Emmanuel Macron, disrupteur stratégique ? Ambitions et réalité

Sylvie Kauffmann
Éditorialiste au journal Le Monde.

 


Emmanuel Macron a fait irruption sur la scène internationale en 2017, paré de l’image du disrupteur, sur fond de grands bouleversements de l’ordre mondial. Lui-même est le fruit de la disruption, en rupture avec les schémas traditionnels de politique intérieure. Quelle a été, dans ce contexte, l’approche du président Macron du rôle de la France comme acteur stratégique ? Comment évaluer, aux quatre cinquièmes de son quinquennat, la progression ou la régression de l’ambition stratégique de la France ? « Mettre la France au cœur du jeu diplomatique », alors même que ce jeu affrontait de profondes mutations : c’est la mission que s’était assignée le chef de l’État. À l’issue de ces quatre années mouvementées se dessinent quelques échecs, quelques avancées et quelques ajustements.

La méthode Macron

Emmanuel Macron n’a que trente-neuf ans lorsqu’il s’installe à l’Élysée, ce qui le place dans un rapport à l’histoire du XXe siècle très différent de ses prédécesseurs. Il est né sept ans après la mort du général de Gaulle, bien après la guerre d’Algérie et la décolonisation, il n’avait pas douze ans lorsque le mur de Berlin est tombé. Il n’est pas non plus inhibé par le traumatisme de l’échec du référendum européen de 2005. Il est d’une génération qui peut aborder cette phrase de décomposition de l’ordre international au XXIe siècle sans le poids du siècle précédent.

Pour autant, c’est un observateur attentif de l’Histoire ; il n’entend pas renier celle de la Ve République. Il se veut agile, ouvert et pragmatique, mais il est aussi héritier d’une culture classique dont il se revendique, celle d’une France qui veut faire entendre sa voix et défendre ses intérêts, y compris au sein de ses alliances, tout en restant ferme sur les valeurs héritées des Lumières. Un mot revient régulièrement dans son vocabulaire, celui de « vassal » : un statut que ni la France ni l’Europe ne doivent accepter.

Pendant la campagne électorale, il n’hésite pas à se réclamer de la filiation « gaullo-mitterrandienne », source d’un débat d’experts passionné. En réalité, Emmanuel Macron semble avoir dépassé cette grille de lecture de la guerre froide. Il rejette l’idée néoconservatrice d’imposer la démocratie par l’intervention : il approuve le refus de Jacques Chirac de suivre les États-Unis en Irak en 2003 et pense que l’intervention en Libye en 2011 était une erreur. Le refus d’Obama, en 2013, de punir la Syrie pour son utilisation d’armes chimiques a eu à ses yeux des conséquences très graves pour la crédibilité des Occidentaux ; il s’engage à faire respecter cette ligne rouge, ce qui sera effectivement le cas à propos, toujours, de la Syrie.

Sur la méthode en revanche, il n’est ni gaullien ni mitterrandien, il est parfaitement de son temps. Il joue à fond de sa jeunesse, des symboles, de la mise en scène et de la communication qu’il contrôle étroitement. Très à l’aise en anglais, il mise sur son charme personnel et son pouvoir de persuasion, qu’il pense immenses.

Il aime faire des « coups ». À peine élu, auréolé de l’image de celui qui a repoussé la vague populiste, il fait son entrée dans les Sommets occidentaux, celui de l’Otan à Bruxelles, suivi de celui du G7 à Taormina en Italie. Ce sont aussi les premiers Sommets de Donald Trump ; la rencontre des deux nouveaux donne lieu à cette scène extraordinaire, en réalité plus puérile que virile, d’une poignée de mains où Macron broie littéralement celle de Trump. Cela ne l’empêche pas d’inviter le Président américain à Paris pour le 14 juillet, alors que beaucoup dans le camp occidental préfèrent le tenir à distance : un joli coup, qui lui vaudra d’être le premier dirigeant européen invité à Washington. Et il n’est même pas depuis un mois à l’Élysée lorsqu’il reçoit Vladimir Poutine au Grand Trianon à Versailles, où il lui fait visiter en avant-première l’exposition Pierre le Grand – encore un symbole – avant de lui asséner devant la presse qu’il considère RT et Spoutnik comme des organes de propagande.

