Défis technologiques et compétitivité des entreprises françaises dans l’aéronautique et la défense

Patrice Caine
Président-directeur général du groupe Thales.

 

Ce sujet est très vaste. Il faut d’abord analyser le contexte actuel. Aujourd’hui, les entreprises de hautes technologies françaises et européennes font face à une concurrence mondiale exacerbée, en particulier dela part des entreprises puisant leur force et leurs racines dans un des deux blocs que sont les États-Unis et la Chine. Nous sommes engagés dans une réelle course à la croissance pour rester en contrôle, maître de notre destin, car l’empreinte, l’importance et la taille d’une entreprise jouent un rôle décisif. Les Anglo-Saxons disent souvent « size matters » : la taille finit par avoir une importance. Elle donne effectivement un effet de puissance qui est indispensable quand on regarde à qui l’on se frotte dans la compétition mondiale.

Pourquoi une concurrence si rude ? Comment les Américains et les Chinois, et leurs entreprises, sont-ils devenus si puissants ?

La taille des marchés domestiques américains et chinois y est pour beaucoup. Ce sont des marchés « continents », avec une plus forte capacité d’amortir la R&D. Contrairement à l’Europe, il existe dans ces deux pays un marché intérieur unique. Il s’agit bien d’un avantage compétitif intrinsèque réel.

Mais il faut aussi noter le soutien massif des États à leurs industries. On l’observe aisément en Chine compte tenu de la nature politique du régime. Mais
ne soyons pas naïfs, c’est la même chose aux États-Unis. On entend par exemple beaucoup parler du succès de Space X. Derrière ce succès, il y a les financements colossaux de la NASA ou du ministère de la Défense américain. Space X est ainsi indirectement aidé dans le lancement de sa méga constellation Starlink et dans l’amortissement de ses coûts de développement par près d’un milliard de dollars de contrats provenant du gouvernement américain. Certes, au fond, la détention du capital de Space X est privée, mais, pour autant, le financement de ces programmes, de ces innovations, provient largement du contribuable américain. Derrière les entrepreneurs américains à succès, on trouve donc des intérêts d’États et des intérêts publics bien réels.

Le rayonnement politique de ces pays passe par une domination économique, industrielle et technologique. Le champ des dominations s’est élargi, elle n’est plus uniquement diplomatique ou militaire.

Que peut-on apporter comme réponses ? Quelles sont les conséquences pour notre pays ?

Nos industries aérospatiales et de défense ont des caractéristiques propres, dont voici les principales :

  •  L’innovation : cette industrie est probablement celle qui a le plus haut taux d’innovation, elle est de ce point de vue très spécifique. Chez Thales, sur 80 000 salariés, 30 000 font de la R&D. Toute la supply chain fait également de la R&D. On voit dans nos laboratoires centraux, à Palaiseau, les innovations qui arriveront d’ici cinq ou dix ans. C’est un fantastique télescope vers l’avenir. En termes économiques, la R&D chez Thales pèse environ 4 milliards d’euros. Chaque année, le groupe est donc capable de dégager pour la préparation de son futur la somme de 4 milliards, une partie sur fonds propres et une grande partie financée sur contrats.
  • La gestion des cycles longs : elle nous impose un esprit de responsabilité encore plus développé que dans d’autres industries. Pour les programmes d’armement et spatiaux, ce sont environ cinq ans de développement, dix-quinze ans d’exploitation. Des programmes qui durent trente-quarante ans en tout, si l’on compte des rénovations à mi-vie. Il faut savoir gérer ce temps long et composer avec le rythme d’arrivées de plus en plus rapides des nouvelles technologies, notamment celles issues du civil.  Une industrie de pointe avec des contraintes d’environnement extrêmement sévères : des contraintes en termes de température, de chocs, de vibrations, de compatibilité électromagnétique ou encore de rayonnement solaire… Toutes ces contraintes tirent vers le haut notre recherche.
  • Le côté essentiel des financements et soutiens étatiques : ces investissements sont tellement considérables et risqués que l’entreprise privée ne peut plus supporter seule le risque. Elle le partage avec l’État, les gouvernements. Notre environnement est bien doté. Les soutiens sectoriels existent : la loi de programmation militaire, les financements du Cnes ou de l’ESA dans le spatial, ceux du CORAC dans l’aéronautique, et demain le fonds européen de défense ainsi que le CIR, outil extrêmement puissant pour nous permettre d’exister au niveau mondial et les PIA dans leur quatrième édition aujourd’hui pour adresser des sujets transverses (plan IA, plan cyber, plan quantique). En matière d’innovation, la dualité est une force. Le Cnes et la DGA travaillent main dans la main pour cofinancer un certain nombre de développements de briques technologiques. Cette dualité est déjà organisée de manière institutionnelle. Là où il y a vraiment une carte à jouer, c’est au niveau des plans dits d’accélération du PIA. On parle de technologies, plus que d’applications ou d’usages. À nous de faire en sorte que ces financements puissent servir autant de cas d’usages civils que de défense. Nous n’avons pas les ressources des Américains, nous sommes donc forcés d’optimiser les financements publics disponibles.
  • Des clients extrêmement exigeants : nos clients ont un visage, à la différence des industries qui s’adressent aux milliards de consommateurs, comme les industriels de la tech. Dans la mesure où nous développons des applications critiques, nos clients veulent avoir une relation privilégiée avec l’entreprise, voire son PDG.
  • Un marché national trop petit ou un marché européen trop morcelé, d’où l’importance vitale de l’export.
  • Des projets gros et risqués qui engagent beaucoup de ressources, du côté du client, mais aussi de l’entreprise.

