La France et l’Europe face aux crises du XXIe siècle
Nicolas Baverez
Historien, économiste, avocat à la Cour d’appel de Paris.
L’histoire n’est pas linéaire. Elle stagne puis elle accélère brutalement. Avec pour moteurs les guerres, les crises économiques, les révolutions ou les épi démies. La pandémie de la Covid-19 est ainsi en passe de devenir la matricedu XXIe siècle, comme la Première Guerre mondiale le fut pour le XXe. Elle redéfinit en effet la hiérarchie des nations selon la capacité des États à gérer les crises, la qualité de leur appareil industriel, la maîtrise des nouvelles technologies et la résilience des sociétés.
Le XXIe siècle est bien celui de l’histoire universelle, mais celle-ci n’implique en rien le triomphe de la paix, de la liberté et de la prospérité. Loin des illusions sur l’avènement définitif de la démocratie et de l’économie de marché, il est placé sous le signe de l’explosion des passions nationales et religieuses, du renouveau des empires et de la politique de puissance, de l’émergence de risques globaux sanitaires, mais aussi terroristes, climatiques, cybernétiques. Et ce, sur fond de désoccidentalisation et d’une crise de la démocratie sans précédent depuis les années 1930, sous le feu croisé des djihadistes et des démocratures, à l’extérieur et des mouvements populistes, à l’intérieur.
La France et l’Europe ont ainsi été confrontées, depuis le début du siècle, à une succession de chocs majeurs : krach de 2008, tempête sur l’euro, attentats islamistes, vagues migratoires, expansion de la Russie en Ukraine ainsi que de la Turquie en Syrie, dans le Caucase et en Méditerranée. Dans leur continuité, l’épidémie de Covid-19 a mis en évidence la fragilité de la France, qui vit un juin 1940 sanitaire soulignant le déclassement de son système de soins comme de son industrie et de sa recherche, et de l’Union européenne. Le retard apporté à son programme de vaccination, à son plan de relance à la réouverture des frontières a jeté une lumière crue sur la lourdeur de ses institutions, sa faible aptitude et son inexpérience dans le domaine de la gestion des crises.
Pour la France comme pour l’Europe, la décennie 2020 s’annonce donc décisive. Elle déterminera la possibilité pour la France de rester une puissance à
part entière, ce qui passe par la modernisation de sa défense, mais surtout par la réforme de l’État, et la transformation de son modèle économique et social. Elle verra l’Union soit se déliter, soit se repenser afin d’exercer sa souveraineté, ce qui suppose qu’elle assume progressivement la responsabilité de sa sécurité. Il est donc indispensable, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, de déconfiner le débat sur la défense et de le sortir du domaine réservé. Et ce, d’autant que des décisions cruciales, notamment pour l’avenir de la dissuasion nucléaire, devront être prises au cours du prochain quinquennat.
La dégradation rapide et durable de l’environnement stratégique
Durant le dernier demi-siècle, le système international a connu trois configurations : les ultimes années de la guerre froide marquées par la surexpansion et la désintégration de l’Empire soviétique ; le triomphe illusoire et la démesure des États-Unis qui les conduisit à perdre le contrôle de l’ordre mondial avec les guerres perdues d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie, puis du capitalisme avec le krach de 2008 ; le basculement de la mondialisation vers l’Asie et l’ouverture d’une ère de transition à haut risque à partir de la fin de la décennie 2000. Elle est caractérisée par un monde privé de leadership stratégique et moral, d’institutions et de règles permettant de contrôler la violence, sur fond de nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine.
L’Europe, qui fut l’enjeu principal de l’affrontement entre les deux blocs idéologiques menés par les États-Unis et l’Union soviétique, se trouve ramenée au
statut d’objet de la rivalité sino-américaine. Elle est ainsi confrontée à la réalité d’un continent qui a renoué avec son unité et sa liberté – précaire – après la chute du mur de Berlin, mais qui a échoué à restaurer sa souveraineté.
Le choc est plus brutal encore pour la France. Sous l’autorité puis dans la continuité des principes définis par le général de Gaulle, elle s’était forgé une posture originale qui mêlait un rôle singulier entre l’ouest et l’est, le nord et le sud, une force politique motrice dans la construction européenne, des relais et une capacité de projection de puissance en Afrique. Tout cela a été emporté par la fin de la guerre froide et par la mondialisation.
