La France, acteur stratégique ? Un questionnement
Louis Gautier
Directeur de la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains ».
Professeur associé à Paris 1 PanthéonSorbonne.
Cette année, le cycle de la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » de la Sorbonne (Paris 1) avait choisi pour sa huitième édition de s’intéresser à la France. Le thème, « La France, acteur stratégique ? », s’est imposé d’emblée. La politique de défense de notre pays mérite examen après des changements géostratégiques récents accentués, pour certains, par les effets de la pandémie de la Covid-19. Il était aussi opportun d’en traiter à la veille des élections présidentielles de 2022.
Le temps du constat
Depuis 2008, notre pays est exposé, comme d’autres en Europe, à la propagation de crises (choc financier, flux migratoires incontrôlés, attentats islamistes, cyberattaques, pandémie de la Covid-19). Il donne cependant, parfois plus que d’autres, l’impression d’être pris au dépourvu et de subir. En matière de sécurité internationale comme dans la gestion des crises, ses initiatives semblent faire long feu. Les propositions de la France pour répondre, dans un cadre européen, aux défis que posent les provocations et l’expansionnisme de la Russie, le comportement militairement désinhibé de la Turquie dans notre voisinage ou encore les ingérences chinoises, peinent à trouver l’appui de nos partenaires. L’objectif d’autonomie stratégique de l’Union tarde à se concrétiser dans le lancement de projets à la hauteur de cette ambition. La défense européenne dont la relance était recherchée, en dépit de quelques résultats dont la création du Fonds européen de défense, semble régresser dans l’ordre des priorités politiques, notamment du fait du réengagement très actif de nos partenaires dans l’Otan depuis l’élection de Joe Biden. La « boussole stratégique » de l’Union risque finalement de ne rien désigner d’autre que le nord magnétique fixé par le nouveau « concept stratégique » de l’Otan. Notre pays, dont le crédit est par ailleurs engagé dans l’opération Barkhane, voit en outre le conflit du Sahel se refermer sur lui, sans solution évidente de sortie de crise après huit ans de guerre.
Trente ans après la fin de la guerre froide, un retour de notre politique de défense et de sécurité, non seulement sur ses attendus mais sur ses performances, s’impose également, avec le deuil de quelques prétentions si l’on regarde lucidement les faits.
La France en 2021 est-elle encore en mesure de peser dans les affaires du monde et fortement en Europe, comme elle l’envisageait, en 1991, au sortir de la guerre froide, comme elle y prétendait encore après 2001, avec son spectaculaire refus de l’intervention américaine en Irak, et même en 2011 quand, à tort ou à raison, elle entraîna ses principaux alliés européens et régionaux en Libye ? A-t-elle toujours les moyens des ambitions diplomatiques et militaires qu’elle affirme invariablement de Livres blancs en Revues stratégiques ? À défaut des moyens de sa politique, la France ne doit-elle pas, plus efficacement, conduire la politique de ses moyens, et pour cela axer davantage ses objectifs diplomatiques et mieux sérier ses priorités militaires ?
La France, en 2021, apparaît en tout cas moins sûre d’elle-même face aux autres et surtout doutant d’elle-même, sans dessein collectif évident. On le perçoit dans l’écart entre des discours de réassurance et la réalité. Notre pays éprouvé par une série de crises, de chocs et d’échecs, au cours des dix dernières années, a en effet pris conscience qu’il ne pouvait plus aussi facilement donner le change et compenser, en partie grâce aux facteurs d’extériorisation de sa puissance (la dissuasion nucléaire, son poste de membre permanent au Conseil de sécurité, ses capacités de projection militaire, son rôle tutélaire de père fondateur et d’inspirateur de l’Union européenne), la relativisation en trente ans des éléments intrinsèques de sa puissance économique, industrielle, technologique et même de sa puissance militaire.
