaient qu’amener le système chinois à se rapprocher de celui qui a cours dans tant d’autres pays industriels avancés. Promesse d’efficacité accrue et, à long terme, de croissance stabilisée, ce processus semblait frappé au coin du bon sens. C’était la voie préconisée par la quasi-totalité des économistes occidentaux, auxquels faisaient écho nombre de leurs homologues chinois — à ceci près que ces espoirs de convergence se fondaient sur une compréhension erronée des principes essentiels sur lesquels repose le système chinois d’État-parti. S’ils ne sont peut-être plus authentiquement marxistes, les dirigeants du PCC ne se sont pas pour autant changés en apprentis-capitalistes. Ils se réclament au contraire d’une philosophie économique que l’on pourrait qualifier de « léninisme mercantiliste ». Dans cette perspective, l’économie n’a pas pour finalité la richesse matérielle. Il est ici question de pouvoir, comme dans tous les autres domaines. Le but premier de l’activité économique n’est donc pas d’améliorer le bien-être des populations mais de renforcer le pouvoir du Parti dans le pays par rapport à l’ensemble des acteurs sociaux, et le pouvoir de la nation chinoise, à l’échelon international, vis-à-vis de toutes les autres. Outre une accumulation de ressources et de moyens en tout genre, la consolidation de ce pouvoir national exige une réduction de la vulnérabilité chinoise aux tentatives de pressions économiques venues de l’extérieur, et un accroissement de sa propre capacité d’influence.12
Il est arrivé au PCC de se résoudre à accorder une marge de manoeuvre plus importante aux forces du marché et aux entreprises privées ; c’était indéniablement la tendance générale au cours des années 1990 et au début du 21e siècle. Mais de peur que leur emprise sur le pouvoir politique ne s’en trouve fatalement affaiblie, les membres de l’élite dirigeante n’ont jamais eu l’intention de renoncer entièrement au rôle du Parti, entendu comme arbitre suprême et architecte du développement économique national. Il est tout aussi vrai que le statu quo continue de bénéficier personnellement à de nombreux responsables du Parti et à leurs familles, d’autant plus réticents, on le comprend, à y porter atteinte.
Avec le recul, il apparaît que c’est peu après l’adhésion de la Chine à l’OMC qu’a culminé l’élan vers un système intégralement soumis aux conditions du marché. Le régime a commencé à évoluer dans la direction opposée, sur certains points, sous l’autorité de Hu Jintao, avant que la tendance ne se précipite pour se faire plus manifeste encore avec l’arrivée de Xi Jinping. Celui-ci a été confronté au même défi que son devancier : parvenir à imaginer un nouveau modèle qui fût à même de remplacer celui sur lequel la Chine avait fondé sa croissance pendant les trente premières années de la période de réforme. Ce modèle initial reposait sur une offre apparemment infinie de main-d’oeuvre à bas prix, associée à suffisamment de capitaux et de technologies — la plupart d’origine étrangère — pour produire un volume considérable de produits destinés à l’exportation ; à cela s’ajoutaient des investissements massifs dans les infrastructures physiques. Il était nonobstant devenu flagrant, depuis un certain temps, que le vieillissement rapide de la population chinoise allait entraîner un renchérissement du coût du travail, et que la dépendance à l’égard des infrastructures avait généré un effort de construction immobilière et un endettement aussi excessifs que déraisonnables ; les pays industriels avancés ne seraient pas non plus éternellement capables (ou désireux) d’absorber les exportations chinoises.
La solution alors proposée par les experts occidentaux et certains de leurs confrères chinois revint (comme d’habitude) à s’appuyer davantage sur le marché ; en d’autres termes, à réduire le rôle de l’État-parti dans l’affectation des capitaux et à adopter un modèle susceptible de favoriser une croissance gagnant en stabilité ce qu’elle perdrait en vitesse — c’est-à-dire tirée plus fermement par la consommation que par l’investissement et les exportations, et par le secteur privé plutôt que par les entreprises d’État. Xi, aujourd’hui, a pourtant clairement opté pour une approche alternative, qui cherche à résoudre la quadrature du cercle : revitaliser la croissance tout en sauvegardant, voire en renforçant le pouvoir de l’État-parti. C’est une stratégie à volets multiples, dont les plus importants composent deux des initiatives phares de l’actuel président de la République populaire : « Made in China 2025 », un ambitieux programme de développement technologique et industriel annoncé dès 2015, et la « Belt and Road Initiative », les Nouvelles Routes de la soie, le programme de développement d’infrastructures lancé en 2013.