Le centre de gravité de l’Union a basculé vers l’Allemagne, qui s’est imposée comme son seul leader en raison du déclassement économique et social français. Faute d’adaptation à la mondialisation, notre pays a vu son influence réduite et a été marginalisé par l’essor de l’Asie et des nouveaux géants du Sud. À partir de la dernière décennie du XXe siècle et jusqu’en 2015, il a par ailleurs poursuivi une réduction de son effort de défense au nom du pseudo « dividendes de la paix », qui a creusé un écart de plus en plus important entre les ambitions fixées à nos armées et les moyens financiers, humains et technologiques mis à leur disposition.
La France et l’Europe font aujourd’hui face à une même dégradation de leur environnement de sécurité, dont l’ampleur et la rapidité demeurent sous estimées. Les menaces stratégiques renaissent avec le djihadisme et les démocratures. L’État islamique, loin d’avoir été éradiqué par sa défaite militaire au Levant, se redéploie autour d’un axe de la terreur du golfe de Guinée à l’Afghanistan et comme un réseau social niché au cœur des sociétés développées tourné vers des attentats de proximité. Or, notre pays, avec près de 270 morts et plus d’un millier de blessés depuis 2015 reste, en raison de sa culture, de son histoire, de ses engagements au Moyen-Orient, de son importante communauté musulmane, une des cibles privilégiées de l’islamisme.
Les démocratures, régimes autoritaires qui associent hommes forts, négation de l’État de droit, contrôle de l’économie et de la société, culte de la politique de puissance, désignent les démocraties comme leur premier adversaire. Elles poursuivent leur déstabilisation par des stratégies hybrides qui mêlent interventions militaires, prise de contrôle d’actifs et de technologies essentiels, manipulation de l’information, interférences dans la vie publique et les élections.
Ainsi la Chine projette son modèle total-capitaliste à travers les nouvelles routes de la soie, y compris en Europe avec la constitution du groupe 17+1, la prise de contrôle d’infrastructures majeures comme les ports du Pirée, de Trieste ou de Gènes, l’électricité du Portugal, les autoroutes d’Europe centrale et orientale, le rachat d’entreprises et de technologies critiques à l’image du spécialiste des robots Kuka en Allemagne. La Russie a détruit le système de sécurité européen avec l’annexion de la Crimée et son intervention au Donbass. Elle conserve une posture très agressive et menace la Baltique et la frontière orientale de l’Europe, sur fond de projection de puissance en Syrie et en Libye, tout en multipliant les opérations de désinformation sur le continent. Elle apporte son soutien aux régimes autoritaires, à l’image de la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko où elle encourage la répression féroce des opposants, comme aux mouvements populistes et aux dirigeants qui se réclament de la démocratie illibérale.
L’évolution la plus spectaculaire concerne cependant la Turquie, transformée en démocrature islamique par Recep Erdogan. En dépit de son statut théorique d’allié au sein de l’Otan, elle s’est lancée dans une succession d’interventions militaires hostiles aux intérêts européens en Syrie, en Libye et dans le Caucase, soutenant la réislamisation des Balkans et violant délibérément la souveraineté de la Grèce et de Chypre en cherchant à s’approprier les gisements gaziers découverts en Méditerranée orientale. Par ailleurs, elle instrumentalise les réfugiés qu’elle a largement accueillis avant de chercher à les envoyer vers l’Union européenne, alimentant ainsi la flambée de l’extrême-droite. Enfin, l’Iran poursuit méthodiquement la sanctuarisation de sa théocratie avec la relance de son programme nucléaire.
L’Europe, continent qui se veut pacifique et qui a fait majoritairement le choix de remettre sa sécurité entre les mains des États-Unis après la Seconde
Guerre mondiale, se découvre menacée et vulnérable. Elle reste tétanisée face au trop-plein des risques qui contraste avec le vide de sécurité dans lequel elle se complaît. Elle est cernée par les zones de conflits, de la Baltique à Gibraltar. En même temps que s’affirment les risques planétaires, la conflictualité s’étend aux pôles, à l’espace et au cybermonde, illustrée par les attaques informatiques contre les hôpitaux, les laboratoires pharmaceutiques et les autorités de santé à l’occasion de l’épidémie de Covid-19. Il en résulte une relance de la course aux armements, avec des dépenses militaires en hausse de 1 114 milliards de dollars en 2000 à 1 917 milliards en 2019. Au même moment, l’ordre de 1945 dont l’Union est l’héritière se désagrège avec la remise en cause des institutions et des règles mises en place pour endiguer la violence – des alliances stratégiques aux traités de contrôle des armements en passant par les organisations multilatérales.