Le temps du débat
La campagne des élections présidentielles est un des rares moments où politique militaire et politique étrangère sont débattues sous la Ve République, abonnée sur ces questions à un consensus qui, pour être positif, s’avère parfois lénifiant. Tous les successeurs du général de Gaulle se sont en effet attachés, après lui, à éviter de réveiller les querelles militaires qui empoisonnèrent la IIIe et la IVe République. Ils furent attentifs à maintenir la cohésion du pays autour de son armée et à renforcer de la sorte le crédit international de l’un et la confiance des Français dans l’autre. Alternances et cohabitations, aucune péripétie de notre vie politique, missions extérieures et lutte contre le terrorisme, aucun changement de doctrine, professionnalisation et réintégration dans l’Otan, aucune réforme n’a entamé ce gage d’unité nationale maintenu précieusement. Ceux qui, au sein de l’appareil d’État, se hasardèrent dans le passé à prendre le risque de semer, par leurs déclarations ou leurs décisions, des graines de discorde ou bien très vite se ravisèrent ou en pâtirent durablement. Pour cette raison, Valéry Giscard d’Estaing, malgré des opinions personnelles en décalage avec le codex de la défense gaullienne que constituait le Livre blanc de 1972 rédigé par Michel Debré, ne tenta pas de l’amender en 1974. Pour François Mitterrand, le ralliement de la gauche à la dissuasion nucléaire constitua un élément clef de son accession au pouvoir en 1981 puis, il en fit lui-même un facteur renforçant sa légitimité de chef de l’État aux yeux des Français. Jacques Chirac, instruit de ses erreurs durant la première cohabitation, se garda bien ensuite de les réitérer. De 1998 à 2001, au cours de la longue cohabitation entre ce dernier et le gouvernement de Lionel Jospin, par souci de l’intérêt général mais aussi dans un intérêt politique mutuel bien compris, les deux têtes de l’exécutif trouvèrent des terrains d’entente, qu’il s’agisse de la professionnalisation des armées, de leur budget, de la non-participation de la France au commandement intégré de l’Otan, du Kosovo ou de l’Afghanistan. Plus près de nous, François Hollande, s’agissant de la lutte contre le terrorisme sur les théâtres extérieurs ou le territoire national, veilla à l’adhésion du pays à des dispositifs supposant une coopération renforcée entre tous les services de renseignement, les forces de sécurité et les armées.
Un accord sur l’essentiel, emportant l’assentiment des Français, ne doit cependant pas conduire à l’assèchement du débat démocratique en matière de défense. Or, dans ce domaine où les enjeux sont majeurs et trop faiblement discutés, quand ils ne sont pas totalement couverts par des arguments d’experts qui les rendent peu intelligibles à nos concitoyens, l’atonie du débat public, en particulier au cours de cette législature, est frappante. Notre pays commémore à tour de bras et semble plus préoccupé des erreurs de son passé militaire que de l’avenir de sa défense.
Alimenter le débat sur ce sujet, en amont du rendez-vous présidentiel, comme le proposent les articles de ce numéro de la Revue Défense Nationale issus des conférences de la Chaire, s’avérait déjà un exercice nécessaire. L’actualité le rend salutaire. En effet, la campagne présidentielle vient de s’ouvrir, en légère avance de phase, par la polémique que suscite une déplorable lettre ouverte dont les premiers signataires sont une poignée d’officiers généraux, l’un radié et les autres en deuxième section. Il ne faudrait pas que cette polémique détourne des vraies questions. Il ne faudrait pas non plus que la sanction de propos inacceptables ne dégénère, comme c’est désormais fréquent dans les médias en continu et les réseaux sociaux, en tohu-bohu faisant taire toute autre discussion que celle soulevée par cette querelle. Des échéances internes et un agenda international très évolutif place, en effet, notre pays à l’heure de choix cruciaux.