La Chine est maintenant engagée dans un effort massif, dirigé et financé par l’État, pour propulser ses entreprises à des positions dominantes dans toute une série de secteurs et d’industries de pointe. Le processus compte quatre étapes : d’abord, développer, ou, dans de nombreux cas, acquérir auprès de sources étrangères, la technologie et la propriété intellectuelle indispensables ; ensuite, acclimater cette technologie, l’« indigéniser », et la mettre au service du développement de nouveaux produits ; troisièmement, se doter d’une base manufacturière apte à répondre aux besoins de l’immense marché intérieur chinois, en jouant sur les subventions et les mesures protectionnistes pour préserver les entreprises locales de la concurrence étrangère ; enfin, créer des « champions nationaux » capables de casser les prix par rapport à leurs rivaux et de conquérir ainsi des parts substantielles du marché mondial.13
L’espoir des dirigeants chinois est sans équivoque : la rapidité de l’innovation technologique devra répondre à la plupart des problèmes impérieux qui se posent à eux ; la supposée « quatrième révolution industrielle » attendue dans le secteur manufacturier stimulera la productivité et soutiendra la croissance, même si la population chinoise en âge de travailler diminue. Les avancées réalisées en matière de reconnaissance faciale, d’échantillonnage génétique et d’intelligence artificielle apporteront quant à elles une réponse peu onéreuse à la sempiternelle question de la surveillance et du contrôle de cette immense population. Parvenir à une plus grande « autosuffisance » dans le domaine des sciences et des technologies — objectif ancien s’il en est — présenterait également l’avantage de réduire la fragilité chinoise face à d’éventuels « blocus technologiques » imposés le jour venu par les pays occidentaux à des fins commerciales ou stratégiques. En revanche, l’acquisition d’une position forte dans des secteurs tels que la production électrique, les trains à grande vitesse et, bien sûr, les télécommunications, aiderait la Chine à étendre sa présence et à accroître sur les nations avancées comme sur le monde en développement non seulement son influence mais aussi, grâce aux informations potentiellement engrangées au passage, ses moyens de pression (c’est peu de dire que la perspective suscite l’inquiétude et polarise le débat en Europe et ailleurs : laisser les entreprises chinoises participer largement à la construction des réseaux de la prochaine génération, le système dit « 5G », ne va pas de soi). Enfin, les stratèges chinois espèrent que les progrès de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique permettront au pays de réduire l’écart qui le sépare encore des États-Unis en matière de capacités militaires, voire d’effectuer ici, moyennant le développement d’armes et de concepts opérationnels entièrement inédits, un « bond en avant ».
Les nombreux objectifs poursuivis par la « Belt and Road Initiative » relèvent d’un double registre stratégique et économique. Il s’agit d’abord de trouver de nouveaux débouchés à l’industrie chinoise de construction d’infrastructures, un secteur gigantesque et presque exclusivement constitué d’entreprises d’État. Le projet vise ensuite à cultiver dans le monde en développement de nouveaux marchés d’exportation susceptibles d’aider la Chine à réduire, à long terme, sa dépendance vis-à-vis des démocraties industrielles avancées, et donc sa vulnérabilité potentielle à de futures barrières tarifaires ou sanctions ; il a aussi vocation à procurer de nouvelles routes terrestres ou maritimes, plus courtes, au transport de l’énergie et des autres ressources, et d’atténuer ainsi, au moins jusqu’à un certain point, les angoisses chinoises quant à une éventuelle interdiction ou un blocus naval en cas de conflit avec les États-Unis. On l’a dit, la construction de réseaux de communication dans une grande partie de l’Afrique et d’autres régions du monde en développement offrirait à Pékin un accès préférentiel à une formidable masse de données (lesquelles, ajoutées aux informations déjà soustraites à la population chinoise, conféreraient aux entreprises du pays un avantage non négligeable dans le développement d’algorithmes d’intelligence artificielle plus puissants). Enfin, dans l’ensemble du monde en développement, autrement dit le long des deux axes des Nouvelles Routes de la soie, Pékin cherche à exercer une influence politique et à obtenir un soutien diplomatique sur toutes sortes de questions, notamment la redéfinition des règles internationales en vigueur et l’adoption de normes industrielles propres à offrir un avantage commercial durable aux entreprises chinoises au détriment de leurs concurrents étrangers.14