Notre industrie aérospatiale et de défense nécessite plus que jamais d’avoir des champions nationaux ou européens d’une certaine taille, qui ont les reins suffisamment solides pour pouvoir répondre à la demande des clients nationaux et entraîner tout leur écosystème (ETI, PME, start-up) à l’export. La crise que l’on traverse a renforcé ce nécessaire effet de taille. Elle entraîne deux types de conséquences. Une polarisation du paysage concurrentiel, car la crise a bénéficié encore plus aux géants de la tech américains et touche très durement les entreprises mono secteur, mono métier comme ceux de l’aéronautique, mais nous constatons également une polarisation géographique frappante ; d’un côté une économie chinoise qui semble s’en sortir tandis que de l’autre, pour l’Europe et les États-Unis le chemin de sortie de crise semble encore malheureusement assez long.

Quelles sont, dès lors, les conditions nécessaires afin d’asseoir l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe dans la durée ?

D’abord, choisir nos combats industriels, choix qui relèvent autant de la puissance publique que de l’entreprise privée. Et reconnaissons qu’il est difficile pour les politiques de choisir ! Nous, industriels, ne sommes pas plus intelligents, mais nous devons faire des choix tous les jours : où peut-on être leader mondial ? Où doit-on passer à autre chose ? Nous sommes dans une guerre de mouvement autant que dans une guerre stratégique.

En matière d’autonomie stratégique, il est important de s’arrêter un instant sur l’accès aux données qui en est une condition sine qua non. Nous sommes n° 1 mondial de la protection des données. Nous sommes donc bien équipés pour traiter ce sujet et répondre à des réglementations comme la mise en place de la RGPD en Europe. Mais sur l’accès à la donnée, nous avons une ambivalence au niveau européen : l’Europe met à disposition gratuitement certaines données, contrairement aux Américains, et cela y compris aux filiales de groupes étrangers installés en Europe, mais les Européens ont un mal fou à accéder aux données qui, dans les domaines de souveraineté, restent aujourd’hui classifiées et donc quasiment inaccessibles. Sans accès à ces données, nous n’arriverons pas à fournir davantage de services.

L’accès à la donnée est absolument clé. Par exemple, en matière de reconnaissance faciale, c’est essentiel pour entraîner nos algorithmes. Si l’Europe veut avoir de très grands acteurs de la biométrie, il faut être capable d’ouvrir les livres pour que l’on puisse entraîner nos algorithmes sur des bases de données suffisamment importantes.

Dans les combats que l’on peut gagner, il y a l’intelligence artificielle (IA). Les GAFA utilisent une branche de l’IA, à savoir le machine learning ou deep learning, à tel point, et ils sont forts en communication, que les gens finissent par assimiler IA et machine learning. Ce n’est pourtant pas la même chose, il s’agit juste de l’une des branches de l’IA. Cette branche de l’IA est une « boîte noire ». Par construction, on ne peut pas remonter à la fabrication du résultat. Or, dans les applications dites critiques, nous ne pouvons pas nous permettre de nous reposer sur une « boîte noire ». Dans nos entreprises, nous travaillons sur d’autres branches de l’IA où les barrières à l’entrée sont très élevées. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’IA doit être embarquée à bord d’une plateforme, dans un endroit restreint. On ne pourra pas mettre un data center sur le dos d’un avion de combat ; cela limitera les capacités de calculs. Nous devons donc travailler sur des algorithmes dits frugaux, très particuliers, plus « smart », plus intelligents. Dans ce domaine nous sommes peu dans la compétition mondiale et « la messe n’est pas dite ».

La seconde révolution quantique fait également partie des combats que l’on peut remporter. La première a conduit à l’utilisation des lasers, des horloges atomiques ou encore des disques durs des ordinateurs. Aujourd’hui, nous arrivons à une nouvelle étape, popularisée avec l’ordinateur quantique. Mais il n’est qu’un pan de cette seconde révolution qui est aussi celle des capteurs, des communications et de la cryptographie. Thales, la France et l’Europe, jouent parmi les meilleurs au rang mondial.

Dans le domaine des capteurs, la seconde révolution quantique va nous permettre d’améliorer d’un facteur 100, 1 000 voire plus, la précision de mesure du capteur le plus performant alors que dans l’industrie, en général, on s’améliore de 20 à 30 %. C’est par conséquent considérable ! Prenons l’exemple des centrales inertielles dans un avion : la précision actuelle est d’un kilomètre pour les vols transatlantiques. Avec une centrale inertielle à atome froid, on obtient une précision d’un mètre.