L’avenir montrera qu’avec ces deux Présidents, Trump et Poutine, Macron a surestimé son pouvoir de séduction. Il maintiendra un canal de dialogue jusqu’au bout avec Trump, qui lui permettra de sauver la coopération dans la lutte antiterroriste, mais il n’obtiendra rien d’autre, ni sur l’accord nucléaire avec l’Iran, ni sur la diplomatie du climat, ni sur le commerce. Quant à Poutine, il n’en a rien obtenu, de l’aveu même de la ministre des Armées, Florence Parly (1). Macron expose longuement un diagnostic très sombre de l’état du monde dans ses discours et interviews : dégradation de l’environnement stratégique, changement climatique, crise du capitalisme, effets pervers de la révolution technologique sur la démocratie et surtout paralysie du système multilatéral. En 2019, devant les ambassadeurs, l’analyse s’est affinée, mais le verdict est de plus en plus sombre : « l’Europe peut disparaître », évincée par les deux superpuissances américaine et chinoise, si elle ne trouve pas elle-même le chemin de la puissance ou au moins de l’autonomie stratégique. « La vocation de la France, dit-il, est de tenter de bâtir un ordre nouveau où nos valeurs et nos intérêts ont leur place. » Le président de la République en appelle à l’audace. La France se veut une force de proposition. Trois axes structurants reflètent ce volontarisme présidentiel : l’Europe, le multilatéralisme et l’Afrique.

Macron l’Européen

Emmanuel Macron a fait de l’Europe un des principaux thèmes de sa campagne présidentielle. Il rejoint la vision assez classique de l’Europe comme multiplicateur de puissance pour la France ; ce qui nourrit inévitablement les soupçons de ses partenaires européens.

Le tandem franco-allemand

Au sein de son pari sur l’Europe, il y a le pari sur le moteur franco-allemand. À l’une de leurs premières rencontres, la chancelière Angela Merkel cite l’écrivain Hermann Hesse : « Au début de toute chose, il y a un charme. » Visiblement au début, le charme opère. Macron fait savoir urbi et orbi qu’il veut réformer la France et son économie. C’est le discours que l’on veut entendre à Berlin.

Malheureusement, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Macron prononce son grand discours fondateur sur l’Europe à la Sorbonne le 26 septembre 2017 après avoir pris soin d’informer Berlin de son contenu. Il a pris soin aussi d’attendre deux jours après les élections allemandes, pour ne pas troubler la campagne. Mais les résultats des élections sont traumatisants pour la CDU et Angela Merkel s’embarque dans six mois de négociations pour former une coalition gouvernementale. Six mois pendant lesquels la dynamique de transformation de l’Europe lancée par l’élection de Macron s’effondre. Les propositions de la Sorbonne sont accueillies par un silence assourdissant à Berlin. Lorsqu’enfin, en mars 2018, un gouvernement allemand voit le jour, le moment politique est passé. Et le charme n’opère plus.

Parti tout feu tout flamme, Macron découvre les aléas de la relation franco-allemande. Il n’arrivera pas à arracher à Berlin l’ampleur de la réforme de la zone euro qu’il a placée en tête de ses propositions de la Sorbonne. Les divergences s’accumulent. Macron parle désormais de « confrontation féconde » (2) dans le tandem et ajuste sa stratégie. La nouvelle doxa, courant 2019, est que la relation franco-allemande est « indispensable, mais pas suffisante » : le Président français multiplie les visites bilatérales dans les autres capitales européennes, y compris les plus reculées, pour cultiver d’autres appuis. Cet ajustement permet notamment à la France de se trouver moins isolée lors des Conseils européens difficiles.

Au moment où Angela Merkel s’apprête à quitter la scène, quel bilan le Président français peut-il tirer de sa pratique de l’axe franco-allemand ? Paradoxalement, c’est la crise liée à la Covid-19 qui lui permet de remettre le tandem au centre du fonctionnement de l’Europe.

Les réformes

Car sur le chapitre des réformes visant à renforcer l’intégration européenne, qui est l’un des objectifs stratégiques de Macron, le bilan est très mitigé. L’horizon politique européen s’est assombri depuis son élection. Les Britanniques quittent l’UE. En Italie, membre fondateur, la coalition Ligue-5 Étoiles a pris le pouvoir. Macron lui-même a affronté le long hiver des Gilets jaunes qui font considérablement pâlir son étoile et celle de la France. Aux élections européennes de 2019, la liste soutenue par le président de la République réalise un score médiocre.