Répercussions
On l’a compris, la stratégie économique menée par la Chine est motivée par des considérations de pouvoir — par le désir de renforcer le pouvoir du Parti et de la nation — plus que par une simple logique de pertes et de profits. Si elles peuvent, à certains égards, sembler bénignes, cette stratégie et les politiques afférentes représentent néanmoins une menace sérieuse pour le bien-être et la sécurité des États-Unis et de tous les pays démocratiques. Cette menace porte moins sur ce que le Parti communiste chinois s’efforce de mettre en place que sur la manière dont il se propose d’arriver à ses fins. Toute nation est fondée à rechercher le progrès technologique et la croissance économique, mais les méthodes utilisées par Pékin font planer un danger sur les perspectives de croissance des autres nations. Le PCC, on l’a vu, applique de longue date des politiques commerciales et industrielles qui faussent le marché. Par le passé, celles-ci n’ont soulevé qu’une inquiétude mesurée car l’économie chinoise restait relativement faible : elle était en retard sur le plan technologique et, en tout état de cause, la politique du pays était censée évoluer. Cela ne s’est pas produit. Pékin continue à puiser dans un arsenal d’outils qui relèvent d’une politique mercantiliste. Or la dimension même et le développement rapide de l’économie chinoise ont exacerbé leur efficacité potentielle et la gravité des problèmes ainsi posés au reste du monde. L’usage massif de subventions, le vol de propriété intellectuelle et l’extorsion de technologies de pointe au préjudice de sociétés étrangères menacent ces dernières dans leur compétitivité à long terme, ce qui compromet mécaniquement les capacités de croissance de leurs pays respectifs.
En matière de sécurité internationale, par ailleurs, l’accroissement de la richesse et de la puissance chinoises n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Le problème, une fois encore, c’est l’usage qui est fait de cette richesse et de cette puissance. L’une comme l’autre reflètent les intentions et les ambitions de Pékin, c’est-à-dire la nature d’un régime qui est lui-même l’émanation du Parti communiste. Pour le dire autrement, le défi que pose cette Chine dirigée par le PCC n’est pas seulement commercial ou économique, mais stratégique et idéologique. Le sujet, vaste et complexe, mériterait une analyse à part entière.15 Je m’en tiendrai ici à quelques observations.
La Chine est aujourd’hui gouvernée par un régime autoritaire aux ambitions totalitaires. Ses dirigeants aspirent à surveiller et à contrôler les paroles, les actes et, dans la mesure du possible, les pensées de chaque homme, femme et enfant placés sous leur contrôle physique direct — et ils ne ménagent pas leurs efforts pour étendre leur rayon d’action au-delà de leurs frontières. Le pouvoir chinois s’est toujours senti menacé par la puissance matérielle des États-Unis et de leurs alliés démocrates, ainsi que par le potentiel attractif des principes qui fondent leurs systèmes nationaux et certaines composantes foncières de l’ordre international forgé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir suivi pendant près de vingt ans les conseils de Deng Xiaoping, qui leur recommandait de « cacher [leurs] talents et d’attendre [leur] heure », au cours des dix dernières années — et surtout depuis la crise financière de 2008 — les responsables chinois se sont sentis assez enhardis pour adopter une attitude plus ferme. Ils font dorénavant appel à tous les instruments à leur disposition afin d’essayer de refaçonner le monde d’une manière qui serve leurs intérêts, valide leurs prédilections idéologiques et préserve leur système politique intérieur. Ils s’emploient, en somme, à rendre ce monde compatible avec l’autoritarisme, tout au moins avec le règne perpétuel du Parti communiste en Chine.