Des applications sont à attendre également dans de très nombreux domaines : dans celui de la santé, avec la possibilité de déceler des tumeurs indétectables actuellement ou encore dans l’exploration géologique, avec la possibilité de mieux comprendre les compositions géologiques des sols.

Dans le domaine des communications quantiques, on cherche à obtenir des communications quasi inviolables. Deux particules peuvent « rester » liées, c’est-à-dire « en relation » (on parle du phénomène d’intrication) indépendamment de la distance qui les sépare. Si l’information est transmise de manière instantanée, alors, les communications deviennent inviolables.

Enfin, nous travaillons sur la cryptographie post-quantique qui n’est pas proprement liée à la mécanique quantique. Ce sont des algorithmes de chiffrement qu’il faut mettre au point maintenant, de manière qu’ils puissent résister à l’avènement de l’ordinateur quantique. Il est imaginable voire probable que certaines organisations mal intentionnées commencent à stocker de l’information, c’est-à-dire des données chiffrées, avec l’espoir de pouvoir casser les clés de chiffrement dans dix ans grâce à l’arrivée de l’ordinateur quantique. Il faut donc, dès maintenant, faire en sorte de protéger nos données avec des algorithmes de chiffrement qui résisteront à l’avènement de ces ordinateurs quantiques.

Plus d’une centaine de chercheurs travaillent chez Thales sur ces domaines relevant de la seconde révolution quantique. Nous sommes probablement en Europe le groupe avec le plus grand nombre de chercheurs sur ces questions.

Autre condition à développer pour asseoir notre autonomie : il s’agit de nouer des partenariats stratégiques, par exemple avec d’autres pays européens. Notre pays est trop petit pour pouvoir jouer dans une bulle uniquement française. Nous avons déjà commencé à le faire indépendamment des récentes coopérations européennes. Le grand programme MKS 180 pour la marine allemande en est un exemple. Nous arrivons à faire des choses en faveur de l’Europe de la défense, sans pour autant que cela passe par des décisions politiques préalables.

Je reste convaincu que l’on ne pourra pas faire cavalier seul. La nouvelle Commission européenne a commencé à s’approprier ces idées. On entend de plus en plus parler de souveraineté industrielle, ce n’est plus un « gros mot » au niveau européen. À tel point que le commissaire Thierry Breton a lancé l’idée d’une constellation de satellites de communication semi-souveraine à l’échelle de l’Europe. Développer notre patrimoine industriel et technologique européen, se donner les moyens d’exister à part entière aux côtés des Américains et des Chinois n’est plus un tabou.

Il n’y a donc aucune raison de désespérer de notre destin.

Nous disposons d’un système de formation supérieure de très haut niveau et nous bénéficions d’une grande qualité de la recherche académique et industrielle. Encore un grand nombre de jeunes s’intéressent aux sciences de l’ingénieur alors qu’aux États-Unis, les groupes technologiques américains ont de plus en plus de mal à recruter des ingénieurs et se tournent vers des jeunes provenant d’autres pays, notamment d’Asie. C’est une force à entretenir pour l’Europe.

Nous avons également des grands groupes industriels capables de rivaliser avec leurs concurrents.

Enfin, nous parvenons à des réussites absolument spectaculaires. Dans l’aéronautique d’abord, avec Airbus, véritable réussite française et européenne qui n’a rien à envier à Boeing. Avec le plan de soutien aéronautique, nous accentuons encore nos efforts sur l’impact environnemental pour garder une longueur d’avance en sortie de crise.

Dans le spatial, ensuite. L’Europe a été capable de produire un programme comme Copernicus. On peut presque tout mesurer depuis l’espace aujourd’hui. La pollution, la composition des océans, la dérive des côtes, ce sont des technologies et des recherches européennes. C’est vrai aussi pour Galileo qui n’a rien à envier au GPS américain. Dans le domaine des constellations, l’entreprise qui a le plus de références en matière de constellations télécom, c’est Thales. Nous avons fait Global Star 2.0, la constellation O3B, la dernière constellation ouverte en service, à savoir Iridium Next, et nous avons été sélectionnés par Telesat pour la constellation Lightspeed qui joue dans la cour des grands. Dans tous ces domaines, nous sommes au meilleur niveau.

Dans la défense, enfin, où désormais l’enjeu est de mettre en résonance la BITD française avec la BITD allemande, anglaise et italienne.

Focalisation, choisir nos combats, dualité : autant de conditions à réunir ou à maintenir, pour être capable d’asseoir un leadership technologique et industriel dans la durée. C’est parce que nous serons lucides sur la puissance des acteurs auxquels nous nous confrontons que nous pourrons nous donner les moyens de préserver notre autonomie. L’Europe a des atouts. À nous, responsables politiques, industriels, académiques, de trouver les voies et moyens pour lutter à armes égales.