En revanche, il marque des points pour l’influence de la France dans la négociation très serrée pour le renouvellement des « top jobs » dans la gouvernance européenne : Christine Lagarde prend la tête de la BCE, Ursula von der Leyen, dont Macron a appuyé la candidature auprès de Merkel, l’allié Charles Michel devient président du Conseil européen et Josep Borrell haut représentant pour la politique extérieure. Le discours français a fait son chemin : Ursula von der Leyen déclare vouloir une Commission « géopolitique » et l’Espagnol Borrell souhaite que « l’Europe apprenne le langage de la puissance », même s’il constate tous les jours à ses dépens qu’elle en est loin. Le revers infligé à Emmanuel Macron par le rejet de la candidature de Sylvie Goulard au poste crucial de commissaire pour le marché unique a été compensé par la nomination de Thierry Breton, dont le portefeuille englobe l’industrie de la défense.

Cet attelage favorable à la France se révélera précieux dans le premier épisode de la pandémie de la Covid-19 qui, de manière contre-intuitive, va servir la cause de la souveraineté européenne ; du moins jusqu’à l’étape actuelle du vaccin.

L’autonomie stratégique

Début 2020, il y a au moins un domaine important dans lequel Macron peut se targuer d’avoir fait avancer son agenda, et sur lequel il affirme avoir fait
évoluer Angela Merkel : celui de la défense. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Trump, Brexit, Chine et Russie sont autant de facteurs qui ont contribué à la prise de conscience de la précarité de la position de l’Europe. Un Fonds européen de défense a été mis sur pied au sein du budget de l’UE, de même qu’une coopération structurée permanente qui permet aux 25 États volontaires d’engager des projets communs en matière de défense ; et la France a donné naissance à l’Initiative européenne d’intervention, un format plus opérationnel que la coopération à 25, car il est limité, lui, à une dizaine de pays, dont le Royaume-Uni.

Paris et Berlin ont aussi lancé des équipements de défense communs, le « char du futur » et, début 2019, le système de combat aérien du futur (Scaf), un programme de 100 milliards d’euros d’une complexité quasi insurmontable. Les enjeux en sont cependant considérables pour la souveraineté européenne : le chasseur américain F-35, livré depuis 2015 à cinq pays européens, menace d’imposer sa norme aux alliés de Washington dans le monde entier. Emmanuel Macron accuse la vision mercantile qu’a Trump de l’Otan : je vous protège, et en échange vous n’achetez que du matériel américain. Ce que Florence Parly a résumé à sa manière : « la solidarité dans l’Otan, c’est l’article 5, ce n’est pas l’article F-35 » (3).

Car c’est bien dans ce cadre d’autonomie stratégique, ou de souveraineté européenne, que ces efforts s’inscrivent. Macron affirme avoir « inauguré » ce concept dans son discours de la Sorbonne, mais en réalité il a été introduit dès 2013 dans la grammaire communautaire et même en 2016 au Conseil européen. Ce qui est vrai, c’est que c’est lui qui va l’imposer au centre de la conversation européenne, au point d’en faire un objet de débat intense : le concept touche la corde ultrasensible de la relation transatlantique.

« Maintenant il va falloir que nous prenions notre destin entre nos mains », avait prédit Merkel après l’élection de Trump ; mais au moment de passer à l’acte, la chancelière a toujours freiné des quatre fers. Longtemps, les Allemands vont rester en déni sur le délitement de cette relation avec les États-Unis, alors que les Français le vivent de façon beaucoup moins traumatique. Et Macron encore moins, qui y voit une opportunité pour pousser sa stratégie d’autonomie européenne.

Lorsque l’Europe se retrouve épicentre de la pandémie en 2020, il saisit la balle au bond. Les deux premières semaines sont catastrophiques pour l’unité de l’Union européenne. Puis l’UE reprend peu à peu le contrôle. Macron perçoit le
désastre économique qui se profile, avec l’Italie et l’Espagne très durement touchées par la pandémie. Merkel, dont le pays est en arrière de la première vague, ne saisit pas l’urgence tout de suite.