Les stratèges chinois, de fait, ne dissimulent plus leur intention : restituer à leur pays la place légitime qui doit selon eux lui revenir, celle d’une puissance prépondérante en Eurasie orientale. Dans ce but, ils s’évertuent à utiliser leurs capacités militaires croissantes pour décrédibiliser les garanties offertes par Washington sur le terrain de la sécurité et saper les fondements de ses alliances. En parallèle, afin de séduire ailleurs et d’étendre encore leur influence, ils mobilisent le pouvoir de séduction de leur colossale économie et le rôle de plus en plus actif qui est le leur dans l’aide au développement et l’investissement. Xi Jinping paraît résolu à aboutir à un nouveau système qui engloberait une grande partie de l’Eurasie, reliée par des réseaux d’infrastructures et des accords commerciaux et composée pour l’essentiel d’autres régimes autoritaires ; la Chine en occuperait le centre, tandis que les alliés démocratiques des États-Unis se retrouveraient soit intégrés et subordonnés, soit affaiblis et isolés, et l’Amérique repoussée à la périphérie de l’Asie orientale, voire carrément hors de la région.
Irradiant le long de ses Nouvelles Routes de la soie jusqu’au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine, la Chine n’aspire pas qu’à sécuriser ses ressources, développer ses marchés, construire des infrastructures et élargir le champ d’action de son armée : par la même occasion, elle entend conforter sa position autoproclamée de chef de file des « pays du Sud ». Pékin, jusqu’alors, ne voulait pas donner l’impression de lancer à l’Occident un défi idéologique. Ces réticences ne sont plus de mise. L’empire du Milieu est de plus en plus ouvert à l’idée d’encourager et d’aider ceux qui veulent imiter son modèle d’économie quasi marchande et d’autoritarisme politique. Le régime tire aussi profit de ses relations commerciales et de ses relations politiques avec les élites du monde en développement pour s’assurer un soutien diplomatique et gagner en influence au sein des organisations internationales. Ce que lorgne ici le PCC, entre autres finalités, c’est une redéfinition des normes et règles existantes, de manière à renforcer sa propre légitimité et celle des autres régimes autoritaires non occidentaux, tout en rejetant les « valeurs prétendument universelles » de la démocratie libérale.16
Avec les nations industrielles avancées, le Parti communiste chinois souhaite perpétuer le plus longtemps possible une situation qui, jusqu’à présent, a toujours été des plus favorable à ses intérêts. En brandissant la promesse de profits incessants et le spectre bicéphale de la « démondialisation » et d’une « nouvelle Guerre froide », le régime espère nourrir, à l’Ouest, l’opposition intérieure à un durcissement politique à son égard, tout en conservant aussi longtemps qu’il en aura besoin son propre accès aux marchés des pays occidentaux, à leurs technologies, leurs sociétés et leurs systèmes politiques. Dans le domaine économique et d’une façon plus générale, Pékin travaille ainsi à une division des démocraties qui permettrait de retarder toute réponse collective efficace à son comportement de plus en plus hostile, et par conséquent, de gagner le temps nécessaire à la consolidation de sa puissance. Affichant un mélange inégalé d’arrogance et d’hypersusceptibilité, le PCC entend également réguler l’expression dans les sociétés ouvertes, et agite en ce sens la menace de sanctions économiques informelles destinées à faire taire les critiques étrangères de ses politiques.
Réponse solitaire
Il serait présomptueux d’affirmer qu’il existe aujourd’hui un consensus sur les dimensions précises et la gravité du défi posé par la Chine, et moins encore sur la meilleure façon d’y répondre, que ce soit aux États-Unis ou dans d’autres pays démocratiques. Il est toutefois de plus en plus largement admis qu’un problème existe et que les politiques jusqu’ici suivies pour y faire face se sont révélées inadéquates.
Aux États-Unis, au cours des trois dernières années, l’administration Trump a fait preuve d’un zèle particulier pour traiter la dimension à ses yeux économique et technologique du défi chinois. Le gouvernement, dit-on parfois, aurait déclaré à la Chine une « guerre commerciale ». En fait, il serait plus pertinent d’observer que deux confrontations se déroulent simultanément : une « guerre » tarifaire et une compétition technologique. À première vue, les politiques menées sur ces deux fronts semblent partir dans des directions opposées. Et si les États-Unis ont ouvert le premier, la formation du second ne leur doit rien. La guerre tarifaire implique l’imposition par les États-Unis et la Chine de vagues successives de taxes à l’importation. Côté américain, le but avoué de cette stratégie était de contraindre Pékin à s’ouvrir — à abandonner ou à modifier de manière significative ses politiques commerciales et industrielles dans ce qu’elles ont de plus constitutif. L’objectif n’est pas différent de celui que les États-Unis et les autres pays industriels avancés poursuivent depuis des décennies, mais les moyens utilisés sont cette fois autrement puissants et coercitifs.