Le temps des choix
Bon an mal an, avec des crédits militaires en progression et sur les bases de la Revue stratégique de 2017, la défense française au cours des quatre dernières années, avec quelques inflexions notables s’agissant du cyber ou de l’espace, a continué à avancer sur son erre. Par construction, la programmation des crédits de la défense reporte d’ailleurs au-delà de 2021 et de 2025 le financement de certains grands équipements de nouvelle génération indispensables à la régénération de nos forces, mais faisant automatiquement monter l’addition : la modernisation de la dissuasion nucléaire (7 milliards par an en 2025, contre 4 aujourd’hui), le développement d’un système aérien de combat futur (Scaf) succédant au Rafale et celui du programme de char futur (MGCS), la poursuite du programme Barracuda, la fabrication des frégates de défense et d’intervention, l’acquisition ou la production indispensable de drones de combat, les études de définition du futur porte-avions…
La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, ayant renvoyé les choses à plus tard, suppose donc maintenant de rendre de nombreux arbitrages
importants dont le premier est la fixation en loi de finances initiale (LFI) de l’annuité 2022, point de départ d’une trajectoire du budget d’investissement des armées censé ensuite évoluer nettement à la hausse. Or, pour établir cette base en LFI et les futures annuités budgétaires, l’objectif d’un effort de défense stabilisé à 2 % a perdu tout son sens. La décroissance du PIB et le creusement des déficits publics causés par la pandémie ont rendu cet indicateur non pertinent. Dans un contexte marqué par un double bouleversement stratégique et budgétaire, la LPM qui sert à fixer l’allocation de ressources consacrée au financement de nos forces et à leurs équipements pour les prochaines années appelle donc une remise à plat tant des repères que des priorités. Il faut d’ailleurs remonter à la période dite des « dividendes de la paix » et du passage à l’euro pour retrouver pareille conjonction de facteurs obligeant non à la simple actualisation du budget des armées, mais à une auscultation en profondeur du modèle physico-financier à partir duquel il est établi. On ne peut, par conséquent, faire l’économie d’un débat politique de fond sur le niveau de nos crédits militaires et leur affectation.
Les prolégomènes à cette discussion sont cependant fort différents de ceux qui prévalaient dans la décennie 1990. À cette époque, la menace globale reculait et le maître-mot de la gestion des finances publiques était celui de la rigueur. Aujourd’hui, les défis de sécurité s’accumulent et alors que l’endettement de notre pays n’a jamais été aussi haut, l’argent de l’emprunt est abondant et momentanément peu cher. Directement ou indirectement, le secteur de la défense bénéficiera-t-il de la manne des plans de relance fléchée, à Paris comme à Bruxelles, sur les objectifs stratégiques généraux que sont le financement de la recherche et de la technologie ainsi que la réindustrialisation dans des domaines de productions sensibles ? Pour cela, il conviendrait que les crédits de défense participent davantage à l’effort national souhaité en faveur de l’innovation, notamment dans des domaines aux retombées tant civiles que militaires (IA, cyber, ordinateur quantique, avionique, espace…). La future LPM, à l’instar des orientations données par la dernière revue britannique The integrated Review of Security, Defense, Development and Foreign Policy puis relayées dans un Defense Command Paper (23 mars 2021), devrait plus clairement rechercher avec les industriels une intégration des financements en faveur de l’innovation et du développement de technologies à application duale, notamment dans les domaines précités et celui de la sécurité des systèmes.
Dans ces conditions, au-delà de la programmation des équipements militaires (exercice classique de déclinaison de crédits budgétaires et, parfois, du produit de quelques fonds de concours), il conviendrait d’adopter une stratégie ambitieuse de programmation des investissements de défense et de sécurité à partir d’une modélisation jouant sur la mixité des ressources et des projets pour combiner des financements nationaux et européens, des fonds publics et privés, des investissements civils et militaires, des crédits budgétaires et extrabudgétaires. Aujourd’hui, seulement 6 milliards sur les 57 du programme d’investissements d’avenir (PIA) ont été mobilisés sur des projets de défense et de sécurité. Sur les 100 milliards du plan national de relance, aucun crédit n’est affecté à l’innovation de défense.
Il faut aussi sortir de cette quadrature du cercle d’une programmation qui cherche à préserver la polyvalence de notre outil militaire et peine de plus en plus à y parvenir. Dans certains domaines, c’est notamment déjà le cas en matière d’allonge et de soutien logistique, la France ne peut pas faire sans appui ou relais de moyens européens ou américains. Des coopérations avec nos alliés sur des programmes développés en commun sont indispensables si nous voulons préserver l’essentiel, c’est-à-dire pouvoir financer ce qui continuera demain à faire la différence stratégique et opérationnelle : la dissuasion nucléaire, l’autonomie des fonctions de renseignement et des compétences de commandement et de planification, la capacité d’entrée en premier, le maintien en condition opérationnelle de forces spéciales et d’un corps de manœuvre aguerris et entraînés, la production nationale et européenne d’équipements de premier rang, un fort investissement national et européen dans les technologies de rupture (cyber, IA, quantique, hypervélocité des missiles) et la conquête du nouveau point haut que constitue d’ores et déjà la couche exo-atmosphérique.