Macron, assisté de son conseiller et futur secrétaire d’État aux affaires européennes Clément Beaune et du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, entame alors d’intenses négociations avec l’Allemagne pour la convaincre de la nécessité de mettre sur pied un plan de relance européen, si massif qu’il implique d’emprunter au niveau de l’UE et donc de créer une dette commune. C’est un tabou énorme pour Berlin, qui a toujours refusé l’idée d’une union de transferts. Mais Merkel finit par comprendre que si le Sud de l’Europe s’effondre, l’économie allemande en pâtira gravement. En mai, la chancelière saute le pas et se met d’accord avec Paris sur un plan qui va être soumis à la Commission puis, en juillet, adopté par les 27. Olaf Scholz, le ministre allemand des Finances, évoque un « moment hamiltonien » pour l’Europe. Macron récolte le fruit de trois ans d’efforts : là, il a fait avancer les intérêts stratégiques de la France.

En réalité, on est encore très loin de la souveraineté européenne, qui n’a de traduction ni institutionnelle ni politique, et davantage encore de l’autonomie stratégique puisque le poids des efforts de relance économique a réduit de moitié le budget du Fonds européen de défense. Cependant, Macron affirme avoir réellement fait progresser l’idée alors qu’on « le prenait pour un fou » il y a trois ans. En revanche, affirmer « l’Europe de la défense, nous l’avons faite » comme il l’a dit dans son entretien au Grand Continent en novembre, est un peu rapide en besogne.

Il revendique en tout cas d’avoir enclenché une dynamique qui va s’étendre à d’autres domaines, la souveraineté numérique, technologique, industrielle, sanitaire avec l’ambition nouvelle d’une Europe de la santé, compétence qui ne relevait pas de la Commission. Et sur ce point on peut lui donner raison, même si le fiasco du début de la campagne de vaccination montre à quel point l’Europe est encore très loin de l’autonomie tout court.

Macron le diplomate global

Macron voit la France comme une « puissance d’équilibre », qui peut parler à tout le monde. Les États-Unis sont un allié « important ». Les ennemis de nos amis ne sont pas forcément nos ennemis, et dans cet environnement déstructuré, il faut être agile. L’une des missions de la France, à ses yeux, est de refonder un cadre multilatéral qui prend l’eau de toutes parts et ne produit plus de résultats alors que la plupart des défis ne peuvent être affrontés qu’à plusieurs, à commencer par celui, vital, du dérèglement climatique.

Le multilatéralisme

Il faut rétablir des règles. C’est à ce titre que Paris, avec Berlin et Londres, se bat pour maintenir en vie l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) pendant quatre ans après le retrait des États-Unis décidé par Donald Trump.

Rétablir des règles, c’est aussi repenser la maîtrise des armements. Sur le terrain de la dissuasion nucléaire, certainement le moins propice à la rupture, Macron s’inscrit dans la droite ligne de ses prédécesseurs : du général de Gaulle à François Hollande, aucun ne s’est écarté du cœur de doctrine de la dissuasion. Dans son discours de février 2020 à l’École de Guerre, Macron conjugue deux axes structurants de sa politique étrangère, le multilatéralisme et la dimension européenne. Dans le contexte d’un multilatéralisme en crise, observe-t-il, la sécurité de l’Europe se dégrade à mesure que s’érodent les dispositifs de désarmement ou les traités de maîtrise des armements. Il appelle donc les Européens à se mobiliser dans l’action multilatérale pour la sécurité de leur continent. Mais là aussi, fidèle à la ligne française, il rejette la démarche d’interdiction générale des armes nucléaires appuyée par deux États de l’UE (Irlande et Autriche).

Pour le reste, ce n’est certainement pas vers une européanisation de la dissuasion que Macron a voulu emmener les autres États européens, comme certains ont pu le demander en Allemagne. La doctrine reste inchangée. La France est « fidèle à ses engagements au sein de l’Alliance » et contribue, à ce titre, à la sécurité de l’Europe.

Ce qui, en revanche, est plus nouveau, ce sont les efforts récurrents de Macron pour alerter les Européens sur l’urgence de penser par eux-mêmes leur sécurité, de « construire une culture stratégique partagée » et, en corollaire, sa proposition d’ouvrir un dialogue stratégique, avec ceux des partenaires européens qui sont prêts, sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans la sécurité européenne ».