Le paradoxe de l’Europe est donc celui d’un continent en première ligne face à la montée des risques et de la violence, la désoccidentalisation du monde et le repli des États-Unis, mais qui refuse d’en tirer les conséquences en termes de sécurité en cherchant à pérenniser par tous les moyens la configuration de l’après Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui caduque. Raymond Aron avait pourtant, dès 1960, fourni la clé de l’âge de l’histoire universelle : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? (1). »
La France et l’Europe sont vulnérables et menacées de déclassement
Dans ce monde incertain, dangereux et privé de toute réassurance, la France et l’Union européenne sont non seulement vulnérables, mais elles tendent de plus en plus à diverger. D’un côté, la France continue à tenir la défense sur le plan politique, opérationnel et industriel, comme un facteur de puissance clé ; de l’autre, l’Union, sous l’influence de l’Allemagne, accepte désormais de réfléchir à sa souveraineté sur les plans du commerce et de la technologie, du droit ou de la monnaie, mais persiste à en exclure le domaine militaire.
La France a réussi à préserver, jusqu’à présent, un appareil militaire et une industrie de défense performants, qui constituent ses derniers pôles d’excellence. Elle peut s’appuyer sur la dissuasion nucléaire, sur un modèle complet d’armée, sur une capacité à entrer en premier sur des théâtres d’opérations complexes, sur une culture stratégique forgée au fil de quelque 120 opérations extérieures depuis la fin de la guerre d’Algérie.
Cependant, notre pays se trouve surexposé, constituant une cible prioritaire pour les islamistes comme pour les démocratures, comme le rappelle la prise à partie du président de la République par Recep Erdogan et les incidents maritimes avec la flotte turque en Méditerranée. Ses forces sont surengagées – à hauteur de plus de 30 000 soldats déployés en permanence – ce qui se traduit par une usure accélérée des hommes et des matériels. Et le système de défense est sous-financé, entraînant une lente diminution de son potentiel et une insuffisante modernisation face aux progrès réalisés par les autres nations, qu’il s’agisse de la Chine dans le domaine spatial et cybernétique, de la Russie dans la mise en œuvre de stratégies hybrides ou encore de la Turquie dans l’utilisation des drones qui ont fait la décision en Syrie, en Libye et dans le Haut-Karabakh.
L’écart s’est creusé au fil des ans entre la multiplication des missions et le rationnement des moyens. Les fonctions traditionnelles de dissuasion, de prévention, de protection et d’intervention ont été étendues et enrichies par la lutte contre le terrorisme sur le territoire national, la libération d’otages, la répression de la piraterie, des trafics de drogue ou d’êtres humains, le déploiement de moyens d’urgence sanitaires et le transport de malades, la riposte à la militarisation de l’espace et la cybersécurité. Cependant, le budget de la défense a servi de variable d’ajustement à la montée en puissance de l’État-providence, diminuant de 6 % du PIB au début des années 1960 à 4 % dans les années 1970, puis moins de 2 % du PIB depuis le début du XXIe siècle, tandis que les transferts sociaux progressaient de 14,5 % du PIB en 1960 à 24,5 % du PIB en 1981, puis 34 % du PIB en 2020. Avec pour conséquences la difficulté à attirer et retenir les compétences, des problèmes chroniques de maintenance – notamment des aéronefs – et de pénurie de munitions, des lacunes dans des capacités critiques comme les hélicoptères, le transport aérien à longue distance, la frappe en profondeur, les drones, l’espace ou la cyberguerre. Ainsi, la France ne disposera-t-elle en 2030 que de 185 avions de combat polyvalents contre 420 en 2008.