Cette « guerre » a mené à une impasse. Malgré quelques promesses quant à la protection de la propriété intellectuelle et aux transferts de technologie, Pékin n’a pas manifesté la moindre disposition à procéder au type d’infléchissement exigé par les États-Unis. L’inquiétude du président Trump lui-même à l’égard de la balance commerciale bilatérale a conduit Washington à se contenter, pour l’heure, de ces promesses, agrémentées de l’engagement chinois à acheter des quantités spécifiques de produits américains. Si leur efficacité reste à démontrer, l’imposition de barrières tarifaires pourrait cependant avoir un impact sur la structure des échanges entre les deux pays, et amener certaines entreprises, pas seulement américaines, à délocaliser vers d’autres zones une partie de leur chaîne logistique. La Chine pourrait également y voir un encouragement à réorienter certains de ses achats hors des États-Unis.
Bien qu’on ait davantage parlé de la guerre douanière, c’est pourtant la chronique du front technologique qui revêt, à long terme, la plus vive importance et produira les effets les plus durables. Les deux parties, à ce stade, s’efforcent d’isoler leurs secteurs technologiques l’un de l’autre. La République populaire de Chine cherche depuis un moment à expulser de son marché, dans le domaine des technologies de l’information et d’autres industries de pointe, les firmes américaines et certaines entreprises occidentales. L’objectif est à la fois sécuritaire et protectionniste, en vue de parvenir à une plus grande « autonomie ». Pékin, répétons-le, tient à conserver son propre accès à la technologie occidentale, le jugeant essentiel à ses espoirs de montée en puissance. Ainsi la Chine s’est-elle de plus en plus fermée alors que les États-Unis et les autres nations avancées restaient généreusement ouverts.
Ces trois dernières années, l’administration Trump a commencé à prendre des mesures pour remédier à cette asymétrie et limiter les flux de technologie circulant des États-Unis vers la Chine. Il a été notamment décidé d’opérer une sélection plus stricte des investissements directs envisagés aux États-Unis par les entreprises chinoises ; d’adopter de nouvelles réglementations en matière de contrôle des exportations ; d’alourdir sensiblement les poursuites pénales pour espionnage industriel présumé et non-déclaration de participation à des programmes chinois de recrutement de scientifiques à l’étranger ; de bannir les entreprises chinoises des réseaux de télécommunications américains. Divers décrets, enfin, limitent la faculté des entreprises américaines à vendre certains biens à leurs homologues chinois. La question des restrictions à imposer à certains étudiants et chercheurs chinois cherchant à séjourner ou à travailler aux États-Unis — dans plusieurs domaines spécifiques — a également été soulevée.
Pour justifier ces mesures, Washington affirme que plusieurs entités chinoises auraient triché, enfreignant la législation américaine et la lettre comme l’esprit des engagements pris par Pékin dans le cadre de différents accords internationaux. Ces allégations sont en grande partie exactes. Mais il est un motif plus profond qui n’a pas toujours été clairement exprimé : compte tenu de la nature et des ambitions du régime chinois, lui permettre de prendre de l’avance dans toutes sortes de technologies dites « émergentes et fondamentales » aurait à long terme des conséquences néfastes pour le bien-être et la sécurité des États-Unis et d’autres pays démocratiques.