L’Otan, la Turquie et la Russie

C’est évidemment sur l’Otan que Macron apparaît comme le plus disruptif, avec sa fameuse remarque dans un entretien accordé à The Economist en
novembre 2019, à la veille d’un Sommet de l’Otan à Londres. L’Organisation, ditil, est « en état de mort cérébrale ». Angela Merkel n’a pas été avertie et déplore ce « jugement à l’emporte-pièce ». Plusieurs responsables dénoncent une manœuvre française pour saper l’Alliance atlantique.

Macron dit avoir voulu attirer l’attention sur le comportement déloyal de la Turquie, membre de l’Otan, qui a joué un double jeu en Syrie à l’égard de ses
alliés américains et français dont les troupes étaient engagées aux côtés des Kurdes. Pour lui, l’Otan « est un système qui ne régule pas ses membres ». Il veut éviter à Londres un autre Sommet où les Européens font le gros dos en attendant que passent les caprices de Trump. C’est encore Paris qui assume un affrontement avec la Turquie, impliquée militairement en Libye et en Méditerranée orientale, en 2020. Très isolée, la France a du mal à convaincre ses alliés à l’Otan et tout autant à mobiliser l’UE. Au bout de quelques mois, l’idée que la Turquie est le fauteur de troubles a fait son chemin et Macron est convaincu qu’il a eu raison de sonner l’alarme : la France était dans son rôle.

Que reste-t-il de ces batailles sur l’Otan ? Un groupe de réflexion stratégique y a été créé pour évaluer l’horizon 2030, auquel a participé Hubert Védrine. Mais surtout, en mettant en évidence les limites et les dysfonctionnements de l’Otan, Macron a voulu placer ses partenaires européens devant une évidence : dans un monde où les rapports de force sont la dominante des comportements internationaux, il y a un espace stratégique propre pour l’Europe. Il l’explique au Grand Continent : « l’Europe a énormément d’impensés. Sur le plan géostratégique, nous avions oublié de penser, car nous pensions nos relations géopolitiques par le truchement de l’Otan. C’est cela, l’autonomie : l’idée que nous choisissons nos propres règles pour nous-mêmes ».

Nouveaux formats et échappées solitaires

Emmanuel Macron nourrit l’ambition profonde de renouer une relation constructive avec la Russie dans un contexte plus large de sécurité collective européenne et donc multilatérale. Son initiative personnelle et très unilatérale d’inviter Vladimir Poutine à Brégançon en août 2019 s’est cependant heurtée à deux écueils : menée sans concertation préalable avec des partenaires européens – pas même l’Allemagne – qui sont pourtant les premiers concernés, elle a été très mal perçue et a renforcé l’image d’arrogance du chef de l’État français. L’autre écueil est Vladimir Poutine, que Macron a cru pouvoir lire au début de son mandat, comme George W. Bush avait cru le lire et « voir son âme au fond de ses yeux »… Mais le Président russe est plus préoccupé aujourd’hui par la sécurité de son pouvoir personnel que par la sécurité collective du continent européen. Macron n’a d’ailleurs pas été payé de retour, ni sur l’Ukraine, ni sur la Biélorussie, ni sur le Haut-Karabakh cet hiver, où la France a été évincée des pourparlers par la Russie et la Turquie qui ont fait affaire ensemble. C’est un échec.

Comme d’autres Présidents français avant lui, Macron s’essaie à ces échappées solitaires et au rôle de « honest broker » avec des résultats très variables. En 2018, il est allé libérer le Premier ministre libanais Saad Hariri des griffes de Mohammed ben Salmane à Riyad. En revanche, il a consacré en 2020 une énergie considérable au Liban sans succès, mais en ayant conscience de défendre une mission française. Il a aussi, en 2019, pendant le G7 de Biarritz puis en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New York, tenté lui-même – en vain – une médiation désespérée entre Trump et le président iranien Rohani.

Sur les grands sujets de « biens communs » et celui, primordial, du climat, le multilatéralisme interétatique ne suffit plus, il faut élargir, trouver d’autres instruments, mettre sur pied des « coalitions d’acteurs ». Inspiré par l’accord de Paris sur le climat en 2015, il organise le One Planet Summit en décembre 2017 à Paris, pour compenser le retrait des États-Unis, avec des représentants des villes et des États américains, des entreprises, des financiers et des fondations.