La pérennité du pôle d’excellence que constitue le système de défense français se trouve désormais soumise à de nombreux risques. Sur le plan politique, la perte de la capacité à gérer les crises stratégiques et la dénaturation du Conseil de défense qui en constitue le pivot, comme il a été montré durant l’épidémie de Covid-19. Sur le plan opérationnel, la dérive vers une armée de corps expéditionnaire qui ne serait plus apte à affronter un combat de haute intensité en raison de la prépondérance des opérations extérieures : au-delà de leur poids financier qui demeure acceptable (1,250 milliard d’euros), leur intérêt mérite d’être réexaminé à la lumière du chef-d’œuvre tactique, mais du désastre stratégique de la Libye, de la coûteuse et inutile intervention en Centrafrique, des risques d’une guerre sans fin au Sahel promise à l’échec en raison de la faiblesse des États de la région et des
armées locales censées prendre le relais des forces de Barkhane – donnant raison à Georges Clemenceau qui soulignait qu’« il est plus facile de faire la guerre que la paix ». Sur le plan financier, la remontée en puissance amorcée à partir de 2015 et qui devrait s’accélérer dès 2022 avec une hausse de 3 milliards par an des crédits militaires se trouve fragilisée par la perte de contrôle des finances publiques et l’envolée de la dette publique à 120 % du PIB à fin 2020. Sur le plan industriel, le déclassement progressif de l’appareil de production et de recherche, à l’image de l’évolution du secteur de la santé. Sur le plan diplomatique enfin, l’isolement croissant vis-à-vis de nos partenaires européens, comme on l’observe à propos du Sahel, ainsi que de nos alliés de l’Otan – comme ce fut le cas face aux coups de force de la Turquie en Méditerranée.
L’Union semble pour sa part aspirée par le vide de sécurité dans lequel elle s’est installée, aggravé par le Brexit qui la prive du tiers de son potentiel militaire. Les crises qui se multiplient ont mis en évidence sa dépendance critique vis-à-vis de la Chine pour la fourniture des biens essentiels – à commencer par la santé – et vis-à-vis des États-Unis pour les technologies numériques ainsi que pour sa sécurité.
De fait, les objectifs qui ont présidé à l’intégration du continent, à savoir la garantie de sécurité inconditionnelle des États-Unis, la résistance à l’Union soviétique, la paix franco-allemande, sont réalisés ou caducs. Fondée autour du droit et du marché, l’Union peine à se redéfinir en termes de puissance et de sécurité pour répondre aux crises du XXIe siècle, comme l’a souligné l’épidémie de Covid-19 après le krach de 2008 ou la vague des migrants de 2015. Même si un effort de réarmement a été engagé en Europe du Nord et de l’Est depuis 2014, l’Union n’affecte que 190 milliards de dollars à la défense de ses 450 millions de citoyens alors que les États-Unis consacrent 730 milliards de dollars à la protection de 332 millions d’Américains.
Une prise de conscience s’est fait jour à partir de 2015 sur la nécessité pour les Européens de réinvestir dans leur sécurité et de reprendre en main leur destin. Elle a été favorisée par la matérialisation des menaces émanant du terrorisme islamiste, de la prise de contrôle d’actifs et de technologies stratégiques par la Chine de Xi Jinping, de l’expansion territoriale de la Russie de Vladimir Poutine ou de la Turquie de Recep Erdogan. Le véritable tournant vint cependant des États-Unis sous la présidence de Donald Trump, qui désigna l’Union comme un adversaire, refusa de reconnaître la clause d’assistance mutuelle contenue par l’article V du traité de l’Atlantique Nord pour finir par menacer de quitter l’Otan après avoir dénoncé le traité FNI.
Pour autant, la volonté de l’Europe de reconquérir une part de souveraineté reste cantonnée à l’industrie, au commerce et à la technologie, et ne parvient pas à se traduire en termes de stratégie et de défense. L’augmentation progressive des budgets militaires s’effectue dans un cadre strictement national. L’influence de l’Allemagne se révèle déterminante. Or, sa diplomatie reste dominée par le mercantilisme et manifeste une très grande réticence à répondre aux défis de la Chine, de la Russie – la révision de Nord-Stream II restant exclue – ou de la Turquie – en raison du chantage aux communautés expatriées et aux réfugiés pratiqué par Recep Erdogan.
Les limites de la volonté de construire une autonomie stratégique européenne ont ainsi été réaffirmées par l’illusion cultivée sur le retour à l’Amérique de 1945 et à la garantie inconditionnelle de l’Otan après l’élection de Joe Biden.L’Union a ainsi renoncé à proposer un agenda stratégique à la nouvelle Administration américaine, alors même que l’Europe est aussi indispensable pour les États-Unis dans leur confrontation avec la Chine que les États-Unis pour l’Europe afin de cantonner les revendications territoriales de la Russie et de la Turquie. Un autre signal très négatif a été donné par l’amputation du fonds européen pour la défense, ramené de 13 à 7 milliards d’euros lors de la négociation du budget pour la période 2021 à 2027.