Si l’administration Trump a le mérite d’avoir attiré l’attention sur le caractère urgent du problème chinois, sa politique, à plus d’un titre, prête le flanc à la critique. Deux points interpellent plus précisément. En premier lieu, s’il peut être nécessaire, pour préserver un avantage, de combler certaines des fissures par lesquelles la technologie américaine se diffuse en Chine, cela ne suffira pas. Pour promouvoir l’innovation aux États-Unis, il faudra faire davantage, notamment en consacrant davantage de dépenses à l’éducation et à la recherche fondamentale, et en préservant un système d’immigration qui continue d’attirer des hommes et des femmes de talent désireux d’y étudier, d’y vivre et d’y travailler. En la matière, les politiques suivies par le gouvernement sont inappropriées, sinon contre-productives. Ensuite, les États-Unis, s’ils agissent en solitaire, auront de plus en plus de mal à contrer les politiques prédatrices de la Chine. Aussi une coopération plus étroite avec des partenaires de même sensibilité est-elle essentielle. On a vu que même une pression unilatérale passablement conséquente s’était avérée insuffisante pour contraindre Pékin à entreprendre des réformes structurelles majeures. Rien n’est garanti, mais une pression coordonnée et collective exercée dans la durée par les États-Unis et les autres démocraties industrielles avancées aurait de meilleures chances de réussir. De même, si les États-Unis, dans certains registres spécifiques, peuvent très bien agir seuls, l’efficacité de toute approche vouée à empêcher la Chine d’user de moyens illicites pour accéder à des technologies de pointe devra passer par une conjugaison des efforts : partage d’information, évaluation coordonnée des investissements étrangers, contrôle judicieux des exportations. Ce type de coopération est hélas compromis (quoique pas encore interdit) par les contentieux relativement mineurs qu’entretient Washington avec nombre de ses principaux alliés et partenaires commerciaux — parallèlement aux discussions menées avec Pékin. Quel que soit le bien-fondé de ces griefs, d’un point de vue stratégique, ils n’ont guère de sens.17
L’avenir
Revenons au sujet qui a ouvert cette réflexion, à savoir la dynamique historique de la mondialisation. Si la deuxième ère de mondialisation a été portée par la révolution informatique, autorisée par la fin de la Guerre froide et favorisée par une phase de prééminence américaine indiscutée, comment l’économie mondiale, dans sa structure même, parviendra-t-elle à encaisser une nouvelle accélération de cette révolution technologique et le surgissement de la Chine au rang de grande puissance, juste derrière les États-Unis ?
Il est possible, au moins en théorie, que Pékin reprenne le chemin de la libéralisation et que cela permette de résoudre les différends en suspens comme de poursuivre le processus menant vers une intégration économique toujours plus étroite. Pour les raisons déjà évoquées, l’hypothèse semble peu probable à court terme. À l’autre extrémité du spectre spéculatif, il est concevable que la recrudescence des politiques nationalistes et protectionnistes conduise à un effondrement total du système actuel et à une fragmentation de l’économie mondiale semblable à ce qui s’est vu dans les années 1920 et 1930. La perspective, d’autant plus plausible au regard des bouleversements induits par la pandémie de Covid-19, ne peut être négligée mais ne semble pas, là non plus, probable à brève échéance, ne serait-ce que parce que les responsables politiques de nombreux pays restent conscients du danger et se rejoignent sur la nécessité de l’éviter.18 Si l’on part du principe que la Chine va continuer à monter en puissance et supplanter les États-Unis en qualité de première économie mondiale voire, à terme, de leader technologique, on pourrait aussi assister à une restructuration fondamentale du système international. Il faut se rappeler que les périodes de domination britannique et américaine ont été marquées par un degré accru d’intégration économique : les deux pays avaient intérêt à un processus qui reflétait de surcroît leur commune idéologie libérale. Ces phases d’hégémonie libérale ont engendré un système plus libéral, fort logiquement, et plus ouvert. Une hégémonie illibérale fabriquerait, elle, quelque chose de très différent, vraisemblablement un système hiérarchisé dans lequel la Chine fixerait règles et normes, occuperait le sommet de la pyramide technologique et régirait l’accès à sa propre économie ; le reste du monde consommerait ses produits à forte valeur ajoutée en se chargeant de lui fournir les ressources et les matériaux nécessaires au soutien de sa croissance. Reste une dernière éventualité : le retour à des blocs économiques comparables, à certains égards, à ceux que la Guerre froide avait façonnés. Sur le plan de l'efficacité économique, une telle évolution serait moins heureuse que le premier scénario envisagé. Pour ce qui relève du bien-être et de la sécurité, en revanche, elle serait préférable aux deuxième et troisième options évoquées.