Même en définissant un modèle d’armée plus cohérent et compact, l’acceptation d’impasses raisonnées dans notre panoplie militaire oblige à une clarification rapide des intentions de nos partenaires européens sur la réalisation effective de certains programmes majeurs conduits en coopération (notamment sur le Scaf) et de nos alliés sur la disponibilité des moyens mis en commun dans l’Otan. Le partage ne peut être à sens unique. Il est notamment important de faire admettre que l’accès à ces moyens militaires communs est assuré aux membres de coalition appartenant à l’Otan et à l’UE quand ces organisations ne sont, elles, pas engagées en tant que telles globalement.
Ces clarifications doivent être obtenues alors qu’avec beaucoup de volontarisme l’Administration Biden rebat les cartes sur de nombreux dossiers (Otan, Iran, Turquie, Russie) et que la France engagera à l’été les manœuvres préparatoires à sa présidence de l’Union en janvier 2022. La France aurait aussi tout intérêt, post-Brexit, à accommoder positivement sa relation de sécurité avec le RoyaumeUni en négociant un « au-delà » aux accords de Lancaster House.
Plus largement, les réaménagements des réalités internationales incitent à une révision des idées reçues et à une prise en compte dans une stratégie nationale de défense et de sécurité des conséquences économiques induites par la crise de la Covid, de l’ascension militaire irrésistible de la Chine, des crispations russes, mais aussi des ruptures technologiques ou des fractures constatées dans les écosystèmes qui bouleversent la définition des appareils de défense et à terme leur composition : l’essor de l’IA, l’économie du Newspace, les nouvelles dimensions cyber, spatiales ou sous-marines des menaces.
Peut-on, comme en 2017, dès lors se passer en 2022 d’un Livre blanc sur la défense et la sécurité pour mettre les pendules à l’heure ? Qu’on l’appelle ainsi ou autrement, un exercice de cadrage stratégique est nécessaire et devrait logiquement être conduit au double plan national et européen. Après avoir dimensionné notre contribution à la défense collective des Européens, cet exercice viendrait fixer le contrat opérationnel des composantes stratégiques, le contrat opérationnel d’une capacité d’action interarmées robuste apte à intervenir en Méditerranée, dans les Balkans, au Proche et au Moyen-Orient, le contrat opérationnel de forces d’intervention en Afrique, le contrat de forces de présence en Indo-Pacifique et pour la protection de notre zone maritime outre-mer.
En conclusion, il est temps de lever l’ambiguïté du titre. Être un acteur stratégique, est-ce compter stratégiquement ou est-ce agir stratégiquement ? Bien sûr les réponses sont liées. Mais en France on a encore trop tendance, en référence nostalgique à un passé de puissance mondiale de premier rang, à d’abord réagir en termes généraux de statut et non pas en fonction d’intérêts stratégiques précis. C’est lâcher la proie pour l’ombre. Sans pour autant soutenir d’une quelconque façon le comportement politique et militaire de leurs régimes, considérons comment d’autres puissances dans notre voisinage de sécurité réfléchissent et agissent. Tirons en aussi des leçons. Israël ne se pose pas chaque matin la question de sa place militaire dans le SIPRI Yearbook ni de son empreinte technologique mondiale mais, dans ces deux dimensions, ce pays agit stratégiquement pour « booster » son efficacité militaire et ses performances technologiques. Ainsi se comporte aussi la Russie avec des stratégies hybrides qu’elle met en œuvre, ou encore l’Inde et l’Iran. On pourrait multiplier les exemples et allonger la liste des acteurs qui, dans notre environnement, n’ont d’autre pensée stratégique que celle strictement dictée par leurs intérêts de défense et de sécurité. Il faut désormais être les États-Unis ou la Chine pour penser les choses autrement, dans le cadre d’une compétition entre acteurs stratégiques globaux. C’est, en outre, par rapport aux dynamiques du monde actuel, qu’il faut réfléchir et non par rapport à une vision stratégique autocentrée sur les éléments de définition actuelle de la puissance française.