La France et l’Union font donc face à des menaces majeures et à des choix cruciaux, mais elles les abordent désunies. La priorité pour la France est d’assurer la soutenabilité de sa stratégie et de son appareil de défense, ce qui ne sera pas possible sans une profonde transformation de son modèle économique et social. L’enjeu pour l’Union est de placer la sécurité au cœur de l’affirmation de sa souveraineté.
Repenser la sécurité de la France et de l’Europe
La France, qui dispose d’une responsabilité particulière dans la sécurité du continent après le Brexit, doit impérativement remettre en cohérence ses ambitions et ses moyens. L’objectif consiste à mettre en place une stratégie globale autour des objectifs suivants : autonomie de décision et d’action ; résilience des armées et de la nation ; agilité et flexibilité ; aptitude à fédérer les services de l’État, à travailler avec nos partenaires et nos alliés comme avec les acteurs économiques et sociaux.
La gestion de crise et la réponse aux menaces hybrides exigent en particulier de mobiliser et coordonner dans un délai bref les différentes fonctions de l’État et tous les leviers stratégiques : défense, mais aussi diplomatie, sécurité intérieure, économie, communication, santé publique, mesures de cohésion sociale. Or, l’intervention au Sahel, si elle a fait la démonstration de la capacité de décision et d’action au plan militaire, a également mis en évidence la difficile articulation avec la recherche d’une issue politique, les politiques de développement, le soutien de nos partenaires européens. Le Royaume-Uni, à la suite de la Strategic Defense and Security Review de 2015, s’est pour sa part doté d’une stratégie globale d’influence efficace, mise en œuvre par le Conseil de sécurité nationale placé auprès du Premier ministre.
Le durcissement du contexte stratégique impose de maintenir les atouts stratégiques dont dispose la France : dissuasion nucléaire, modèle complet d’armée, capacité à assumer le rôle de nation-cadre et à entrer en premier sur un théâtre d’opérations. Mais il invite aussi à aller au-delà et à corriger les faiblesses du système de défense. En intégrant pleinement la possibilité d’un affrontement direct avec les puissances expansionnistes et en se préparant au combat de haute intensité, notamment en Méditerranée. En améliorant l’aptitude à anticiper, la réactivité et l’endurance de nos forces. En alliant régénération, comblement des lacunes capacitaires et modernisation avec un investissement soutenu dans les drones, l’espace, le cyber, l’influence et l’intelligence artificielle (IA). En reconstituant des stocks stratégiques, particulièrement pour les pièces de rechange et les munitions. En développant la coopération des armées avec le secteur privé, notamment grâce au renforcement de la réserve.
Trois leviers doivent dès lors être activés. Le premier est celui des hommes et des talents pour renforcer l’attractivité de la condition militaire, mais aussi le recrutement des compétences indispensables à l’industrie et à la recherche. Le deuxième concerne les technologies et le soutien de l’innovation dans les domaines des systèmes de combat autonomes, de l’hypervélocité, de la cybersécurité ou de l’IA, avec la création d’un écosystème associant grands groupes, start-up, recherche fondamentale et pouvoirs publics, à l’image de la réussite israélienne. Le troisième est financier. Alors que la dette publique explose, il faut éviter que le budget de la défense et l’État régalien se trouvent une nouvelle fois sacrifiés à l’État-providence. La tentation sera grande de diminuer voire de remettre en question, après l’élection présidentielle, la progression de 3 milliards d’euros par an de 2023 à 2025 que prévoit la loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025. Or, la poursuite de l’effort de remontée en puissance engagé en 2015 est indispensable pour assurer la modernisation de la dissuasion, conserver une crédibilité opérationnelle et assurer la visibilité nécessaire aux industriels.