Après l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande, il organise une initiative avec les grandes plateformes numériques pour éliminer les contenus racistes et haineux, ou encore au début de la pandémie, il pousse l’initiative ACT-A, puis Covax, pour que les pays riches n’aient pas le monopole des vaccins à venir.

Macron l’Africain

Nouer un véritable partenariat avec l’Afrique, sur des bases neuves et tournées vers l’avenir plutôt que vers l’obsession du passé est une grande ambition de ce jeune Président, qu’il expose en novembre 2017 dans un discours à Ouagadougou. Il voit là un rôle stratégique propre à la France, en raison de ses liens historiques et culturels avec le continent africain, mais aussi compte tenu de la lutte d’influence que s’y livrent la Chine, la Russie et la Turquie.

C’est le continent « où se jouera une partie du basculement du monde », dit Emmanuel Macron, regrettant que les Européens le voient essentiellement sous le prisme de la migration : il cherche à créer un nouveau récit des relations franco-africaines pour conjurer l’image de la France-Afrique, de l’affairisme et de l’ingérence. Il va s’y employer par des actes, des gestes symboliques, des vecteurs comme le sport, la culture et le champ mémoriel. Le processus de restitution d’œuvres d’art et du patrimoine africain s’inscrit dans cette démarche de réconciliation des mémoires.

« Je suis d’une génération de Français pour qui les crimes de la colonisation européenne sont incontestables et font partie de notre histoire », déclare-t-il à Ouagadougou. Avec l’Algérie, la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la disparition du mathématicien Maurice Audin en pleine guerre d’Algérie a marqué un pas important sur cette voie. Elle est suivie du rapport Benjamin Stora, remis début 2021, qui préconise une série de « petits pas » pour avancer sur le terrain mémoriel franco-algérien. Ces petits pas qui n’ont, pour l’instant, guère ouvert le chemin vers Alger.

Le rapport dirigé par l’historien Vincent Duclert, remis le 26 mars 2021 au président Macron va, lui aussi, dans le sens d’une volonté de transparence : il pointe « l’aveuglement » et la « responsabilité accablante » de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Cette démarche sur l’histoire s’accompagne d’une augmentation de l’aide publique au développement.

La vision africaine de Macron est inévitablement assombrie par l’engagement français au Sahel, décidé en 2013 sous la présidence Hollande et dont son successeur assume la continuité, face aux mutations et à une extension du conflit ; il entrave néanmoins sa volonté de se débarrasser des oripeaux du post-colonialisme. Au Tchad, avec la difficile succession du président Idriss Déby, et en Libye, où le pari raté de l’Élysée sur le maréchal Khalifa Haftar se solde par une escalade des ingérences étrangères, la réalité des complexités du jeu africain douche les ambitions du jeune Président français. C’est là que ses impératifs de sécurité et d’influence entrent en collision. La stratégie d’Emmanuel Macron est d’accélérer la montée en puissance des armées locales du G5 Sahel et, parallèlement, d’internationaliser la présence militaire française, en recrutant des partenaires européens, notamment dans la Task Force Takuba.

On le voit : là aussi, Emmanuel Macron perçoit une occasion de renforcer l’autonomie stratégique européenne, tout en comptant sur la continuité cruciale de l’appui américain. Et l’on retrouve jusqu’en Afrique ce même vecteur stratégique de son action diplomatique, qu’il situe dans le « temps long » ; une autre constante de sa rhétorique.

Une manière, sans doute, de faire comprendre qu’il lui faudra un autre quinquennat pour faire progresser ses ambitions stratégiques en Europe, où il a
malgré tout réussi à faire bouger quelques lignes, et en Afrique, où les résistances sont plus complexes. Sur la crise du multilatéralisme, il a visiblement présumé de ses forces et de celles d’un pays qui, même doté de l’arme nucléaire et d’un siège au Conseil de sécurité des Nations unies, ne peut rien accomplir seul dans un monde aussi chahuté.


(1) Audition de la ministre des Armées devant la sous-commission défense et sécurité du Parlement européen, 2 juillet 2020
(2) Conférence de presse du président de la République, 15 mai 2019.
(3) Discours à l’Atlantic Council à Washington, 18 mars 2019.