La Chine a beau témoigner une déférence toute rhétorique aux principes d’ouverture et de libre-échange, elle paraît surtout résolue à construire un bloc à part entière, le sien, qui serait significativement isolé des économies occidentales — et elle préférerait évidemment que celles-ci n’en fassent pas de même. Ensemble, les démocraties avancées d’Europe, d’Asie et de l’hémisphère occidental représentent plus de 60 % du total de la production mondiale ; la Chine, à l’heure actuelle, quelque 15 %.19 Si les démocraties parviennent à résoudre leurs différends, à réduire les obstacles au commerce et à l’investissement qui persistent en leur sein et à s’accorder sur des normes communes en matière de protection des données et autres questions sensibles, elles seront en mesure de former un bloc économique extrêmement puissant. Un tel regroupement serait à même d’assurer la prospérité tout en défendant les intérêts et valeurs partagés de ses membres ; rien ne l’empêcherait de rester ouvert à l’inclusion éventuelle d’autres pays, dont la Chine, dès lors qu’ils acceptent d’adhérer aux mêmes principes. Si, en revanche, les démocraties ne réussissent pas à s’unir, elles se retrouveront plus infiltrées, divisées et affaiblies que jamais.
Quelles que soient leurs différences, les démocraties continuent de partager bien plus qu’elles n’ont en commun avec une Chine ambitieuse, répressive et autoritaire, dirigée par le Parti communiste. Leurs gouvernements et leurs peuples seraient bien inspirés de garder à l'esprit les mots d’un grand homme d’État et célèbre francophile américain, Benjamin Franklin : « Nous devons tous rester unis ou nous serons, à coup sûr, pendus séparément. »20
1 Robert Gilpin, U.S. Power and the Multinational Corporation : The Political Economy of Foreign Direct Investment (New York : Basic Books, 1975), pp. 21-22.
2 Voir Ronald Findlay et Kevin H. O’Rourke, Power and Plenty : Trade, War, and the World Economy in the Second Millennium (Princeton : Princeton University Press, 2007), pp. 311-546.
3 « Value of exported goods as share of GDP, 1827 to 2014 », Our World in Data. https://ourworldindata.org/grapher/merchandise-exports-gdp-cepii
4 Ibid.
5 Banque mondiale, « Globalization, Growth and Poverty » (New York : Oxford University Press, 2002), pp. 28-32.
6 « Value of exported goods as share of GDP, 1827 to 2014 »
7 Richard Baldwin, The Great Convergence: Information Technology and the New Globalization (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2016), p. 82.
8 Ibid, pp. 111-176.
9 « Value of exported goods as share of GDP, 1827 to 2014 »
10 Sur la mise en place de cette stratégie, voir Aaron L. Friedberg, A Contest for Supremacy : China, America, and the Struggle for Mastery in Asia (New York : Norton, 2011), pp. 88-119.
11 Voir Nicholas R. Lardy, « The State Strikes Back : The End of Economic Reform in China ? » (Washington : Peterson Institute for International Economics, 2019).
12 Sur le « léninisme mercantiliste », voir Charles W. Boustany Jr et Aaron L. Friedberg, « Answering China’s Economic Challenge : Preserving Power, Enhancing Prosperity » (Washington : National Bureau of Asian Research, février 2019), pp. 6-17.
13 Voir Jost Wübbeke, Mirjam Meissner, Max J. Zenglein, Jaqueline Ives, Björon Conrad, « Made in China 2025 : The making of a high-tech superpower and consequences for industrial countries » (Berlin : Mercator Institute, décembre 2016) et U.S. Chamber of Commerce, « Made in China 2025 : Global Ambitions Built on Local Protections » (Washington : U.S. Chamber of Commerce, 2017).
14 Voir Nadège Rolland, « China’s Eurasian Century ? Political and Strategic Implications of the Belt and Road Initiative » (Seattle : National Bureau of Asian research, 2017).
15 Voir Aaron L. Friedberg, « Getting the China Challenge Right », The American Interest, janvier 2019. https://www.the-american-interest.com/2019/01/10/getting-the-china-challenge-right/
16 Voir Nadège Rolland, « China’s Vision for a New World Order » (Washington : National Bureau of Asian Research, 2020).
17 Voir Charles W. Boustany Jr et Aaron L. Friedberg, « Partial Disengagement : A New U.S. Strategy for Economic Competition with China » (Washington : National Bureau of Asian Research, novembre 2019).
18 Sur les différents avenirs possibles, voir Harold James, « Deglobalization as a Global Challenge » (Waterloo, CN : Centre for International Governance Innovation, juin 2017).
19 Banque mondiale, « GDP (Current US$) », https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD
20 « We must all hang together or, most assuredly, we shall hang separately. »