Loin d’être antinomiques, l’autonomie stratégique et la coopération étroite avec nos partenaires européens et nos alliés de l’Otan se renforcent. La France a vocation à fournir le socle de la stratégie européenne de sécurité, et ce d’autant qu’elle peut l’articuler avec sa coopération bilatérale avec le Royaume-Uni qui devrait être renforcée par un nouveau traité de Lancaster House. Le renforcement des capacités militaires de l’Union est aussi indispensable pour lui permettre de gérer les crises de sa périphérie immédiate qui ne relèvent pas de l’Otan – à l’image du contrôle de ses frontières extérieures ou des flux migratoires – que pour renforcer la dissuasion exercée par l’Alliance, notamment vis-à-vis de la Russie. L’objectif consiste à ériger l’Union en partenaire stratégique à part entière des États-Unis. Il est au demeurant cohérent avec le pivot vers l’Asie de l’Amérique, dans le cadre de sa rivalité désormais ouverte avec la Chine pour le leadership du monde du XXIe siècle.
De même que les institutions de la zone euro ont été renforcées après le krach de 2008 et la tempête qui faillit emporter la monnaie unique, de même que l’amorce d’une Union économique est apparue avec le plan de relance de 750 milliards d’euros devant l’urgence créée par l’épidémie de Covid-19, la dégradation de l’environnement stratégique de l’Europe ouvre la possibilité de faire émerger une Union de la sécurité. Et ce, autour de trois grands objectifs : la protection du continent et de ses citoyens ; la stabilisation de sa périphérie ; l’affirmation de la civilisation et des valeurs propres à l’Europe, faites d’une conception modérée de la liberté et d’un équilibre entre l’individu, le marché et la puissance publique.
L’Union pour la sécurité est seule à même d’éviter que notre continent serve de variable d’ajustement à la confrontation entre les États-Unis et la Chine,
comme il le fut entre les États-Unis et l’Union soviétique au temps de la guerre froide. Elle doit se forger par le haut et par le bas.
Par le haut avec, sur le plan des principes, la défense de la démocratie contre les régimes autoritaires et illibéraux et, sur le plan stratégique, l’émergence progressive d’une culture opérationnelle partagée au sein de l’Initiative européenne d’intervention créée en 2018 et qui rassemble désormais 13 pays. Par le bas, de manière pragmatique, grâce à la lutte contre le terrorisme, la protection des infrastructures essentielles, le contrôle des frontières, la surveillance de la Méditerranée. Par le bas encore avec l’utilisation d’une part des fonds du plan de relance et l’instauration d’un principe de préférence européenne pour renforcer la base industrielle et la recherche dans le domaine de la défense. Dans cette perspective, un effort particulier devrait être consacré à l’espace – auquel sont affectés 13,2 milliards d’euros par le budget européen pour la période 2021 à 2027 qui devrait être accru pour financer une constellation de satellites –, à la cybersécurité et à l’IA, mais aussi aux technologies critiques à l’instar des microprocesseurs.
La liberté politique est l’enjeu central de l’histoire du XXIe siècle. Elle n’oppose plus les démocraties aux sociétés d’Ancien Régime comme au XIXe ou aux totalitarismes comme au XXe siècle, mais aux démocratures, au fanatisme religieux et aux populismes. L’épidémie de Covid-19 a donné un formidable coup d’accélérateur à la désoccidentalisation et à la crise des démocraties. Elle a amplifié les faiblesses qu’elles ont laissées s’accumuler depuis la chute de l’Union soviétique : corruption de la vie publique par la démagogie, prise en otage de la puissance publique par le clientélisme, généralisation du capitalisme de rente et de bulle, explosion des inégalités, désintégration des classes moyennes sous la pression de la mondialisation, atomisation des citoyens et éclatement des nations par les réseaux sociaux. Mais elle ouvre aussi une chance de redressement pour les nations libres, particulièrement en Europe. La sortie de la pandémie doit moins être placée sous le signe d’une relance que d’une reconstruction, à l’égal de l’effort accompli après la Seconde Guerre mondiale. Cette reconstruction passe par un nouveau contrat économique et social, mais aussi par la sécurité qui demeure la condition première de la liberté et l’antidote le plus efficace aux populismes. Conformément aux principes du général de Gaulle, l’heure est moins que jamais à faire l’armée pour l’armée, mais à mettre l’armée au service de la France et de l’Europe, et la sécurité au service de la liberté.
(1) Raymond Aron : « L’Aube de l’histoire universelle », Londres, 18 février 1960, conférence sous l’égide de la Société des Amis de l’Université hébraïque de Jérusalem, Dimensions de la Conscience historique, Paris, Plon, 1961, p. 295-320.